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par le Dr Raymond Vergès

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« Ceux qui lui donnent des adjectifs sont des adversaires de la laïcité »

Entretien avec Pierre Cassen

mercredi 6 décembre 2006

Vous êtes venu donner des conférences publiques sur la laïcité et appuyer la création d’une section réunionnaise de l’Union des Familles Laïques, dont vous êtes le porte-parole. Avez-vous trouvé dans la société réunionnaise des choses qui vous ont surpris ?

- Ma première surprise a été d’entendre l’exaspération de nombreux militants de la laïcité protestant contre l’omniprésence, dans l’espace public, de l’Evêque de La Réunion et de l’ensemble des dignitaires religieux qui gravitent autour de lui. Ils ressentent le besoin de clarifier les choses, de débattre de notions comme laïcité et “laïcité ouverte”, laïcité et dialogue interreligieux. Lorsque Nicolas Sarkozy vient commémorer le centenaire de la laïcité en s’entourant ici de l’Evêque et des autres dignitaires religieux, il oublie qu’il y a dans la population des athées, des laïcs, des agnostiques, etc... Et ces militants laïcs ont le sentiment que certains veulent enfermer l’identité réunionnaise et le concept de laïcité réunionnaise dans l’appartenance religieuse des uns et des autres. Comme si on ne pouvait exister en tant que Réunionnais que par son appartenance religieuse.

Quelle approche avez-vous eue de la genèse de ce dialogue interreligieux réunionnais ?

- Que les religieux se parlent, c’est une très bonne chose. Pour autant, il ne faudrait pas croire que les religions sont devenues des parangons de pacifisme et de tolérance. C’est la République laïque qui permet aux religions de dialoguer entre elles, alors qu’un peu partout ailleurs sur la planète, elles sont des ferments de guerres civiles ou interrégionales. Mais il y a une confusion entre laïcité et dialogue interreligieux. Ce dialogue n’implique pas l’omniprésence des dignitaires religieux dans toutes les cérémonies de la République. Et il ne faut pas croire non plus que le dialogue interreligieux est une spécificité réunionnaise. En France aussi, il y a un dialogue interreligieux. Mais je ne concevrais pas qu’au nom de ce dialogue, à chaque fois qu’un chef d’État étranger est reçu à l’Elysée ou à chaque réunion interministérielle, on trouve aussi Boubakeur, Sitruc et André Vingt-Trois. L’omniprésence des religieux ici correspond à une prise d’espace public excessive.

Est-ce que ce n’est pas pour vous le signe d’un contexte social particulier, puisque la loi - de 1905 - en principe, est la même pour tous. Pour autant, peut-on dire qu’elle va s’appliquer partout exactement de la même façon ?

- La loi de 1905 dit en effet que vos impôts et les miens ne doivent pas servir à financer les cultes. Dans l’hexagone, Nicolas Sarkozy entend remettre cela en cause au nom de “l’égalité des religions”. Est-ce que, au nom de cette égalité, on va considérer que les finances publiques doivent servir à la construction de mosquées ? Nicolas Sarkozy répond oui. La laïcité dit le contraire. Si l’on prend l’exemple du Concordat d’Alsace-Moselle : il permet que les prêtres, rabbins et autres religieux - à l’exception des imams (qui n’étaient pas là lors du Concordat) - soient rémunérés par les finances publiques. Au nom de “l’égalité des religions”, que fait-on ? Il y a plusieurs possibilités, dont une, conforme à l’histoire de la laïcité, qui serait de revoir le Concordat. Mais ce n’est pas ce que propose la commission Machelon*, qui a étudié des solutions à la demande de Nicolas Sarkozy.

Est-ce qu’il faut comprendre, à ce que vous dites, que c’est principalement une certaine droite qui, dans l’hexagone, remet en cause la laïcité ?

- Non. Aujourd’hui, on déclare “projet culturel” ce qui est projet religieux déguisé, et vous avez sans doute entendu parler du projet du maire (socialiste) de Montpellier, Georges Frêche, annulé par le Conseil d’Etat qui, pour cette fois, s’est montré vigilant. J’aurais aimé que le Conseil d’Etat fasse le même travail quand la grande cathédrale d’Evry a été financée sur des fonds publics, avec l’aval de Jack Lang.
En fait, le contexte politique, en France, fait de la laïcité un enjeu essentiel des élections de 2007 et fait qu’elle est menacée par les conceptions des 2 principaux candidats, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal.
Et je n’ai pas eu le sentiment que la conception du “dialogue interreligieux” de Nicolas Sarkozy heurte tant que ça les conceptions des forces de gauche rencontrées ici. Lorsque Ségolène Royal défend la “préférence régionale”, cette notion est pour moi anti-républicaine et anti-laïque et je suis consterné de voir des forces de gauche la reprendre.
Dans la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il y a la question du financement des lieux de cultes. Si, au nom de la remise en cause de la loi de 1905 - ce que fait la laïcité dite “ouverte” (j’y reviendrai) - vous obligez les finances publiques à payer les cultes, nous ne sommes plus dans la laïcité.
Pour revenir à votre question, il y a toute une partie de la gauche qui ne se bat plus pour la laïcité... et qui alimente la droite. La droite est laïque quand il s’agit de mettre un coup d’arrêt à “l’offensive musulmane” alors qu’elle est la première - et de tout temps - à favoriser l’Eglise catholique. Mais à gauche et à l’extrême gauche, il existe une symétrie avec ceux qui permettent par exemple à un Tariq Ramadan de participer au Forum Social européen. C’est un coup de poignard dans le dos des féministes et des laïcs des pays arabo-musulmans. Je fais un parallèle entre ces 2 extrêmes parce que, être laïc, c’est se battre avec la même énergie et sans hiérarchie contre tout ce qui remet en cause la laïcité comme valeur émancipatrice.

Comment identifiez-vous cette valeur émancipatrice ? Ce que vous dites de la laïcité ne donne-t-il pas surtout l’impression d’une valeur niveleuse ? L’égalité passe-t-elle par le nivellement ? La laïcité est certes la colonne vertébrale de la République, mais nous ne sommes pas que des squelettes ; nous sommes des êtres de chair et de sang, et ce qui fait notre enveloppe est le produit d’une Histoire, d’une société qui n’est pas ici ce qu’elle est ailleurs. Quelle place faites-vous à cette diversité ?

- La laïcité ne demande à personne d’oublier son histoire, l’histoire de ses ancêtres, du colonialisme. Mais on ne peut pas s’appuyer sur des particularismes pour nier l’égalité des droits. Il ne faudrait pas que le droit à la différence aboutisse à la différence des droits.
J’entends bien que La Réunion n’a pas connu 1905 comme nous l’avons connu, ni l’ampleur des affrontements qui, dans l’hexagone, ont été liés à l’omniprésence de l’Eglise catholique dans la vie sociale. Il n’est pas question de nier la diversité des histoires. Mais il ne faut pas confondre “égalité des citoyens” et “égalité des églises”. Je suis excédé par exemple qu’on confonde “Maghrébins” et “musulmans”. Je me bats avec des musulmans laïcs et des Maghrébins athées dans l’hexagone. Et ici, j’ai été heureux d’entendre, après la conférence à Sainte-Suzanne, l’intervention d’un laïc malbar qui a parlé de son identité religieuse et de sa croyance, et qui a dit surtout combien il en avait assez de voir les hommes politiques s’occuper de religion, et plus qu’assez de voir des autorités religieuses s’afficher avec les politiques. J’ai pensé, après son intervention, qu’il y a un sens à faire l’UFAL à La Réunion et que cela répond à des attentes profondes d’une partie des Réunionnais. Il y a des gens qui ont été choqués de voir Aubry décorer Nassimah Dindar : cela n’a rien à voir avec les statuts de la République, c’est un péché contre le principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat et contre la phrase de Victor Hugo, qui disait en 1850 : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ».
La valeur émancipatrice de la laïcité tient à ce que chaque citoyen, par la laïcité, a la possibilité de se déterminer en dehors de tout dogme officiel. En France, dans certains quartiers populaires, les gens nous demandent de continuer nos interventions et nous expliquent pourquoi eux, Maghrébins ou immigrés, ne peuvent pas tenir ouvertement le même langage que nous : parce qu’ils sont sous la pression d’intégristes islamistes.
Il y a des traditions culturelles qui font qu’il est plus ou moins facile de mener le combat laïc, selon les contextes. Personnellement, je combats les discours victimaires ou identaires que certains - voyez les Indigènes de la République par exemple - utilisent pour occulter les luttes sociales présentes et qui surtout enferment les citoyens dans un ghetto contraire à leur émancipation. L’émancipation de l’individu, c’est “Tous ensemble contre les injustices sociales”.

Qu’avez-vous appris de La Réunion par rapport à ce que sont vos interventions ailleurs ?

- Ici, j’ai appris le dévoiement de la laïcité par l’omniprésence du dialogue interreligieux. Il y a sans doute un pourcentage de croyants plus important ici, mais j’ai entendu aussi un discours qui dit : « On n’a pas envie que les églises occupent tout l’espace ». J’ai senti la nécessité d’affirmer un discours laïc sans concession et d’interpeller les élus sur leurs pratiques.
Je suis persuadé que les militants de l’UFAL sauront tenir des analyses historiques et sociologiques de la particularité de l’île, tout en réaffirmant la nécessité d’une laïcité pleine et entière contre les cléricalismes et les communautarismes.

Comment comprenez-vous qu’on puisse vous opposer une “laïcité ouverte” ? La laïcité n’est-elle pas toujours ouverte, puisqu’elle permet l’expression de toutes les différences ?

- La “laïcité ouverte” est une offensive idéologique de même nature que “l’école libre” - pour désigner les écoles confessionnelles privées -, a été une offensive idéologique contre l’école publique, dont on laissait entendre par ce vocable qu’elle n’était pas “libre”. La laïcité ouverte est une invention de l’Eglise catholique qui sous-entend que les laïcs sont des sectaires, des gens fermés. Si on ajoute, après “ouverte” : moderne - parce que la laïcité serait archaïque, dépassée, n’est-ce pas ? - puis “dynamique” comme si l’autre était “mollassonne” et enfin “apaisée”... pour en finir avec tous ces conflits... Entre cléricaux et laïcs, tout va bien ! La boucle est bouclée !
Tous ces qualificatifs sont autant d’offensives contre la laïcité. D’une façon générale, tous ceux qui donnent des adjectifs au mot “laïcité” sont des adversaires de la laïcité.

Propos recueillis par P. David

Pierre Cassen est photocompositeur de métier, ouvrier du Livre, syndiqué à la CGT. Porte-parole de l’UFAL, association créée en 1989 en opposition à la conception de “laïcité ouverte” défendue par des militants du CNAFAL (Conseil national des Associations familiales laïques). Il est aussi animateur du journal en ligne “Respublica”, qui paraît le mardi et le vendredi et compte 25.000 abonnés, dont un certain nombre à La Réunion.
A première vue, ce qui semble être un débat idéologique interne à la famille laïque traverse et parfois déchire toutes les familles politiques, confessionnelles et philosophiques, comme Pierre Cassen le fait voir ici à travers quelques exemples et comme on peut le lire dans de nombreuses prises de positions (voir encadré).


Pour aller plus loin...

*La Commission Machelon, du nom d’un professeur de droit public, Jean-Pierre Machelon, a été mise en place l’année du centenaire de la loi 1905, pour mener une réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics. Elle a remis ses propositions en septembre 2006.

Voir aussi la position qu’a fait paraître le “Grand Orient” de France, contre les conclusions de la Commission Machelon.
« Pour nous, la loi de 1905 ne peut pas être transformée. L’Etat doit demeurer neutre à l’égard du culte, sans le privilégier par rapport à des démarches philosophiques tout aussi intéressantes. Derrière le rapport Machelon se cache la possibilité de financer les Eglises évangéliques importées des Etats-Unis », s’exprimait Jean-Michel Quillardet, grand maître du Grand Orient (Le Nouvel Economiste, novembre 2006).
Pour ceux qui voudraient se faire une idée de la façon dont l’Eglise catholique attaque la laïcité, voir par exemple l’entretien avec Denis Sureau, « Contre le mythe de la laïcité ouverte », paru dans Permanence n° 411 (mai 2004), lisible à l’adresse :
http://www.chretiensdanslacite.net/article.php3?id_article=11


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