Trois points de suspension d’Emmanuel Lemagnen

Des maîtres d’art...

9 août 2007

Je reçois à l’instant le courrier du ministère de la Culture qui me demande de proposer des artisans au prestigieux titre de Maître d’art.
Créée en 1994, cette distinction qui s’inspire des “Trésors vivants japonais” récompense l’excellence dans la maîtrise d’un savoir-faire exceptionnel. Unanimement reconnus par leurs pairs, ces professionnels doivent faire preuve d’une extrême qualité dans leur travail, d’une expérience inégalable, d’une vraie compétence pédagogique tout en veillant à la protection, à l’évolution et à l’épanouissement de leur métier.

Le processus de sélection est bien évidemment long et rigoureux. Ce n’est qu’après une multitude de réunions, de nombreux déplacements d’experts et de rapporteurs que le choix se finalise sur une petite dizaine d’heureux élus.
Je connais un exemple de ce terrible écrémage ; ma belle sœur, Anne-Cécile. Après avoir été lauréate du concours des meilleurs ouvriers de France, après avoir dirigé l’atelier de restauration bronze du musée du Louvres et avoir été nommée professeur à l’école Boulle, elle est devenue apprentie chez un maître d’art tourneur sur bronze, M. Bernard Werner.
C’est vous dire s’il faut conjuguer talent et humilité pour entrer dans ce cadre au diamètre si restreint.

La France compte aujourd’hui 74 maîtres d’art.
Et La Réunion, me direz-vous ? Avons-nous l’honneur d’avoir un maître d’art au talent immense, au savoir-faire exceptionnel, qui transmet son métier et qui en défend l’avenir ?
Eh bien, oui ! Il s’agit de Mlle Suzanne Maillot, meilleur ouvrier de France, brodeuse à Cilaos, directrice de l’association et du musée École de la broderie (dont le fond d’exposition appartient à l’association Arts et Traditions).
Suzanne se bât maintenant depuis des années non plus pour développer sa filière, mais tout simplement pour l’empêcher de disparaître. Il y a de moins en moins de brodeuses, les jeunes filles d’aujourd’hui ayant d’autres rêves que celui de tricoter en silence un petit fil qui vous fait rougir les yeux et qui ne rapporte rien.
En 2003, la Chambre de Métiers et de l’Artisanat avait bien réalisé une étude globale pour un vaste plan de réclame du secteur, elle a été transmise au Conseil général, qui l’a refilée à la CIVIS, qui en a parlé à la Mairie, qui...
Ce plus beau fleuron du patrimoine artisanal réunionnais, celui pour lequel nous avons un style et des techniques réellement endémiques et le plus beau palmarès de reconnaissance se meurt doucement, sans bruit, dans l’ombre ignorante des collectivités locales.
107 ans après qu’Angèle Mac Auliffe soit montée à Cilaos pour former les petites mains du catéchisme, la mode n’est plus a l’aiguille, mais à l’ordinateur.
Mais quand la broderie ne sera plus visible que sur une clef USB ou un CD ROM, quand on sera passé de la transmission d’un Trésor vivant à la désolation d’un patrimoine mourrant, il sera trop tard, beaucoup trop tard.
Alors, Suzanne, unique maître d’art aux doigts de fées, avec mon affectueuse admiration, je te serre dans mes grands bras impuissants et partage avec toi la devise du Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
Quant à proposer un autre maître d’art, je vais réfléchir un peu...


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