Le témoignage précieux d’un éducateur de rue

Karl Véfour : ’Des potentiels restent dormants, parce qu’on ne les regarde pas comme des potentiels, mais des poids sociaux’

12 juillet 2005

Samedi dernier, la Maison des Associations (MDA) du Port a organisé un forum autour du thème de “la gouvernance territoriale”. À cette occasion, Karl Véfour, éducateur spécialisé, apporta une contribution que plus d’un participant a jugée essentielle pour qui ne veut pas être coupé de ce qui se tisse dans nos quartiers dont on dit qu’ils sont “difficiles”.
Ces quartiers, Karl Véfour nous invite et nous incite à comprendre qu’ils nous montrent en fait les problèmes cruciaux de notre époque et de notre société. L’homme de terrain nous explique aussi que ces quartiers nous projettent dans l’avenir, un avenir inquiétant. Une question nous vient alors à l’esprit immanquablement : ’est-il trop tard ?’
’Non, explique Karl Véfour, il est seulement tard, très tard...’.
Nous avons fait le choix de vous proposer le texte intégral de son intervention. Une intervention qui, vous vous en doutez bien, a nourri avec l’auditoire un immense débat. Les intertitres sont de “Témoignages”.

(pages 8 & 9)

Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi avant tout de remercier la Maison des Associations du Port de me donner l’occasion de vous présenter l’Association de Prévention PEI, le travail de rue et le Centre d’Études sur le Travail de Rue (CETR).

Ces espaces qu’on appelle Quartier d’habitat social

Le contenu, la matière, la chair de ce que je vais vous exposer vient de ce quartier où nous sommes aujourd’hui, de la ZUP, du quartier d’en face la ZAC et pour partie du lieu de l’élaboration de la démarche, au siège social de l’association, à La Rivière des Galets.
Si je fais référence aux quartiers, aux territoires, au pays, c’est parce que les fondateurs de cette association ont toujours eu pour ligne de pensée de veiller à rester ancrés dans un territoire, proche des “rasine kiltirèl” que certains ont tenté de dénigrer dans le passé. En tout état de cause, ils ont voulu rester à proximité des personnes, dans leur milieu de vie, dans leur monde de vie. Ces personnes, qui se sentent exclues ou qui sont désignées comme telles, vivent et meurent dans, par et à travers des territoires présentant quelques particularismes.
Vous le savez bien, il s’agit de ces espaces qu’on appelle “quartier d’habitat social”. La démonstration n’est plus à faire, plusieurs études sociologiques, de nombreux diagnostics ont mis en évidence que ces “zones” concentrent des situations de précarité et d’exclusion. Ces territoires sont les sites où l’Association de Prévention PET intervient.

L’Association de Prévention PEI, pour une méthode...

Il y a jeu sur l’identité de cette association. PEI est à la fois le péï/pays et les Pratiques éducatives informelles (PEI). Des pratiques adaptées aux territoires. L’association a été créée en décembre 1995, ici même au Port, par un groupe de militants sociaux.
L’objet de l’association est de mettre en œuvre et de développer la prévention spécialisée (mission de politique sociale de Protection de l’enfance, rattachée administrativement au dispositif de l’Aide Sociale à I’Enfance des collectivités départementales ; la p.s. est devenue une compétence départementale par les effets des lois de décentralisation de 1983 et 1986).

Le travail de rue

Mais dès la création de l’association, un désir de s’émanciper de cette mission, de sa philosophie, de son idéologie et de ses principes était présent. Dans l’idée, il s’agissait de dégager une méthode d’intervention, plutôt que de promouvoir une mission sociale.
Cette démarche a été progressive, puisqu’il a fallu un peu plus de sept ans pour que l’association ose ouvertement et officiellement poser son intervention en tant que travail de rue au service d’une mission de prévention spécialisée. Il y donc eu une mutation de l’état d’esprit, transformation des modes d’agir et de s’exprimer, ainsi qu’une modification des façons de comprendre l’écosystème institutionnel dans lequel l’association évolue. Et nous arrivons donc au travail de rue.

Le travail de rue, c’est se rendre compte de ce qui existe...

C’est une méthode d’intervention sociale, éducative ou thérapeutique, d’équipes de professionnels qui se déplacent sur un territoire public à la rencontre d’une population ciblée, en difficulté. Son objectif premier est d’aller vers les personnes avec une stratégie déterminée pour :

- Créer un lien “apprivoisé”

- Entrer en communication et instaurer un dialogue

- Devenir un repère

- Accompagner les personnes dans le but de leur permettre de trouver leurs propres solutions

Un engagement fort

Cette intervention nécessite un engagement personnel et professionnel fort. La population ciblée est constituée d’individus, de groupes d’individus qui n’ont pas de relation avec les institutions ou entretiennent une relation ambivalente avec les institutions (services administratifs en général, services sociaux, éducatifs et d’enseignement). Des personnes qui ont et posent des difficultés relationnelles dans leur rapport avec leur environnement proche et parfois au sein même de leur famille. Des personnes qui éprouvent des sentiments d’insécurité sociale et les plus expansives d’entre elles, par leurs comportements et attitudes, alimentent l’insécurité civile. C’est ainsi qu’on les identifie, qu’on se rend compte qu’elles existent. Sentiment d’enfermement, d’abandon, de laissés pour compte voire de rejet et de non reconnaissance.

La volonté de s’en sortir existe

Pour autant, il ne s’agit pas de sombrer dans le misérabilisme et de diffuser une représentation sociale de ces populations comme étant incapables d’évoluer et d’agir pour se sortir de leurs situations. Ces personnes ont, au contraire, des ressources liées à une forte conscience de leurs problématiques.
La grande majorité de ces personnes demandent, réclament la coopération pour changer leurs situations. La volonté de s’en sortir est indéniablement présente, mais elle reste invisible, difficilement lisible. Le travail de rue s’attache précisément à accompagner les personnes, à rendre visible et lisible leur volonté de s’en sortir.
Les travailleurs de rue encouragent les personnes à exprimer leurs propres stratégies pour améliorer leurs situations et tenter collectivement d’influer sur les dispositifs et les réponses élaborées par ailleurs.

L’intelligence territoriale

L’enjeu, de notre point de vue, réside fondamentalement dans la reconnaissance de la capacité de ces personnes à participer à l’intelligence territoriale.
"L’intelligence territoriale est l’organisation innovante, mutualisée et en réseau, de l’ensemble des informations et connaissances utiles au développement, à la compétitivité, à l’attractivité d’un territoire, collectivement et pour chacun de ses acteurs" (www.i-km.com). Des potentiels restent dormants parce qu’on ne les regardent pas comme des potentiels, mais comme des poids sociaux.
Toutes les réponses sont prêtes à consommer : vous avez les critères d’éligibilité ou vous allez voir le bureau plus loin, n’essayez pas de créer des réponses à votre mesure, ayez conscience que vous vivez dans un monde de progrès. Mais quel progrès et à quel prix ? Un capital humain qui s’aliène dans des dispositifs non négociables.

L’intelligence du détour

À partir de là, l’association s’est dotée d’un outil de réflexion pour améliorer les pratiques en travail de rue dans l’optique de mettre en valeur ce potentiel dormant. C’est ainsi qu’a été créé le CET.
L’amélioration consiste à intégrer un diagnostic en continu des territoires dans les pratiques quotidiennes. Les travailleurs de rue sont en situation privilégiée par leur proximité avec les personnes. Ils sont témoins de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas. Mais surtout cela permet de prélever des observations quant aux stratégies des personnes pour contourner les obstacles.
C’est ce que j’appelle l’intelligence du détour. Le plus court chemin entre un point A et un point B, n’est pas la ligne droite, mais un détour par un point invisible A’ qui ouvre le chemin vers un autre point invisible B’, qui se situe juste dans le dos du point B. La destination est atteinte mais vous n’avez rien vu.

Si tu ne peux changer le vent, change la voile

La méthodologie d’intervention en travail de rue intègre obligatoirement cette intelligence du détour. Et elle permet de réduire les marges d’incertitude, de consolider l’anticipation.
En fait, la devise du CETR pourrait être : "si tu ne peux pas changer le vent, change de voile". Ainsi la méthode d’intervention du travail de rue est constamment mise à l’épreuve des réalités des territoires, mais elle trouve sa stabilité dans le sens qu’elle se donne : proposer les conditions favorables et socialement acceptables pour que les personnes trouvent leurs propres solutions en adoptant des stratégies qu’elles maîtrisent très bien.
Et il me semble qu’une solution trouvée par soi-même, pour soi, reconnue et acceptée par les autres, a une valeur structurante et fondamentale qui permet à l’être humain de savoir pourquoi il faut rester debout.

Photos M.D.A.


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