Youssef Kola, handicapé visuel, témoigne

La force d’y croire, même dans le fénoir

2 juin 2004

Youssef Kola, comme la quasi totalité des personnes atteintes de handicaps à La Réunion, subit les injustices de notre système social et vit l’exclusion au quotidien. Il est victime de la méconnaissance des autres face au handicap, victime de l’individualisme, victime du déni qui préserve les consciences des images qui dérangent. Victime aussi des carences institutionnelles. Que pense-t-il du projet de loi sur le handicap, débattu hier à l’Assemblée nationale ?

À 35 ans, Youssef Kola, marié et père de quatre enfants, est loin d’être résigné face aux injustices dont sont victimes les porteurs de handicaps. Comme les autres et avec les autres, il est déterminé à défendre ses droits dans le cadre de la nouvelle législation qui sera mise en place sur le handicap.
C’est à l’âge de 20 ans que les capacités visuelles de Youssef ont commencé à l’abandonner peu à peu. Atteint d’une maladie congénitale, il lui fut impossible de ne pas devenir handicapé de la vue, handicapé de la vie. Au début, "on ne savait pas où me mettre. Considéré ni comme mal voyant, ni comme voyant, j’étais ballotté", nous confie Youssef.
Il part trois ans en France pour suivre une formation en force de vente, une "voie de garage", dit-il. Car on savait autour de lui qu’il allait perdre la vue ; il devenait alors "encombrant, indésirable" car il ne correspondait pas au cadre pré-établi du système, "aucune case n’était prévue" pour lui.
Il décide alors de rentrer au pays et, "en une année, dit-il, de janvier à décembre 1989, ma vue s’est éteinte". Bien qu’il soit plongé dans l’obscurité, l’étincelle de vie a continué à guider ses pas. Ses yeux l’avaient abandonné mais pas sa force de combattre, ni sa volonté de se construire une vie avec ce handicap.
Il entame alors, coûte que coûte, sa course à l’emploi et s’adresse à l’ANPE. Deux formations plus tard, alors qu’aucune perspective d’insertion professionnelle ne lui est proposée, il retourne à la case départ, celle des murs de son appartement, là où il "ne dérange personne" avec sa différence.

Le combat pour le droit à l’école

L’un des quatre enfants de Youssef connaîtra le même sort que son papa, alors que deux autres, dont la petite dernière, âgée de deux ans à peine, sont astigmates. Ses deux garçons malvoyants sont scolarisés, "mais il aura fallu se battre" pour que son fils, atteint par la même maladie congénitale que lui, puisse être intégré en milieu ordinaire au cours préparatoire. La directrice de l’établissement opposait d’abord un refus catégorique, alors qu’au stade de la myopie, le fils de Youssef ne rencontre aucune difficulté pour se déplacer. Il est animé par la même énergie débordante que tous les enfants de son âge, à la seule différence qu’il lui faut lire et écrire de près. Il aura fallu la visite de Youssef pour que la directrice, après un long plaidoyer, accepte enfin d’accueillir le jeune garçon dans son établissement.
"Le handicap de mon fils n’est pas visible, il n’a pas besoin d’une école spécialisée. Mais le handicap qui ne se voit pas est incompris"
, affirme Youssef, qui souligne néanmoins le rôle fondamental des établissements spécialisés. Ils permettent d’accueillir et de prendre en charge les enfants qui n’ont personne pour leur apporter les soins et la présence dont ils ont grand besoin.

Exclu de la ville

Youssef reconnaît sa chance d’avoir son épouse à ses côtés. Un soutien à domicile indispensable, qui lui permet de mener une vie presque normale auprès des siens. Elle a le statut de tuteur familial, pour lequel Youssef perçoit un complément tierce personne en plus de son AAH (Allocation d’aide aux handicapés). Cependant, il souhaiterait être moins dépendant de son épouse pour qu’elle puisse avoir des moments de répit et qu’il puisse se déplacer librement.
Mais là aussi le problème n’est pas simple. Voilà 15 ans que Youssef n’a pas remis les pieds dans le centre-ville dionysien. Impossible de prendre le bus. Sans borne tactile ou sonore, comment connaître son itinéraire ? Et quand bien même le problème du moyen de transport serait résolu, reste l’accessibilité des lieux publics, les aménagements urbains. Impossible, selon Youssef, de se déplacer en fauteuil roulant sur les trottoirs du centre-ville de Saint-Denis, ils ne sont pas adaptés aux personnes handicapées. (voir encadré)
Porté par l’image de ses enfants, animé par la combativité d’un père qui veut protéger son foyer, Youssef s’est donné pour mission d’informer et de faire adhérer les autres à son combat : "Je suis un relais local, je suis là pour dire au gouvernement que les handicapés de La Réunion ne rencontrent pas les mêmes problèmes que ceux de la région parisienne. Je suis là pour regarder avec mes oreilles et mon cœur". Youssef incarne la force d’y croire, même dans le fénoir.


Estéfany


"Je suis handicapé mais pas idiot !"

L’année dernière, à l’appel du collectif AVEC, de nombreuses associations se sont réunies à la mairie de Saint-Denis pour faire le point sur la situation des personnes handicapées du chef-lieu. "Pas un seul élu n’était présent, pas un seul représentant de l’État", déplore Youssef. "On nous a présenté un bilan chiffré satisfaisant, disant que tout allait bien, mais aucun mot sur les problèmes de l’accessibilité et des transports".
"Si l’apartheid a pris fin en Afrique du sud, il semblerait qu’il se soit décalé ici"
, interpelle Youssef. Il a plusieurs fois tenté d’interpeller certains maires sur des dysfonctionnements au cœur des villes. En vain. Il a donc écrit à l’Association des maires, mais ses courriers sont restés sans réponse. "Il est aberrant que des personnalités publiques n’aient même pas la politesse de me répondre", s’insurge Youssef.
"Lorsque je contacte la mairie de Saint-Denis pour l’alerter sur le problème de l’accessibilité, on me renvoie au Conseil général qui me répond que cela ne fait pas partie de ses compétences et me renvoie à la CAF. Je suis handicapé mais pas idiot !"
Autre expérience d’abordage politique raté, celle d’il y a deux ans, lorsque Youssef, alors porte-parole local de la CPHL (Confédération des personnes handicapées libres), a présenté au sénateur Virapoullé un rapport peaufiné durant plus d’un mois et adapté aux particularismes de l’île, avec des propositions de chantiers pour favoriser l’insertion des personnes handicapées. "J’ai été reçu par le sénateur qui, avant même d’avoir lu mon dossier, l’a trouvé très intéressant et m’a promis de mettre tous ses collaborateurs dessus. Mais deux ans après, je suis toujours sans nouvelle de mon projet".
Youssef reproche également aux médias de ne pas suffisamment aller à la rencontre des personnes handicapées pour faire connaître leurs problèmes aux décideurs.


Pour un Comité régional du handicap

Aux côtés du CDH (Collectif des démocrates handicapés, dont nous avons présenté les principales revendications dans notre édition du lundi 19 avril), Youssef souhaiterait voir se mettre en place des Assises ou des États généraux du handicap à La Réunion, "pour dire les vrais problèmes, mettre tout à plat et ne plus se voiler la face".
Il propose également que l’on crée à La Réunion un comité régional du handicap, comme il en existe en France, afin de réunir collectivités et handicapés, toutes déficiences confondues, qui partagent leurs avis. Ce genre de structure est d’autant plus nécessaire, dit-il, que "ce gouvernement veut faire passer ses réformes en douce, contre l’avis des intéressés".


À la limite du seuil de pauvreté

Percevant l’AAH et le complément tierce personne, pour Youssef, son épouse et leurs quatre enfants, "il est difficile de boucler la fin du mois". Il s’estime à la limite du seuil de pauvreté. "En 2002, Raffarin nous a démontré qu’il a du cœur en augmentant les ministres", ironise Youssef. Le gouvernement a également pris la décision de relever de quatre points le plafond des prestations accordées aux personnes handicapées. Cela correspond à une augmentation de 1,2 euro pour cette année et idem pour l’année prochaine. Mais avec cette augmentation, "on va de nouveau dépasser le plafond de la CMU qui devrait, pour les personnes âgées et handicapées, être accordée en permanence, sans condition de plafond".
Pour Youssef, "il semble plus aisé au gouvernement de dire que de faire, plus facile d’annoncer le handicap comme l’un des grands chantiers de la mandature que de le mettre en route et d’apporter des résultats. Où passe l’argent des taxes, comme les 400 millions d’euros de taxes sur le tabac ? Jusqu’à quand va-t-on fermer les yeux ? Les politiques ne sont pas tous véreux mais qu’ils nous montrent les résultats".


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus