Conte de Noël

Le rire de dieu

26 décembre 2012

« Ça y est, il repart dans ses explications avec le Bon Dieu ». Le Censeur s’était penché vers le Professeur de rhétorique qui interrogeait du regard la pénombre au milieu de laquelle s’éloignait la silhouette du concierge qui leur avait ouvert le barreau et qui, à présent, s’en retournait en direction de la loge parlant à haute voix, faisant force gestes, dans une chemise trop grande, le cou flottant dans un col amidonné, et d’un blanc impeccable, comme si déjà avec son costume il se débattait dans un problème trop vaste. La veille de la Nativité, la remarque sonnait étrangement comme ces cloches où commence la fêlure.

La chaleur qui s’était amassée durant la journée finissait de s’exhaler au fil de l’alizé qui descendait des hauteurs de Bellepierre. Les deux hommes discutaient dans le soir. Il y avait dans le tintement de la canne de Monsieur Albran et dans sa régularité un je ne sais quoi de solennel qui laissait l’impression que sa pensée le précédait d’un pas.

Avec le portail, c’était toute la nuit qui s’était ouverte, promesse de secrets.
La robe du soleil, une fois retournée, laissait quelques traces d’éclats percer l’obscurité du fond des ténèbres que des parfums rares, flottant et dérivant en corolles, venaient attendrir depuis le vieux jardin d’acclimatation qui dominait de son feuillage sombre les toitures de la ville. La nuit pascale se faisait haute mer, heureusement dirigée par une poignée d’étoiles, comme jetées en plein ciel. Et, aux yeux du vieux professeur de rhétorique, Monsieur Albran, qui venait de quitter la lampe de son logement, ces constellations, en cette nuit de Noël, semblaient plus lumineuses et plus joyeuses que jamais.
Combien de fois Monsieur Albran les avait-il regardés se disant que, dès qu’on les contemplait, on ne se sentait jamais vraiment seul ? La vérité, c’est qu’elles étaient si brillantes qu’elles conféraient à la nuit un petit air de fête, dont la mélodie perdue se retrouvait parfois.

Vêtu de lin blanc de Lille empesé — Monsieur Albran considérait qu’il y a dans la raideur de l’habit le moyen d’une libération —, il était attendu par le jeune surveillant Vigneau porteur d’une lampe-tempête, puis ils s’étaient mis en route pour assister à la célébration de Noël à la cathédrale Saint-Sauveur. Monsieur Albran s’était muni de sa canne au pommeau « tête de Socrate » qui le précédait comme elle précédait sa réputation parmi les élèves et dont on prétendait à voix basse qu’elle était « plus droite que la règle du défectif », bien qu’il s’agit davantage, comme il se plaisait à le dire, d’un instrument de menace que d’un outil de représailles.

D’un geste dérobé, il essayait encore d’effacer la tache d’encre qui demeurait opiniâtre sur son index, trace de l’écriture d’une lettre de vœux.
Le souvenir accumulé des joies de Noëls n’avait pas tout à fait quitter Monsieur Albran et l’allégresse contenue se faisait discrétion au point qu’il en modifiait un tantinet les traits de l’austère personnage qu’il s’était composé, pour lui conférer une sorte de noblesse, de cette noblesse d’âme qui rappelait aux paroissiens et aux promeneurs que se tenir bien était une caractéristique du professorat dont l’une des premières leçons était de proclamer qu’« une belle écriture engage le corps en entier ». Devant le surveillant, le vieux maître avait eu la tentation, comme dans un accès juvénile, de dire tout haut son admiration devant l’éclat céleste, mais en fut détourné pensant que le jeune homme aurait eu tendance davantage à regarder le doigt qui montrait l’étoile que l’astre lui-même. Ne venait-il pas de désigner le jeune blondinet pour tenter de faire montre de son érudition, la Croix du Sud, avant d’évoquer sa fausse réplique qui égarait les navigateurs de la nuit ?

Ces deux êtres si différents dans leur silhouette et dans leur attitude longeaient les raquettes qui bordaient les jardins créoles des habitations de la rue de la Fontaine et bifurquèrent d’un pas tranquille sur la rue de Paris, au nom si nostalgique et si futile. Le quartier était de manière inhabituelle à une heure pareille animée, vivante, comme en plein jour. Les passants endimanchés, les rires des enfants et le bruissement des conversations qui montaient par vagues, les apostrophes jetées de loin, salutations entrecoupées de pas mats des chevaux de calèches, et la volée des cloches mêlée à une lointaine musique de fanfare qui se répercutait sur les falaises noires de la Montagne faisaient une animation à chaque fois renouvelée. Comme une rivière qui suit le cours de sa ravine en pente douce, chacun se hâtait lentement le long de la chaussée afin de venir voir, dans le sanctuaire, le miracle rejoué de l’apparition de l’étoile divine qui délivra de la nuit éternelle.

(Suite au numéro de jeudi)

Jean-Charles Angrand



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