Conte de Noël

Le rire de dieu — 2 —

27 décembre 2012

La rêverie de Monsieur Albran empruntait elle aussi le chemin de la cathédrale, mais se dirigeait par d’autres rues plus tortueuses que le simple plan en damier de la ville coloniale ne le permettait. Elle passait par quelques paroles attrapées dans un des couloirs du pensionnat. Monsieur Raynaut, le maître de lecture, se plaisait à camper en libre-penseur auprès des élèves les plus grands de l’internat, espérant en obtenir du crédit et des avantages certains. Il s’était mis devant son jeune auditoire à raconter l’histoire du patriarche Tobit qui était à la recherche de Dieu. « Tout le jour, Tobit scrutait le ciel vide. À force de guetter, il reçut dans les yeux de la fiente d’oiseau. Les excréments le rendirent aveugle. C’est alors qu’il comprit que, lui qui avait partout cherché Dieu dans les lointains, il l’avait trouvé : il était tout au fond de son cœur… ». Ce que j’aime, ajoutait Raynaut, c’est ce Dieu caché, et ironique , qui joue à cache-cache avec ses créatures, du jardin d’Eden au désert de Gethsémani, du fumier au ventre de la baleine, et qui semble dire continûment : — et il imitait la voix nasillarde d’un enfant joueur — « Où suis-je ? Coucou ! Vous ne me trouverez pas !… ». Il eut omis d’ajouter, Raynaut, que le propre fils de Tobit, Tobie, lui fit recouvrir la vue dès lors que son père eut compris que le “Très-Haut” n’était accessible au regard seul . Il y avait là en double fond une méditation sur l’ambiguïté de la douleur, et du rire.

À ces remarques se superposait la voix tranchante du surveillant général briser en salle de permanence la plus petite velléité de ricanement, « Lo dent l’est couillon ! ». Dans un espace que délimitait l’enceinte de l’établissement, le rire était considéré comme suspect au mieux, et plus généralement contraire au règlement, il s’en trouvait banni au même titre que le créole, qui rejaillissait ironiquement dans la bouche du surveillant général dès qu’il se mettait à fulminer. Certains élèves, quelques fortes têtes, tentaient bien de le porter plus haut dans cette espèce de lutte de Carnaval contre Carême qui s’y menait, le rire se faisait silencieux et masqué, évoquant par un curieux jeu de résonance entre les lieux et les époques la querelle des Dominicains et des Franciscains sur le sérieux et le plaisant : s’il n’était jamais fait mention, dans la Bible, que le Christ ait ri, il n’en était pas moins fait mention qu’il n’ait pas ri. Et entre ces deux postulations, l’oscillation de l’humanité. Le principe même du rire n’était-il pas de séparer, de désacraliser, de réduire toute chose, et de le briser : ne dit-on pas « éclat » de rire, comme si la cassure était déjà en lui ? Le rire montre les dents, se fait dévoration ; en plus, il déforme le visage, pour en montrer la grimace consubstantielle.

Monsieur Albran avait fait sien ces deux vers de Musset :

« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encore sur tes os décharnés »  : rien, semble dire le Poète, ne survit au rire, ce rire-cascade qui emporte, arrache tout avec lui, comme un torrent chargé des pluies d’un cyclone : rien ne lui survit, que le rire lui-même, c’est-à-dire l’absurdité.

Victor Hugo assure que l’ironie est le visage même du diable, il en charge le démon à qui il en fait son instrument rhétorique. L’ anneau qui relie la main au cœur se transforme en anus de la bouche édentée de la vieille femme du monde qui se fripe quand elle rit. Pourtant, n’a-t-on pas sous les yeux, dans la Bible, de beaux morceaux d’ironie, en l’épisode d’Adam, en celui de Job : l’ironie serait-elle toujours le tribut à payer au mal ? Il y avait dans Jonas, ce prophète qui fuyait afin de ne pas accomplir l’œuvre que Dieu lui avait assigné, et dont le voyage le ramena, par des chemins imprévus, à l’endroit précis où il ne voulait pas aller. Ce rire de Dieu, on l’entend très clairement dans ce passage. Et quand était à l’œuvre l’ironie du sort–sortilège qui ressort des apparences, qui fait que la rose se change en fumier, le parfum en puanteur, la nourriture en déjection : — la vie de Socrate même semble une ironie — : cette ironie du sort qui demeure un baroquisme : qui représente l’être qui, futur cadavre, s’exclame que la vie est belle, avec la bouche qui pue. Seulement, dans la Bible, elle était systématiquement interrompue, et dépassée, par une force supérieure. L’ironie brisure était à son tour brisée.

Au passage des deux hommes que tout opposait, hormis le blanc de leur vêtement, une poule se mit à cacailler (comme on dit ici), et l’ombre d’un cochon qui affouchait des ordures s’agitait en contrebas sur la route empierrée. Leur descente de la rue de Paris, en pente douce, s’égrenaient de belles demeures dont le nom se promenait sur toutes les lèvres : Carrère, Repiquet, Hugot, Potier, Bley…

Monsieur le professeur profitait de cette promenade, où le vin de Champagne faisait encore son effet, pour filer un de ses exercices mentaux favori : interroger la rhétorique biblique et la soumettre aux critères de Fontanier : y avait-il un style divin ? « Incarnant le Verbe, Dieu pouvait-il être une figure de style ? » .

(Suite au numéro de vendredi)

Jean-Charles Angrand


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