Attitude révélatrice de la population

« Personn na poin le droi dir la vérité... Sé sa la démocratie ? »

17 janvier 2007

« Ou film pa mwin, hein ? Ou lé bien sur ou travay pa pou banna ? Parské si ou ral a moin dan in bob là, s’ra dangereux, hein... ». Parole entendue samedi dernier à la gare routière de Saint-Denis à l’occasion d’un stylo-trottoir sur la perception par la population de l’action des forces de Police. Comment est-il possible qu’en démocratie, un citoyen ait peur de témoigner à visage découvert ? C’est en tout cas révélateur d’une dangereuse dérive.

Le rap mettant en cause les méthodes de la Brigade anti-criminalité (BAC) agit comme un révélateur. Il expose sur la place publique l’ampleur de la fracture entre les représentants des forces dites de l’ordre et les jeunes. C’est entre autres ce qui ressortait samedi à l’occasion d’un stylo-trottoir à la gare routière de Saint-Denis.
Ce jour-là, plusieurs personnes avaient répondu à des questions portant sur leur perception des méthodes de la Police en général et de la BAC en particulier. Force est de constater qu’aucune n’a voulu être photographiée. Comment alors expliquer cette réticence ? C’est une réaction lucide, fondée sur le fait que la publication de leur photo dans une telle circonstance peut faire de ces témoins une cible de la répression, loin des appareils photos et des caméras...
Pourtant, un des principes de la démocratie est de permettre à chaque citoyen de diffuser ses opinions à visage découvert. La Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 est un préambule de la Constitution de la République. Et elle explique dans son article 11 que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

La majorité n’a rien à perdre

Dans la société réunionnaise, durement touchée par la privation de travail et le mal-logement, les chiffres sont éloquents. Plus de la moitié de la population survit sous le seuil de pauvreté, l’emploi durable et les rentes confortables ne sont que l’apanage d’une faible minorité. Dans ces conditions, une grande majorité de la population n’a rien à gagner à voir se maintenir l’ordre actuel. Autrement dit, une grande majorité des Réunionnais n’a rien à perdre. Et dans les faits, c’est cette majorité qui est le plus souvent confrontée à l’action des forces de Police. C’est elle qui est le témoin privilégié des débordements pendant les interventions, et cela concerne surtout les jeunes privés de travail.
Chacun connaît bien un discours véhiculé par les partisans d’une idéologie conservatrice visant à ne rien changer dans la société. Suivant le modèle véhiculé par la “bonne société”, l’oisiveté de ces jeunes fait de chacun d’eux un délinquant potentiel, donc une menace pour la sécurité publique qu’il convient de contrôler. Ces jeunes se sentent donc particulièrement surveillés par les patrouilles et voient le bras armé de l’ordre injuste, qui les jette au chômage, se rendre parfois coupable de violences discréditant le travail de tous les policiers.
Ils sont des témoins privilégiés de ces faits. Et un ordre tente de les réduire au silence quand ils veulent dénoncer ces méthodes injustes : « Port pa plainte cont zot, ou s’ra dé foi plus totoché », explique Guito de Saint-Paul.

Dangereuse dérive

Sachant cela, la population agit avec lucidité en refusant de s’exposer lorsqu’elle veut témoigner dans la presse. Elle n’a pas confiance en l’attitude de l’autorité publique. Ce qui amène à se demander si l’existence des comportements dénoncés samedi dernier par des usagers de la gare routière de Saint-Denis ne traduit pas une dangereuse dérive vers une situation incontrôlable. Une société où l’exclusion devient le quotidien de la majorité pendant qu’une minorité persiste à s’accrocher à ses privilèges.
Ce manque de confiance d’une grande partie de la population trouve une explication dans le chômage massif ciblant particulièrement les jeunes. Alors, force de Police et exclus se retrouvent sur le même terrain, les premiers étant perçus par les seconds comme un des symboles de l’autorité d’un ordre social qui refuse de leur donner une chance de vivre dignement. C’est d’ailleurs ce que résumait samedi Hervé de La Possession : « Le pir, sé ke personn na poin le droi dir la vérité... Sé sa la démocratie ? ».
Cette interrogation révèle l’ampleur de l’injustice légitimement ressentie par la population. Une injustice qu’il est urgent de combattre, notamment en garantissant à tous les Réunionnais des droits aussi élémentaires que le droit à un travail et le droit à un logement.

Manuel Marchal


Lu dans “Témoignages” du 17 janvier 1977

Le bilan de la délinquance à La Réunion

Les crimes se commettent en général dans les Hauts et dans les bidonvilles

Le bilan officiel de la délinquance pour l’année 1977 fait paraître un total de 6.368 crimes et délits, soit 648 de plus qu’en 1976. À La Réunion, la délinquance en 1977 a été en progression de plus de 11% par rapport à l’année précédente. C’est ce qui apparaît du rapport de la gendarmerie de l’île.

La nature des crimes et des délits : meurtres 16, suicides 16, coups et blessures volontaires ayant entraîné plus de 8 jours d’incapacité 672, vols dans les lieux d’habitation 310, vols dans les résidences secondaires 73, vols dans les commerces et les locaux industriels 52, vols à l’étalage 61, vols dans les locaux administratifs 61, vols à la roulotte 254, vols de voitures 134, vols de deux-roues 266, proxénétisme 12, viols 20, attentats à la pudeur 39, mauvais traitement sur des enfants 9, trafic de drogue 28, consommation de drogue 127, incendies volontaires 75, destruction et dégradation etc... de biens privés 204, violations de domiciles 48, port ou détention d’armes prohibées 52, chèques sans provisions 710.

Pratiquement pas de crimes crapuleux

Ce tableau appelle quelques remarques. Il n’y a pratiquement pas de crimes crapuleux. Les crimes et les délits sont pour la plupart du temps commis sous l’empire de l’alcool. Le nombre de suicides est élevé : plus d’un par mois. C’est beaucoup pour un petit pays de 500.000 habitants. Le nombre de coups et de blessures volontaires est élevé : plus de 10% de l’ensemble de la délinquance. Le nombre de viols est particulièrement élevé : 20. Cela traduit une attitude vis-à-vis des femmes et des jeunes filles aggravée par la dégradation de la situation sociale dans le pays. La toxicomanie, encore inconnue, fait aujourd’hui des ravages. De plus, il ressort qu’en dehors de l’héroïne qui est utilisée par la “jeunesse dorée”, la drogue a surtout pénétré dans les milieux populaires, sous la forme du zamal ou haschisch.

Une attitude de révolte devant les difficultés de la vie

Les crimes se commettent en général dans les hauts et dans les bidonvilles ceinturant les grandes villes, nombreux en période de coupe de la canne - période de taux d’emplois plus élevé -, mais fréquents en période électorale ainsi que pendant les week-ends. (...) Sans nous tromper, nous pouvons dire que dans la très grande majorité des cas, les crimes et les délits réalisés de façon consciente ou inconsciente révèlent une attitude de révolte devant les difficultés de la vie. En effet, quelle est la perspective du journalier agricole ou du planteur au bord de la ruine, perdus derrière des champs de cannes, de vétiver ou autres ?

La société réunionnaise est une société de violences...

Quel est le rêve qui hante ce jeune chômeur broyé dans l’étau du chômage ? Quels sont les sentiments qui animent cette jeune fille ou ce jeune homme valides qui, au fur et à mesure qu’ils avancent dans la vie, voient se refermer sur eux leur avenir ? La société réunionnaise est une société de violences par le chômage, par la misère et l’humiliation permanente qu’elle renferme. Aussi ne faut-il pas aller chercher plus loin pour comprendre des gestes incontrôlés dans un état de révolte ou de désespoir : des hommes, des femmes ou des jeunes croient pouvoir se libérer par des crimes ou des actes délictueux. C’est dommage, mais c’est explicable.

Et “la délinquance en col blanc” !

Ce bilan officiel ne fait pas état - et c’est caractéristique - d’un autre phénomène jouissant de l’impunité : “la délinquance en col blanc”. Et pourtant, celle-là est tout aussi coupable et nombreuse (...). Prenez le cas d’un Rico Prugnières : pour accaparer la Coopérative de géranium, il a organisé des élections sans isoloirs, sans urne, sans enveloppes (...). On parle de viol quand il s’agit de jeunes chômeurs ou de travailleurs pauvres, mais que se passe-t-il tous les jours dans certains bureaux ? Partout, nous entendons : « maintenant, pour avoir une place ou pour monter en grade, il faut satisfaire le patron, le directeur ou le chef de service ». Les victimes en parlent avec indignation, mais qui les entend ?


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Messages

  • Si un citoyen témoigne à visage couvert, c’est qu’il a quelque chose à se reprocher. Quelle paix peut-on vouloir quand on traîne dans les rues, alors qu’il y a mille et une façons de se rendre utile ? La BAC fait son boulot point barre. Et vivement qu’ils mettent la main sur ce cd d’incitation à la violence. Autrefois, il y avait la peur du gendarme et beaucoup moins de violence. Les temps (hélas) changent et si la violence se trouve dans l’autre camp, c’est parce que dans l’un se trouve la provocation. Trouvez lequel.

    • En suivant se raisonnement, le chômeur est coupable de trainer dans les rues, il doit avoir peur, se taire, et accepter n’importe quel tâche pour se rendre utile.
      Petit rappel : à La Réunion, l’esclavage est aboli depuis 1848, donc personne ne peut être contraint de se rendre utile en travaillant pour rien.
      A La Réunion, le taux de chômage est de 40%, et il dépasse 50% chez les jeunes. Alors où est la provocation ? Où est la violence ?
      Quand aux paroles de la chanson, où est l’incitation à la violence ? Je pense que pour dire une chose pareille, il ne faut pas avoir pris la peine de lire ce texte, ou alors avoir la chance de se situer du bon coté et avoir besoin de se sentir protégé par ceux qui sont là pour réprimer.


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