Tribune libre

Pour sortir de la crise, valorisons les atouts philosophiques de La Réunion

8 avril 2006

Lucien Biedinger nous a fait parvenir un texte qu’il a rédigé et qui a été amendé par le Cercle philosophique réunionnais, sur la nécessité de valoriser les atouts philosophiques de La Réunion afin de sortir le pays de la crise.
Ce Cercle philosophique réunionnais est en voie de constitution depuis quelques mois à l’initiative d’un groupe de philosophes de La Réunion : Radjah Véloupoulé, Brigitte Croisier, Bernard Pitou et Lucien Biedinger.
’Il est entièrement ouvert à toutes les personnes - philosophes de
profession et de formation ou non - qui pensent que l’activité philosophique
peut être un moyen pour faire avancer les grandes causes du peuple
réunionnais et de l’humanité.
Après plusieurs réunions de travail et d’échanges très ouverts, nous avons
décidé de faire connaître notre projet afin d’y associer toutes les
personnes intéressées, en publiant quelques textes. D’autres initiatives en
ce sens suivront’, précise l’auteur de cette tribune libre.

Nous n’allons pas ici faire l’inventaire des nombreux problèmes à résoudre dans notre île si nous voulons que l’avenir des générations futures soit juste et sûr pour tous les habitants.
Mais il est certain qu’à côté des acquis politiques, économiques, sociaux et culturels arrachés par les luttes populaires des Réunionnais au cours des dernières décennies, nous avons d’énormes défis à relever dans l’avenir dans ces différents domaines, en y ajoutant les questions environnementales liées aux changements climatiques. De nombreux secteurs sont en crise, avec des conséquences graves sur la cohésion sociale.

Si nous voulons sortir de cette crise par l’excellence, dans le cadre d’un développement durable et solidaire, nous ne devons négliger aucun atout de La Réunion. Parmi ces atouts à valoriser, il y a la philosophie. En effet, la réflexion, l’échange et la pratique philosophiques peuvent constituer un outil essentiel pour transformer notre société.

Un trésor réunionnais

La philosophie, soit étymologiquement "l’amour de la sagesse", c’est la recherche de la vérité et de la justice, le progrès de la connaissance et de l’esprit critique, c’est le questionnement perpétuel sur le sens, afin de combattre l’irrationnel et l’insensé qui minent le corps social.
De ce point de vue, la philosophie peut jouer un rôle essentiel pour combattre les séquelles d’une société coloniale et esclavagiste, marquée par les discriminations et les inégalités de toutes sortes, le racisme, le mépris de l’autre, l’exclusion des plus faibles et l’irresponsabilité citoyenne.

Or, les générations passées nous ont un légué un héritage très riche en matière de philosophie. Ce trésor, il convient de le préserver ; mieux : de le cultiver et de le valoriser pour lui donner toute sa force constructive d’un avenir meilleur, au côté des autres forces de transformation sociale.
En quoi consiste ce trésor réunionnais ? En quatre données au moins, évoquées ci-après.

1 ) Des milliers d’élèves apprentis philosophes

Chaque année, notre système scolaire fait que plusieurs milliers d’élèves des classes de terminales prennent contact avec la philosophie. Pendant deux à sept heures par semaine selon leur option, ils bénéficient d’un enseignement philosophique. Ils apprennent ainsi les connaissances de base de la réflexion philosophique, ses concepts, sa méthode et les grandes idées d’un certain nombre de philosophes qui ont marqué l’Histoire de la pensée.
Et après ? Que devient cet acquis précieux après l’épreuve de philosophie au baccalauréat ? Comment l’enrichir et lui permettre de s’exprimer au mieux ? Nous devons nous demander comment on peut sauvegarder cet acquis et l’amplifier, alors que de nombreuses tentatives ont déjà eu lieu pour diminuer l’enseignement de la philosophie dans les lycées.
On peut même se demander s’il ne faudrait pas se battre pour que l’enseignement de la philosophie commence dès les classes primaires. Ce serait un progrès considérable pour l’apprentissage de la pensée.

2) Des dizaines d’enseignants en philosophie

Une cinquantaine de professeurs de philosophie exercent cette profession à La Réunion. C’est une chance considérable.
Comment les aider à donner toujours le meilleur d’eux-mêmes ?
Que faire pour que leurs compétences et leur disponibilité en dehors de leurs obligations professionnelles puissent être mises au service des grandes causes de la philosophie ?
N’y a-t-il pas là des énergies et des connaissances à libérer pour développer la réflexion philosophique dans notre île ?

3) Des institutions au service de la philosophie

Diverses institutions publiques et privées existent à La Réunion (écoles, lycées, université, mouvements d’éducation populaire ... ), où l’on pourrait développer l’enseignement de la philosophie. D’autres sont en projet, comme la Faculté des autodidactes et des cadres (FAC) en préparation au Port et la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR) prévue à Saint-Paul.
Là aussi, l’enseignement de la philosophie devrait trouver sa place. En tout cas, ces différents outils sont des chances pour en faire des écoles de la pensée et pour faire avancer la cause de la philosophie.

4) La Réunion des philosophies du monde

Notre île est riche des apports civilisationnels du monde entier. Son multiculturalisme fait que sa population est porteuse du patrimoine philosophique universel et pas seulement européen.
Ce trésor doit être cultivé, enseigné et partagé par tous. En particulier, les philosophies africaines, indiennes, chinoises et indocéaniques méritent d’être mieux connues. C’est une tâche vitale, exaltante et immense, dont doivent pouvoir bénéficier les générations futures.

Voici donc très brièvement tracées quelques perspectives d’action du Cercle philosophique réunionnais. Ces propositions sont soumises à la critique de tous les amis de la philosophie à La Réunion comme à tous les partisans d’un développement durable, humain et solidaire du pays.

Lucien Biedinger


À l’appui de ces propositions, cet extrait d’Antonio Gramsci

Nous sommes tous philosophes

"Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile par le fait qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie déterminée de savants spécialistes et de philosophes professionnels et systématiques.
Il faut donc démontrer au préalable que tous les humains sont philosophes, en définissant les limites et les caractères de cette philosophie spontanée, propre à tout le monde, c’est-à-dire de la philosophie qui est contenue :
1) dans le langage lui-même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et pas seulement de mots grammaticalement vides de contenu ;
2) dans le sens commun et le bon sens ;
3) dans la religion populaire, et donc aussi dans tout le système de croyances, superstitions, opinions, façons de voir et d’agir qui se ressemblent dans ce qu’on appelle généralement folklore".

(Antonio Gramsci, "Il materialismo storico e la filosofia di B. Croce, turien, Einaudi", 1952, p. 3)


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus