Coutumes et société de consommation

Résider à La Réunion et faire sa vie aux Comores, un équilibre pas toujours facile à tenir

11 août 2005

Vivre à La Réunion, et investir matériellement et socialement dans son village, est l’apanage des gens d’un certain âge pour qui l’honneur passe par une intégration suivie d’une affirmation au sein de la communauté originelle.

Youssouf se définit comme un Comorien vivant à La Réunion, et non un Réunionnais d’origine comorienne. La différence de ces deux expressions dépasse et de loin, la simple nuance linguistique qu’offre généreusement la langue de Molière. C’est une revendication identitaire, qui indépendamment du lieu de naissance, guide le cheminement général d’une vie, et un mode de vie au quotidien.
Youssouf est français puisqu’il est arrivé à La Réunion, en provenance de Madagascar avant l’indépendance des Comores. Il est depuis 25 ans au service d’un commerçant "z’arabe" dans la ville du Port et apparemment tout va bien : "je m’arrange avec mes modestes revenus, pour tenir ma place dans mon village au sud de la Grande-Comore". Il a pu ainsi marier sa nièce, ce qui suppose lui construire une maison, et assurer les dépenses des cérémonies du grand mariage traditionnel. Là, il a rempli son devoir au sein de sa famille, car dans cette société matriarcale, l’oncle est le chef de famille. Dans la foulée, il a pris une épouse qu’il a fait venir à La Réunion.
Dans le petit appartement, sobrement meublé dans la ZUP du Port, où vivent Youssouf, sa femme et ses quatre enfants, il n’y a que le strict nécessaire dans les accessoires. Le magnétoscope est ici un objet utilitaire, un lien avec la communauté. En effet, dans la collection de cassettes, il n’y a que les enregistrements de cérémonies de mariage, de manifestations religieuses ou récréatives qui se sont déroulées au village. En même temps qu’elles entretiennent, vivants, les liens avec la communauté, ces cassettes vidéo suscitent l’envie et le désir de recevoir à son tour les honneurs et les distinctions sociaux qui sanctionnent ces festivités.

10 années de labeur récompensées

Dix ans de dur labeur après le mariage de sa nièce, il a enfin pu terminer sa maison nuptiale qui fait deux cents mètres carrés sans compter le rez-de-chaussée réservé à ses beaux-parents. C’est à la fin du mois août 2001 que Youssouf a été consacré notable de plein droit par ses pairs au terme d’une semaine de festivité qui lui ont coûté la bagatelle de vingt milles euros. La question que l’on se pose légitimement, comment a-t-il collecté ce pactole : "La tradition comorienne qui a institué ce cérémonial a aussi imaginé son mode de financement. Les tontines dans lesquelles la plupart d’entre nous adhèrent, permettent la construction progressive et par étape de la maison. Ensuite, dès qu’on fixe la date du début des cérémonies, la famille, les amis vous donnent un coup de main", explique-t-il fièrement dans une élocution emphatique.
En fait ce "coup de main" est un prêt remboursable uniquement lorsque le créancier ou l’un de ses proches célèbre à son tour son grand mariage traditionnel.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’attendre à ce que Youssouf et son compagnon Moussa changent de voiture et de mobilier chaque année comme certains. Leurs enfants ne rouleront pas en scooter, et ne chausseront pas "Nike". "Mc Donald’s" et d’autres temples de la société de consommation, sont assurés de ne pas les compter parmi leurs clients.
Pour Moussa qui est concierge dans une école à Saint-Denis, ce mode de vie austère ne lui pose aucun problème, il est au contraire justifié : "Je ne suis pas chez moi, ici personne ne me connaît".
Il préfère porter les mêmes tenues et imposer la même chose à sa progéniture et entasser des costumes et des paires de chaussure pour les quelques semaines qu’il va passer aux Comores. Des habits qu’il distribuera en bon prince à son entourage à la fin de ses vacances, n’en ayant pas besoin à La Réunion.
Vivre à La Réunion, et investir matériellement et socialement dans son village, n’est pas l’apanage de tout le monde.
Cette vie tournée sans cesse vers le passé historique, géographique, culturel et familial, n’est pas unanimement appréciée chez certains natifs des îles Comores.

Vivre dans le remord

Mourad est serveur dans un restaurant de Saint-Pierre. Il a épousé une femme d’origine comorienne rencontrée dans une grande surface. En vingt ans, il est parti une seule fois aux Comores, c’était à l’occasion de la mort de son père. Aujourd’hui, le cœur plein de remords, il reconnaît : "il m’arrive au moment de passer à la caisse, de regarder le chariot plein en me disant qu’au même moment, celle qui m’a mise au monde et qui s’est privée de tout pour m’élever n’a peut-être rien à manger".
Cependant, il ne peut rien pour l’aider. Entre les traites de chez Renault, les loisirs des enfants et les crédits bancaires, il n’arrive pas à s’en sortir.
C’est également le déchirement dans lequel vit Fatima, une jeune animatrice. Pour elle, la vie est devenue si chère à La Réunion qu’il est impossible d’assurer parallèlement ses obligations familiales : "Je ne peux pas juger ceux qui ne vivent que pour la famille et le village. Il est avéré que j’ai moi-même décidé de vivre décemment dans ma société d’adoption, mais je ne suis pas certaine d’avoir fait le bon choix."
Ce dilemme cornélien entre la famille nucléaire et la communauté, les tentations de la société de consommation et la sauvegarde des valeurs identitaires, émeuvent de moins en moins la nouvelle génération.
Les jeunes gens, nés à La Réunion, ne comprennent pas pourquoi on les prive au profit d’une famille et des valeurs dont ils n’ont pas connaissance.
Madi réside à Saint-Louis depuis 1973. Il a quatre enfants dont l’aîné poursuit des études en métropole après son bac. Chaque année, il va en vacances aux Comores en famille. Son objectif est de favoriser l’enracinement de ses enfants dans la culture et les coutumes du terroir. Il sait que les temps changent, toutefois, il fait de son mieux pour assurer une descendance saine, intégrée à la société réunionnaise et respectueuse des valeurs ancestrales. "Je ne travaille plus, et mes journées sont consacrées à deux rituels sacrés : les cinq prières quotidiennes aux cotés de mes coreligionnaires et l’éducation de mes enfants par le suivi de ce qu’ils font en classe, et la surveillance de leurs fréquentations".
Cette profession de foi est on ne peut plus louable, mais que peut cette éducation austère, cette morale sociale et religieuse face à la nouvelle logique de bande qui s’identifie à la cité, au quartier, avec les dérapages qui s’en suivent ?

M. Aliloifa


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