S’il y a « occupant dominant », parlons plutôt de la résistance créatrice

16 avril 2010

Un titre choc pour le billet philosophique de vendredi dernier “Quel est l’occupant dominant à La Réunion et que fait-il pour les Réunionnais ?” (“Témoignages”, 9 avril 2010, p. 8).
Titre choc dans la forme et paradoxal sur le fond. En effet, l’occupant est un terme que, par exemple, les Français ont utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale ; on parle aussi communément d’armée d’occupation.
Titre paradoxal car la fonction de « l’occupant dominant » n’est bien évidemment pas de faire quoi que ce soit pour les dominés… sinon de les dominer. Adresser une telle demande à « l’occupant » revient précisément à s’inscrire dans une logique colonialiste, que l’auteur du billet a pourtant l’intention de combattre.
Au-delà du titre, comment surgit l’occupant dans le développement de l’article ? Roger Orlu rendait compte d’une conférence “Oïkos (maison), éco-logie, éco-nomie, éco-sophie : comment bien habiter la maison Terre ?”. Dans le débat, la question a été posée : « Comment habiter l’espace, le langage et la politique ? ». Et Roger Orlu d’enchaîner : « Si l’on réunionnise cette interrogation et que l’on traduit le mot “habiter” par “occuper”, on peut se poser la question suivante : quel est l’occupant dominant à La Réunion et que fait-il pour les Réunionnais ? ».
J’adhère à la démarche consistant à “réunionniser” la problématique, c’est-à-dire à la replacer dans le contexte réunionnais, mais quelle est la nature de la “traduction” proposée ? Apparemment pas celle du passage de la langue française à la langue créole réunionnaise. En remplaçant le verbe habiter par celui d’occuper, on continue à circuler à l’intérieur de la langue française. Et l’ajout du qualificatif « dominant » surligne en quelque sorte la forte connotation du verbe “occuper”.
Il s’agit donc plutôt d’un glissement de sens, qu’il faudrait justifier, et qui a en fait pour fonction d’aboutir à l’objectif que s’est fixé l’auteur de l’article. Les trois séries de questions qui suivent et qui contiennent une réponse implicite visent en effet à laisser entendre que le peuple réunionnais n’a ni sa place dans son pays, ni le droit à la parole, ni le pouvoir politique. En globalisant, il s’agit de « prendre conscience du fait que La Réunion est un pays occupé injustement ».
Ces questions politiques sont légitimes et même nécessaires, mais elles ne pourront ouvrir un débat fécond que si l’on définit les termes employés, ici “habiter” et “occuper”, et qu’on construit un raisonnement articulé à la fois sur ces concepts et sur des éléments objectifs. Philosopher, c’est toujours expliciter le sens des mots et tenter de convaincre en faisant partager un raisonnement le plus rigoureux possible.
Une telle démarche raisonnée devrait permettre également de prendre en compte ce que les Réunionnaises et les Réunionnais ont réussi à élaborer, à inventer, à créer, à transmettre dans la résistance, tous ces savoirs et savoir-faire. Laisser entendre que les formes d’exploitation et de domination exercées ici ont tout étouffé nie au peuple dominé toute capacité créative et, finalement, toute dignité. Lors de la dernière conférence organisée par la MCUR, le 26 février 2010, Doudou Diène a bien montré la puissance créatrice de la résistance continue des esclaves, à la fois condition de leur survie et affirmation de leur dignité. Ce que les maîtres, persuadés de leur supériorité, ne voyaient pas.

Brigitte Croisier


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