La problématique réunionnaise pensée par Wilfrid Bertile

Une « périphérie intégrée » en manque de responsabilité

10 janvier 2007

Le livre qui vient de paraître chez Océan éditions sous le titre « La Réunion, département français d’outre-mer, Région européenne ultrapériphérique » est une somme à bien des égards. Son auteur, Wilfrid Bertile, est universitaire-chercheur et homme politique engagé depuis 35 ans dans les batailles politiques et, par intermittence, dans la conduite des politiques publiques. Ce livre est issu de la thèse qu’il a soutenue il y a six ans, et remanié pour la rendre accessible à un public large. Préfacé par Paul Vergès, actuel président de la Région Réunion, il s’adresse à tous ceux que motive, intéresse ou préoccupe le sort de La Réunion et l’avenir de ses habitants.

Il faut être passionné de politique ou aimer beaucoup La Réunion pour se plonger dans cette somme quasi encyclopédique, fruit d’un travail universitaire de plusieurs années, nourri des expériences politiques de l’auteur, engagé depuis 1971 dans la vie publique et plusieurs fois élu.
Une double qualité que partagent de très nombreux Réunionnais. Aussi, il ne fait pas de doute que ce livre alimentera les conversations et réflexions collectives, en cette fin d’année et à quelques mois d’échéances électorales importantes, toujours propices à des débats et confrontations multiples.
Pour autant, les propositions contenues dans l’ouvrage se défendent d’une quelconque coloration électoraliste : elles sont « l’expression des convictions de leur auteur » et puisent plutôt à une expérience cumulée dans le long terme, pour tenter de se projeter dans l’avenir.

« Le problème de l’emploi est insoluble »

L’ouvrage, en trois parties, se présente en deux tomes réunis dans un coffret. Les deux premières parties constituent le premier tome “une périphérie intégrée” : elles analysent en premier lieu les données de « la vieille colonie devenue département » et dans la deuxième partie, la départementalisation et l’intégration européenne, pour se demander si La Réunion est une « excroissance » de la France et de l’Europe. Le deuxième tome (et 3e partie) est plus prospectif. Ayant fait le tour des problèmes et le constat d’une situation « dans l’impasse » (démographie, mal-développement, identité diluée, déséquilibres territoriaux...), l’auteur propose « un projet de développement identitaire » et une « thérapeutique de la responsabilité ». Cette dernière expression est reprise au préfet Cousserand - qui d’ailleurs ne parlait pas de La Réunion mais de la Corse. « Une formule transposable à La Réunion », estime cependant Wilfrid Bertile, pour qui la prise de responsabilité est la seule véritable façon de faire face aux nombreuses situations d’impasse (emploi, logement, foncier...).
Mais comment sortir d’une impasse en restant fasciné par les balises qui vous y ont conduit ? « Je suis enclin à dire que le problème de l’emploi (stock et flux permanent) est insoluble : on en parle depuis 30 ans et on ne voit rien venir... Je suis enclin à penser aussi que le problème du foncier est insoluble lui aussi : l’espace est rare et les politiques de l’Etat n’ont aucune cohérence... La défiscalisation est antinomique de la culture cannière. Comment dans ces conditions équilibrer le territoire ? On n’en prend pas le chemin. Et c’est la même chose pour l’environnement... » Excès de pessimisme ? Lucidité ? En tous cas, comment fait-on pour sortir de l’impasse ?

Une réelle décolonisation ?

En dépit de résultats spectaculaires - sur une vie humaine, nos anciens sont passés de la pénurie absolue (blocus) et du sous-équipement, à une croissance de pays développé... sans autre richesse propre que la canne à sucre - les politiques mises en œuvre depuis 1946 se révèlent incapables de relever les défis posés dans des domaines aussi essentiels que l’emploi, la cohésion sociale ou l’aménagement du territoire.
L’auteur soulève à ce propos des questions inévitables : la départementalisation a-t-elle permis une réelle décolonisation ? L’intégration de La Réunion a-t-elle abouti à son développement ? Et dans les relations entre centre et périphérie, la Départementalisation constitue-t-elle un “modèle” ? « Le centre-relais de l’Europe dans la région, c’est Maurice » constate encore Wilfrid Bertile. Les réprimandes d’un ambassadeur de France à Maurice, à des Réunionnais qui s’efforçaient de promouvoir à l’export l’ananas Victoria de La Réunion, il y a quelques années, illustrent assez bien les incohérences de la politique française dans l’Océan Indien et les incompréhensions qu’elle génère à La Réunion.

“Total désordre”

Dans le système de mondialisation, poursuit Wilfrid Bertile, il faut s’ouvrir aux autres et on ne peut le faire que si on sait qui on est.
Qu’est-ce que La Réunion peut dire de son identité, à l’heure des grands regroupements régionaux (SADC, COMESA, Europe...) ? Wilfrid Bertile, qui fut pendant trois ans Secrétaire général de la COI, ne craint rien tant que « la dilution des intérêts de La Réunion » dans les intérêts français et européens dans l’océan Indien. Pour autant, il se dit aussi « revenu de l’indianocéanisme ». « Les facteurs de division entre nos pays sont encore nombreux, il n’existe pas une réelle volonté de travailler ensemble... » N’est-ce pas aussi le signe que nos décolonisations respectives ne sont pas achevées ?
Que peut apporter un « projet global de développement identitaire et solidaire » ? Justement, ce qui manque le plus à La Réunion : la prise de responsabilité.
« Actuellement, les Réunionnais ne sont responsables de rien, dans un contexte qui organise la parcellisation du pouvoir exécutif. « Entre les maires, les EPCI, le Département, la Région, l’Etat, l’Union européenne et l’OMC... Ici, qui est responsable de quoi ? » La récente crise du chikungunya a révélé le “bazar” ambiant. Du côté du pouvoir, c’est le “total désordre”. « Quand on réunit dans les différents domaines (environnement, pêche, agriculture, etc...) toutes les parties prenantes, on se retrouve avec une centaine de personnes au pouvoir limité » observe-t-il.

« Les Cajuns de l’océan Indien »

Sur le constat, tout le monde ou presque peut tomber d’accord. Il reste à se mettre d’accord sur un projet. Pour Wilfrid Bertile, sur les bases actuelles, nos échanges vont se passer dans les années à venir, pour 80% (au moins) avec l’Europe... à supposer que l’on développe jusqu’à 20% nos échanges avec l’océan Indien - actuellement de l’ordre de 3% à 4%. « Nous sommes l’Europe, nous produisons cher, en petite quantité et notre marché pour ces raisons ne peut être qu’européen » assure Wilfrid Bertile.
Autour de nous, les autres pays de la COI - y compris les Comores - sont en train de revoir leurs taxes pour intégrer le COMESA et réalisent peu à peu leur union douanière sans La Réunion.
Le président de la Région mettait tout le monde en garde, il y a quelques années déjà, devant le risque de devenir « les Cajuns de l’océan Indien ». À la lecture de l’ouvrage de Wilfrid Bertile, c’est un peu l’image qui s’impose progressivement : si aucune volonté collective forte ne vient redresser la tendance actuelle, La Réunion pourrait se trouver confinée dans un isolement doré au cœur d’une région vivant largement sous le seuil de pauvreté. Des Cajuns de luxe en somme, vivant sous perfusion dans une région qu’aurait déserté la solidarité ? Seule une volonté politique forte peut venir dissiper ce cauchemar.
« La Réunion est un pays pauvre dont les habitants sont riches, à l’inverse de bien des pays de la zone, dont les habitants sont pauvres, même lorsqu’ils vivent dans un pays riche comme à Madagascar » a résumé Wilfrid Bertile. Telle est l’équation peu commune à partir de laquelle il nous faut penser et construire nos relations avec notre environnement.

P. David


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