Le corridor de la tentation

19 mars 2008

Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig :
« Vous qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous pas le moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point ?

- Assurément, répondit Zadig, je sais une façon infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes. »
Le roi charmé lui demanda, en l’embrassant, comment il fallait s’y prendre.
« Il n’y a, dit Zadig, qu’à faire danser tous ceux qui se présenteront pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de légèreté sera infailliblement le plus honnête homme.

- Vous vous moquez, dit le roi ; voilà une plaisante façon de choisir un receveur de mes finances ! Quoi ! vous prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le plus habile !

- Je ne vous réponds pas qu’il sera le plus habile, repartit Zadig ;
mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honnête homme. »

Zadig parlait avec tant de confiance, que le roi crut qu’il avait quelque secret surnaturel pour connaître les financiers.
« Je n’aime pas le surnaturel, dit Zadig ; les gens et les livres à prodiges m’ont toujours déplu : si Votre Majesté veut me laisser faire l’épreuve que je lui propose, elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la plus aisée. »
Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus étonné d’entendre que ce secret était simple, que si on le lui avait donné pour un miracle : « Or bien, dit-il, faites comme vous l’entendrez.
- Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette épreuve plus que vous ne pensez. »
Le jour même il fit publier, au nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l’emploi de haut receveur des deniers de sa gracieuse majesté Nabussan, fils de Nussanab, eussent à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du Crocodile, dans l’antichambre du roi. Ils s’y rendirent au nombre de soixante et quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin ; tout était préparé pour le bal ; mais la porte de ce salon était fermée, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l’un après l’autre, par ce passage dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot, avait étalé tous ses trésors dans cette galerie.
Lorsque tous les prétendants furent arrivés dans le salon, sa majesté ordonna qu’on les fît danser.

Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce ; ils avaient tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à leurs côtés ? Quels fripons ! disait tout bas Zadig. Un seul d’entre eux formait des pas avec agilité, la tête haute, le regard assuré, les bras étendus, le corps droit, le jarret ferme. Ah ! l’honnête homme ! le brave homme ! disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara trésorier, et tous les autres furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde...

(à suivre)

Extrait de Voltaire, Zadig - Chapitre XIV, La danse.


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