Route des Tamarins : ouvrages d’art d’hier et aujourd’hui

L’art et la manière “désote la ravine”

4 janvier 2005

Les 34 kilomètres de route des Tamarins comportent la construction d’une centaine d’ouvrages rendus nécessaires soit pour le franchissement des ravines soit, comme le tunnel de Plateau-Caillou, pour la protection de la falaise. C’est la première fois depuis la construction du premier chemin de fer (1879-1882) que l’on va réaliser autant d’ouvrages - dont quatre exceptionnels - sur une section aussi courte.

(Pages 6 et 7)

Le rapprochement entre la Route des Tamarins et la construction du Chemin de fer réunionnais et de ses ouvrages d’art, dans le dernier tiers du XIXème siècle, découle assez logiquement du gigantisme des deux chantiers et de leur importance économique respective, à deux époques différentes.
Mais si l’on considère l’ensemble des grands chantiers - routiers et ferroviaires - engagés en ce début de XXIème siècle pour améliorer les transports et les déplacements, alors il faut constater que ceux-ci, contrairement aux premiers, relèvent d’une décision décentralisée et qu’ils constituent, comme le rappelle souvent le président de Région Paul Vergès, "les plus importants chantiers jamais réalisés en trois siècles d’Histoire".
Avec une centaine d’ouvrages prévus sur 34 kilomètres, la route des Tamarins est l’un de ces grands chantiers du XXIème siècle. Son importance le rapproche de la première grande épopée du rail, bien qu’il s’agisse cette fois d’un projet routier, soumis à des contraintes - notamment environnementales - beaucoup plus fortes qu’il y a cent vingt ans.

Une centaine de ravines à franchir

La saturation de la bande côtière et l’obligation de ménager pour l’avenir des voies de pénétration en moyenne altitude, dans le cadre d’un aménagement rééquilibré du territoire, sont la première explication au nombre d’ouvrages : la centaine de ravines à franchir sur ce parcours représente 13% des 750 ravines qui façonnent la géographie tourmentée de notre île (d’après l’“Encyclopédie de La Réunion”).
La plupart des ouvrages sont des constructions hydrauliques “simples” - ponts courants, ponts-dalles ou ponts à poutre - faites d’un cadre de béton rectangulaire laissant passer une grosse buse. Pour une question d’homogénéité et de maîtrise des coûts, la plupart des ouvrages de la route des Tamarins suivent ce modèle “standard”.
Une vingtaine d’ouvrages - dont six dans la deuxième section de la route - sont qualifiés de “ponts non courants” de par leur superficie, supérieure à 1.200 mètres carrés. C’est le cas, par exemple, du pont des Colimaçons, en béton pré-contraint, dont les 100 mètres de long sont d’une seule travée, par un procédé de construction “en console” nécessitant des câbles sous tension, pour équilibrer l’ouvrage et empêcher le béton de fissurer.
Un autre pont de ce type - “non courant”, à une seule travée - est celui de Grand Étang, qui présente deux tabliers de longueurs différentes : 92 mètres à l’aval et 76 mètres à l’amont.
Certains ouvrages font appel à des procédés réalisés pour la première fois dans l’île, comme le pont de la Grande Ravine, à tablier métallique “orthotrope”, pour lequel il faudra construire des “béquilles”. Attaché à chaque béquille, un câble passant sous le tablier sera relié à une culée creusée jusqu’à 50 mètres de profondeur, pour garantir l’équilibre du tout.

300 mètres de portée : exceptionnel

Quatre ouvrages sont dits exceptionnels - le viaduc de Saint-Paul (750 mètres de long, 26,7 mètres de large) et trois ponts, qui ont fait l’objet d’un concours de maîtrise d’œuvre : ce sont les ponts enjambant la Ravine de Trois-Bassins, la Grande Ravine et la Ravine la Fontaine. Si le choix du maître d’œuvre est déjà fait pour les deux derniers, il est toujours en cours pour la Ravine de Trois-Bassins.
À la Grande Ravine (Saint-Leu), le projet retenu est un pont de 300 mètres de portée, sur une hauteur de 170 mètres sans pile médiane. C’est sa longueur qui le rend exceptionnel, le pont de l’Entre-Deux, exceptionnel lui aussi, ne faisant “que” 200 mètres de long. Les deux ouvrages ont d’ailleurs donné lieu à un même processus de concours. À la Grande Ravine, l’entreprise retenue doit construire des “béquilles” d’où sera lancé le tablier métallique. Un peu moins de quatre mille tonnes d’acier ! Un matériau qui présente "la même durabilité que les ouvrages en béton, soit environ un siècle, selon l’entretien", précise l’ingénieur de la DDE. On a pu le vérifier avec les ouvrages métalliques du CFR (voir encadré).
Le pont de la Ravine la Fontaine fait 200 mètres de long. C’est une construction “en console”, soutenue par un mât de haubanage avec, à flancs de ravine, des culées à pilettes rayonnantes et un tablier mixte (acier et béton) qui sera poussé sur l’arc.
Pour la Ravine de Trois-Bassins, le choix n’est pas encore arrêté et deux projets très différents sont en balance.

Viaduc de Saint-Paul, comme à Sainte-Marie

Enfin, le viaduc de Saint-Paul a donné lieu à beaucoup d’échanges, ici même, entre les architectes et les paysagistes. "L’idée de base était celle d’un ruban qui monte en suivant la route nationale au début, puis qui passe “à droite” des rampes de Plateau-Caillou et qui entre dans la falaise à 40 mètres du sommet. Une des volontés fortes était de ne pas toucher à la falaise", résume Michel Kahan.
Le résultat est un tablier large (deux fois trois voies, dont une pour les poids lourds) de près de 27 mètres, mêlant des encorbellements en béton et des bracons métalliques pour ne pas faire “trop lourd”, le tout porté par un système de piles doubles, remplissant à la fois une fonction mécanique (porter un tablier monolithique) et esthétique (piles ajourées). "Les voies pour véhicules lents du viaduc sont nécessaires du fait de la forte pente (5 à 6%) de la route dans ce secteur. Les viaducs de la savane - Fleurimont et Bras-Boucan-Canot - portent chacun trois voies (il y a un pont pour le sens montant et un pont pour le sens descendant). Tous les autres ouvrages de la route des Tamarins sont à 2 fois 2 voies et font typiquement 12 à 22 mètres de large selon qu’il y a un tablier ou deux tabliers côte à côte"..
Le mode de construction du viaduc de Saint-Paul devrait être le même que celui mis en œuvre à Sainte-Marie, avec des fléaux qui progressent de part et d’autre d’une pile, jusqu’à la jonction avec le fléau de la pile voisine.
Il y en aurait pour trois ans de travaux : c’est l’ouvrage le plus important de la route des Tamarins. Il va nécessiter des déviations et le déménagement du CHS (hôpital psychiatrique). Il sera ensuite prolongé par 150 mètres de tunnel - puisque l’idée est de ne pas entailler la falaise - débouchant dans la savane, dont la traversée donne lieu à ce que Michel Kahan décrit comme "des ouvrages très sobres, suivant au plus près les courbes de terrain".

P. David


An plis ke sa

Les descriptions techniques nous ont été données par le service des grands travaux, que dirige Michel Kahan à la DDE (direction départementale de l’Équipement), maître d’œuvre pour la section qui va de Saint-Paul Ville à la Route du Théâtre (RD10).
La présentation en tête de page tente de restituer l’exposé qu’il nous en a fait, ainsi que les compléments apportés par ses collaborateurs de la DDE (service de Gilbert Morlet) et par MM. Barlet et Le Bever, ingénieurs de Scetauroute, maîtres d’œuvre pour la section qui va de la Route du Théâtre (RD10) à l’Etang-Salé.
Qu’ils trouvent tous ici l’expression de nos remerciements.


Comme les ponts de Normandie et de Millau

Avant d’en arriver à déterminer les ouvrages proprement dits, toute une série d’études a été nécessaire pour la route des Tamarins. En raison de la grande variabilité des sols, on a fait des études géologiques pour reconnaître la nature des sols sous chaque ouvrage (basalte ou scories ? ou les deux ?).
Des études géotechniques étaient tout aussi nécessaires, découlant des différentes natures de sols : alluvionnaires à Saint-Paul, ou en coulées de lave épaisses à certains endroits, tandis qu’à d’autres il fallait aller chercher des fondations plus profondes.
Pour tester des modèles de vents cycloniques, la DDE s’est adressée au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), à Nantes. "Les mesures anémométriques (= mesurant la vitesse d’écoulement des vents - NDLR) ont été faites sur des maquettes de 3 mètres de diamètre pour voir comment ajuster les calculs de résistance", explique Michel Kahan, ajoutant que ces mesures ont fait apparaître des situations très particulières, pour la côte dite “sous le vent”, en principe moins exposée...
On a donc testé des effets aérodynamiques et fait toutes sortes d’études en soufflerie, sur des maquettes topographiques (= en relief) pour bien connaître les turbulences du vent.
Il en est ressorti notamment, pour un des ponts, un profilage très aérodynamique, en forme d’aile d’avion inversée : un modèle de tablier qui se rapproche des ponts de Normandie et de Millau, et que les Réunionnais pourront voir à la Grande Ravine.


Attention à ne pas piéger les “zoizo fouké”

La phase des études pour la route des Tamarins comportait également un important volet “environnement”, pour la protection du milieu - faune et flore.
De l’avis général de ceux qui ont travaillé sur cette section de route, la contrainte la plus forte était de "ne pas faire d’ouvrage haubané ou suspendu sur la Grande Ravine en raison du passage des puffins de Baillon dans ce site", explique Gilbert Morlet, de la DDE.
Un premier concours a été cassé à cause d’un câble dans lequel risquaient de venir s’échouer les “zoizo fouké”, nombreux à cet endroit selon l’ingénieur de la DDE. Cette partie du travail a été réalisée notamment avec des partenaires de la DDE, associés à la phase “amont” de définition des enjeux.
C’est ainsi que la SEOR (Museum d’Histoire naturelle) a mené une étude sur les oiseaux marins et que des études d’impact sur les flores endémiques ont été confiées à divers cabinets.
La Région et la DDE travaillent ensemble sur la question des enjeux environnementaux et sur le suivi des différents aspects (faune, flore, qualité de l’eau...), notamment pour essayer de définir des critères de mesure de l’impact de la route des Tamarins.
"Dans la logique de l’Agenda 21, le but poursuivi est de dégager un impact global, avec les nuisances mais aussi avec les avantages de la route, sa “valeur ajoutée” en quelque sorte", poursuit Michel Kahan.
D’une façon générale, les ravines sont un enjeu environnemental, du point de vue de la flore et de la faune, d’où la décision de réaliser certains franchissements sans piles. Parmi les contraintes imposées aux maîtres d’ouvrage - Scetauroute sur la deuxième section du parcours - il y a celles liées aux difficultés d’accès que cause l’exiguïté des sites et à la protection de l’environnement .
"Nous sommes parfois obligés de descendre des engins à la grue dans les fonds de ravine pour effectuer les travaux", explique un responsable de Scetauroute.


Trois mois après la décision du tribunal administratif

Les consultations d’entreprises relancées

C’est vers la fin de ce mois de janvier 2005 que doit avoir lieu la consultation des entreprises pour la route des Tamarins, dont la réalisation a été retardée à la suite de la décision du tribunal administratif de Saint-Denis.
Il y a trois mois, le tribunal a annulé l’appel d’offre passé pour le viaduc de Saint-Paul. Les pièces décriées ont été refaites avec un soin tout particulier.
À la suite de cette décision, la consultation engagée pour le pont de la Grande Ravine avait elle aussi été suspendue. Elle vient d’être relancée et dans la foulée, vers la mi-janvier, ce devrait être le tour du pont de la Ravine la Fontaine.
En ce qui concerne le pont de la Ravine Trois-Bassins, la consultation s’est poursuivie avec les deux équipes porteuses des deux grands projets proposés. Le choix sera fait en commission d’appel d’offres, prévue elle aussi pour la mi-janvier.


Il y a 125 ans... les ouvrages d’art du CFR

125 km de voie ferrée et 157 ouvrages

Après la crise économique de 1860-63 et le marasme qui en a résulté pendant près d’une génération, la décision d’ouvrir "la première construction ferroviaire française de la zone coloniale intertropicale" (1) , conjointe au percement du port de la Pointe-des-Galets (1886), redonne confiance aux industriels du sucre en même temps qu’elle correspond à une visée stratégique de la France dans cette région du monde, marginalisée par l’ouverture du canal de Suez (1869).
L’historien et universitaire Edmond Maestri rappelle dans le détail les péripéties par lesquelles est passé le projet du CFR (Chemin de fer de La Réunion), dont les travaux commencent au début de l’année 1879.
Sur 123 km prévus de Saint-Pierre à Saint-Benoît (2) , la ligne ferroviaire de ceinture comportait pour l’époque le franchissement de quatre des treize rivières pérennes de l’île (rivière du Mât, rivière des Pluies, rivière des Galets et rivière Saint-Étienne) et quelques ravines spectaculaires.
À Saint-Leu par exemple, les cinq arches de plein cintre en pierre de taille de la ravine des Colimaçons sont les vestiges d’un de ces ouvrages d’art, ouvrages dont le projet global est approuvé le 19 août 1880. Ils furent l’œuvre d’environ 8.000 ouvriers au total, engagés d’origine africaine pour l’essentiel.
"... La proportion d’ouvrages d’art (92 aqueducs et 65 ponts) représentant 12% de la longueur de la ligne, dépassait largement les taux ordinaires", souligne l’historien en citant un mémoire de 1883 sur les travaux. Au Nord, entre Saint-Denis et la Grande Chaloupe, le CFR occasionne le percement, longeant la falaise sous la Montagne, d’un tunnel à voie métrique qui battait le record de longueur de l’époque dans sa catégorie : dix kilomètres et demi. Au total, 11 km de tunnel ont été achevés dès le mois d’août 1881 et 108 km de rail (86% du total) ont été posés en un an.

P. D.

(1) Edmond Maestri, “Naissance et premiers développements d’un outil économique : le chemin de fer de La Réunion”, in Économies et sociétés de plantation à La Réunion,
(2) La voie ferrée livrée le 12 juillet 1882 couvrait en fait plus de 125 km.


Patrimoine industriel

Il reste six anciens ponts du CFR

Sur les 65 ponts construits entre 1879 et 1882 pour faire passer la ligne du CFR, que reste-t-il aujourd’hui qui pourrait être versé au patrimoine industriel de La Réunion ?
Selon un recensement établi pour la DRAC par la cellule des “ouvrages d’art” du service d’exploitation de la route et des transports (DDE), 44 ponts font l’objet d’une fiche signalétique indiquant la commune, la voie franchie (ravine, rivière, cascade), une description sommaire de la structure, l’état de l’ouvrage et son utilisation actuelle.
Les quatre franchissements de rivière permanente ont donné lieu à des constructions dont certaines ont été réutilisées ultérieurement pour le passage de la route nationale. Quelquefois il y eu deux constructions différentes, comme sur la rivière Saint-Étienne ou la rivière des Galets.
Sur la rivière des Galets, le premier pont ferroviaire ayant été emporté par le cyclone du 4 février 1932, qui en démolit aussi les culées, on construisit plus en amont, entre 1933 et 1939, un pont routier métallique de système “Eiffel”, sous la direction de l’ingénieur Marcel Cerneau. Ce qui restait des piles du premier pont ferroviaire a été recouvert par le passage de “l’axe mixte”.
Un deuxième inventaire, d’Erik Zeimert, recensant le “Patrimoine des ouvrages d’art de l’île de La Réunion”, a été établi en décembre 1995 par le Service de l’exploitation des routes et des transports, avec le concours de la Conservation du patrimoine (DRAC).

Ravine des Chèvres : le plus vieux de l’île

La visée est différente puisqu’elle s’attache à inventorier, en vue d’un classement aux monuments historiques, les ouvrages construits depuis deux siècles et demi sur les anciens “chemins de ceinture” et voies départementales ou nationales, depuis le vieux pont de la ravine des Chèvres, daté par certains de 1752, tandis que l’auteur de l’inventaire évoque plutôt la période royale (1767-1789) en raison peut-être de l’écusson à fleur de lys sous le parapet amont. Ce pont, qui serait le plus vieil ouvrage d’art de l’île, a été "doublé et exhaussé pour le passage du chemin de fer, ce qui l’a légèrement déstabilisé", note l’inventaire.

Ainsi, l’index des “ouvrages retenus” proposés au classement mentionne trente-six ponts, dont quelques-uns sont mentionnés comme "ancien ouvrage du CFR". Ce sont :

- le pont de la Petite Ravine (Saint-Leu), dont les quatre arches en pierre de taille ont été recouvertes d’un tablier de béton, le "premier tablier précontraint poussé".

- l’ancien pont de la ravine des Colimaçons (Saint-Leu) est une ruine de belle allure, avec cinq arches en pierre de taille et des moellons en remplissage, visible depuis la route nationale.

- à l’Étang Saint-Paul, sur l’emplacement de l’ancien chemin de ceinture, le pont à deux travées, "en treillis métalliques sur culées et piles en maçonnerie de pierre de taille" est un exemple de "pont cage".

- à La Possession, sur la ravine Lafleur (RN1E), un ancien ouvrage du CFR présente encore un "arc surbaissé en pierre de taille, avec écoinçons et culées en moellons, chaîne d’angle en pierre de taille".

- Grande rivière Saint-Jean, sur le passage du chemin de ceinture de Sainte-Suzanne, un pont d’une travée, à poutres latérales métalliques, a été inventorié pour ses "pylônes de pont suspendu" aux extrémités, réutilisant les appuis d’un ancien pont suspendu du CFR.

- À Sainte-Suzanne toujours, sur la RN2, le pont à deux travées enjambant la grande rivière Saint-Jean, a depuis 1960 "un tablier de béton sur piles en maçonnerie, avec une voie métallique (Décauville) accoté à l’amont du tablier", qui est d’évidence un vestige du CFR.

P. D.

Route des Tamarins

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