Ravine des Trois-Bassins

Le démarrage en douceur d’un tablier pas comme les autres

2 septembre 2006

23 août 2006, l’ouvrage exceptionnel qui enjambera la Ravine des Trois-Bassins en est au lancement du tablier. Du littoral, cette ravine est reconnaissable à ses 3 grues : une par pile. Toutes trois sur la rive gauche : la première est achevée et c’est par là que commencent les travaux du tablier. La seconde est presque complète elle aussi. La troisième, qui sera la plus haute pile de tous les ouvrages de la route, en est à mi-hauteur.

Cette visite commence par un debriefing dans les locaux de Scetauroute avec celui des coordonnateurs de sécurité arrivé le plus récemment dans l’île (voir encadré). Jean-Claude Ducouret est nouveau et semble avoir besoin d’être rassuré sur la nature de notre enquête. Il court en effet des bruits étranges, difficiles à dissiper (voir encadré).
En fait, il y a toujours quelque chose de différent et de nouveau à apprendre au contact de ces "superviseurs" de chantier, à la fois très techniques et très généralistes, amenés à s’intéresser à tout mais en parfaite connaissance du moindre détail, de l’observation des normes de sécurité aux conditions de travail. Un métier qui les met très près des soucis des autres. Puis nous partons vers la Ravine des Trois-Bassins, au niveau des points de sécurité (PSR) 9 et 10, en faisant une halte dans les bureaux de Razel-Eiffages, sur le littoral après la Souris-Chaude.
Vincent Bonnefous, le Directeur des travaux, nous y attend avec tout ce qu’il faut pour passer en revue les différents types de coffrages (voir encadré). Il décrit les formes ovoïdes des piles et le système des consoles montées à la grue. Sur place, nous verrons que les hommes en sont à couler les premiers voussoirs et démarrent l’équipage mobile, qui est l’élément remarquable de ce chantier. C’est pour eux le commencement de la 2ème phase, dans une série de 12 qui vont durer près de 3 ans. Cette phase, qui présente un intérêt technique pour voir de l’intérieur la mise en œuvre de l’ouvrage, tout à fait nouveau à La Réunion, n’a par ailleurs rien de très "spectaculaire". Seul le résultat le sera, et on aura alors oublié comment.
Dominique Aubron, représentant d’Arcadis, maître d’œuvre pour cet ouvrage exceptionnel, nous rejoint pour la présentation virtuelle. Il a travaillé à toute la phase préparatoire, depuis la conception par le bureau d’architecte. Pendant la phase des travaux (2005-2008), il intervient sur le chantier pour vérifier "la conformité de l’ouvrage par rapport aux règles de l’art ; la conformité des calculs par rapport aux normes, la conformité de l’exécution sur site, le respect des enveloppes financières prévues par le maître d’ouvrage et le suivi du planning, en anticipant les réactions qu’il faut avoir en cas de problème...". Cela a l’air si simple, dit comme cela !

Nous nous rendons ensuite ensemble sur le chantier, avec Vincent Bonnefous et Jean-Claude Ducouret.
Le chantier - deux culées et trois piles de hauteurs différentes - ne compte pas plus de 44 hommes au total : coffreurs, grutiers, chauffeurs d’engin ou ferrailleurs de la SAMT en sous-traitance. Ces derniers façonnent les ferraillages et montent les armatures sur place. Chaque métier a donné lieu pratiquement à des formations différentes (voir encadré).
Nous arrivons par l’aire de ferraillage où un jeune homme ganté et masqué prépare les armatures qui seront hissées à la grue au fur et à mesure de l’avancement de la pile. À côté de lui, une sorte de grande cage circulaire ouverte au sommet et fixée à la base dans le béton sert de coffrage à la préparation de ces armatures, dont elle donne les dimensions.
Nous montons jusqu’à la plate-forme, sommet provisoire d’une pile qui en est à la moitié de son ascension. On y accède par un escalier en accordéon, comme sont les escaliers de secours accrochés aux façades d’immeubles.
Dans la mise en œuvre de la construction de la pile, tout l’environnement concourt au maximum de sécurité. Depuis la plate-forme, Jean-Claude Ducouret observe le rangement de l’aire de travail : chaque tâche se déploie dans un espace donné, et bien ordonné, qui facilite aussi les déplacements.
Un jeune intérimaire se fait reprendre par le Directeur des travaux parce qu’il a oublié de mettre ses lunettes. "La sécurité n’est pas une affaire individuelle, c’est un environnement", explique Jean-Claude Ducouret en faisant voir autour de lui tout ce qui concourt à la sécurité des travailleurs du chantier : une plate-forme protégée des chutes de pierres par la pose de filets et par des murs, des aires de travail propres et rangées, des garde-corps et des mains-courantes partout où c’est nécessaire.
Cela n’élimine pas tout risque, mais c’est pour faire comprendre que la sécurité sur un chantier est vraiment "une affaire collective". Développer un esprit d’équipe dans lequel la responsabilité de chacun est engagée à son juste niveau est à ses yeux le meilleur moyen de limiter les risques.

P. David


Par mesure d’économie

Vous vous demandez ce qu’est un tablier en béton précontraint ? C’est toujours Vincent Bonnefous qui a la réponse. "Ce sont des câbles en acier qui compriment le béton pour reprendre de la flexion. L’image courante est celle d’une rangée de livres qu’on comprime avec les deux mains pour pouvoir la transporter : c’est à peu près ce que font les câbles en traversant le tablier. À chaque extrémité, des ancrages avec des vérins hydrauliques mettent les câbles en tension".
Un autre type de précontrainte intérieure au béton est celle des câbles éclisses : elles intervient une fois que la partie centrale a été clavée. Enfin, une précontrainte transversale est apparente de l’intérieur du tablier.
L’ensemble vu sur écran donne l’image d’un ouvrage comprimé et ficelé de toutes les façons possibles. La précontrainte est intérieure, extérieure, transversale et extradossée !
Sur place, cette phase d’avancée de l’équipage mobile est à peine constatable. Les ouvriers perchés à 30 mètres de haut font monter à la grue des machines et des matériaux. Les choses se mettent en place, sans à-coup. Sans pression non plus : ils n’en sont pas encore à la pose des matériaux.
"La précontrainte extradossée permet de diminuer la section du tablier, puisqu’on gagne en bras de levier", explique Vincent Bonnefous.
"C’est un souci d’économie, à la base", nous avait dit Dominique Aubron, lors de la présentation virtuelle. "Le choix de la précontrainte extradossée permet de diminuer l’épaisseur du tablier, de réduire les quantités de béton et d’armatures. En plus, avec une première travée de 126 mètres (la partie du pont entre la culée zéro de la rive droite et la première pile - NDLR), on aurait eu un tablier de 7 mètres d’épaisseur, au lieu de 4 mètres".
Mathématiques impertinentes : sachant que ce tablier à précontrainte extradossée va utiliser 7.000 mètres cubes de béton à haute performance, combien de toupies de 5 mètres cubes de béton vont échapper au voyage qu’elles auraient dû faire si le tablier avait eu 3 mètres d’épaisseur en plus sur 375 mètres de long ?


En bref

o Calendrier
L’ordre de service pour les travaux de la Ravine des Trois-Bassins date déjà du 17 juillet 2005. Les premiers travaux d’aménagement des pistes (terrassements) ont démarré en octobre de l’année dernière. La durée prévisionnelle du chantier est de presque 3 ans et la livraison est attendue pour avril 2008.

o Concours de maîtrise d’œuvre : Deux projets concurrents
En novembre 2001, la Région a lancé le concours de maîtrise d’œuvre, donnant le signal des débuts de la conception pour l’ouvrage exceptionnel destiné à cette ravine. Il y a eu deux lauréats au concours : l’un avait proposé un projet très esthétique appelé "Paille-en-queue", l’autre un ouvrage "à précontrainte extradossée", avec des câbles ou haubans proportionnés à la dissymétrie de la ravine. C’est finalement ce dernier projet qui a été retenu, en raison de son moindre coût principalement. Le montant des travaux est estimé à près de 31,5 millions d’euros.


Coordonnateurs de sécurité

Ils ont l’œil à tout

Arrivé de France il y a 2 mois, Jean-Claude Ducouret est coordonnateur de sécurité, à la société Présents, sur la partie de la section 2 qui comprend les TOARC* 1 et 2. Avec Thierry Gluza et Alain Bonduel, ils sont maintenant trois à se compléter - et se remplacer le cas échéant - pour le suivi des questions de coordination des travaux et de la sécurité.
Jean-Claude Ducouret quant à lui a travaillé précédemment sur plusieurs tronçons d’autoroutes, dont l’A 89 (entre Brive et Clermont Ferrand) et sur le viaduc de Tulle, qui a des caractéristiques semblables à l’ouvrage de Trois-Bassins, mais à 145 mètres d’altitude. "La différence ici est qu’il faut réaliser le tablier en plusieurs phases, en raison de son architecture, du fait des bracons métalliques qui soutiennent le tablier", ajoute Jean-Claude Ducouret.
Son travail consiste à vérifier la qualité de l’équipage. "Il est dans le vide. Nous devons veiller à ce qu’il ne tombe pas. Ce n’est pas tant la hauteur qui est un problème, que le fait qu’il soit dans le vide". Il doit s’assurer de la stabilité de l’ensemble, de sa protection et de la sécurité des ouvriers sur l’équipage même. "Sur ce type d’ouvrage, ils n’ont pas le droit à l’erreur et les personnes choisies pour l’encadrement des équipes sont d’un haut niveau de formation et de responsabilité", poursuit Jean-Claude Ducouret.
Son rôle à lui, même en présence de chefs d’équipe hyper vigilants, est de s’assurer que les tâches sont faites dans l’ordre qu’il faut pour ne pas compromettre la sécurité de toute une équipe.

* TOARC : Terrassement Ouvrage d’art et restauration des communications


Un regard extérieur

Arrivant pour “Témoignages” sur le chantier de la route des Tamarins, j’ai entendu depuis 4 mois des choses étonnantes chez quelques-uns de mes interlocuteurs, auxquelles il peut être utile de répondre, pour resituer ce projet.
Les motivations et objectifs de cette enquête ont été exposés en toute franchise au Directeur des opérations, Jean-Jacques Gueguen, à qui a été adressée la première demande d’autorisation : l’accident mortel d’octobre 2005 est venu rappeler à tout le monde qu’un chantier exceptionnel se conduisait sous nos yeux, que comme tel il pouvait être dangereux et que nous avions tout simplement "oublié" d’aller voir ce qu’il représente au jour le jour, et pas seulement dans sa finalité de politique d’aménagement du territoire.
L’accident en lui-même a été le départ d’une prise de conscience, interprétée néanmoins par certains comme prétexte à une sorte de contrôle journalistique des conditions de sécurité du chantier.
D’autres ont vu en “Témoignages” l’œil et l’oreille de la Région. "Vergès i vey aou !", a dit en plaisantant un chef d’équipe à l’un de ses camarades que je venais d’interviewer en lui disant que cela paraîtrait dans “Témoignages”.
J’ai beau expliquer que le journal de la Région sur le même sujet s’appelle Tamarinfos et que je fais quelque chose de différent, le message aurait-il du mal à passer ?
Le seul but fixé à ces enquêtes est de produire une chronique du travail, dans une branche donnée - les TP - dans le but de comprendre ce qu’un tel chantier peut apporter au monde du travail réunionnais : en quoi le contact entre des entreprises extérieures et des entreprises locales peut changer la donne, améliorer autant que possible les conditions de travail, les perspectives de carrière, les salaires, etc... des ouvriers réunionnais ? Le sentiment gardé, d’article en article, est que le temps consacré à cette recherche ne lui permet que difficilement d’être à la hauteur de son ambition initiale.
Il n’y a aucune illusion à avoir sur ce qu’une visite de temps en temps peut permettre de voir. Mais cela devrait tout de même favoriser des échanges humains, permettre une connaissance approfondie du monde de l’entreprise et permettre surtout de donner du monde du travail une vision différente de ce qu’on en voit d’habitude. Les journaux ne parlent du monde ouvrier que lors des grèves, du 1er mai, d’accidents du travail ou de fermeture d’entreprises avec ou sans plans sociaux. Et le reste du temps ?
Au jour le jour, un chantier de travaux publics, même pour une œuvre exceptionnelle, n’est pas forcément spectaculaire. Cette chronique cherche à sortir des stéréotypes bien ancrés par "la société du spectacle" et tenter d’entrer dans l’intimité de ce qu’un poète français a appelé “l’épopée du Banal” (1) .
Elle ne vise à rien d’autre qu’à tenter d’accompagner dans la durée, avec tous ses aléas, la réalisation d’un chantier destiné à laisser une trace durable dans la vie de l’île. Elle n’est pas sûre d’atteindre son but. Elle n’a de chance de l’atteindre que si chacun exerce, là où il/elle est, sa totale liberté de parole.
Un regard extérieur est toujours dérangeant. Rapporter de façon "non-avertie" (ce n’est pas notre univers) un moment de la vie d’un chantier peut avoir des conséquences inattendues.
Nous l’assumons d’autant plus que cette chronique est faite dans une totale bonne foi, sans visée ni de contrôle, encore moins de surveillance - qui ne sont pas de nos compétences.

(1) Gérard Noiret, Le commun des mortels, Actes Sud 1992.

P. David


De la conception à l’ouvrage

Vincent Bonnefous, lorsqu’il présente sur l’écran de son ordinateur les différents croquis correspondant à la fabrication du tablier, communique la passion de ces hommes de métier pour la conception d’une œuvre au destin particulier. Mais comment se passe le relais entre ceux qui font les plans et ceux qui vont l’exécuter ?
"Le tablier, en section transversale, comporte un caisson central, avec la particularité d’un voussoir central incliné vers l’extérieur, ce qui en complique l’exécution. On a des bracons métalliques tous les 3,60 mètres sur la longueur du tablier. Le voussoir est l’élément du tablier qui correspond à une longueur de coulage et ceux-ci sont de 3,60 mètres", explique-t-il.
Pour la réalisation, un équipage mobile entièrement métallique permet l’avancée du tablier par suspension au voussoir précédent. Les préparateurs du béton n’ont aucun droit à l’erreur...
Vincent Bonnefous poursuit la présentation : "Deux grosses poutres, sous le tablier, sont supportées par une poutre transversale et vont prendre appui à l’arrière ; et sur ces deux poutres, d’autres poutres métalliques viennent supporter le coffrage". Les images défilent à l’écran, certaines poutres en bleu, d’autres en rouge...
Sur place, les travaux démarrant tout juste, je ne verrai, une trentaine de mètres au-dessus de ma tête, qu’un caisson (un voussoir) ouvert dans lequel l’enchevêtrement des poutres visible à l’écran n’est pas encore en place.
Les dessins d’architecte sont toujours d’une netteté qui donne le sentiment d’avoir affaire à une horlogerie suisse. Sur le terrain, si on arrive au bon moment, c’est un maillage de ferraille et de béton chiffré au final en milliers de mètres cubes de béton et plus de 2.000 tonnes d’armatures, pour l’ensemble du pont.
"Les techniques sont courantes, mais la particularité est que pour chaque ouvrage, il faut des coffrages différents, parce que les dimensions changent", poursuit Vincent Bonnefous.
Les équipages ne sont pas récupérés, ils sont mis à la ferraille. Les responsables du chantier évoqueront même la question du traitement de toute cette ferraille, une fois utilisée.
Une des particularités de l’île est que l’absence d’une filière de recyclage de l’acier oblige à exporter les rebuts à l’étranger - en Inde, dit-on. Les entreprises de La Réunion paient pour son évacuation à l’export alors qu’ailleurs, ce sont les recycleurs qui l’achètent.


Les formations : Centhor, CFA de Saint-André, CCI et RSMA

Les coffreurs recrutés pour le CFA de Saint-André y ont appris les bases. La sélection par Razel-Eiffages a porté sur une douzaine de stagiaires, 4 à la Ravine des Trois-Bassins, 3 sur un chantier proche : les 7 ont été pris en intérim. J’en verrai 3 sur la plate-forme de la Pile 1.
Avec le RSMA, le groupement a mis en place une formation au métiers des TP. Ils avaient des modules de formation très divers, sur les différents métiers, mais rien de spécifique pour les coffreurs. Ils ont créé un module de formation sur 6 mois. L’entreprise a pris les stagiaires pendant 15 jours à la fin de leur formation et en a gardé 2 en intérim.
Les grutiers ont un certificat de conduite correspondant à une formation de 6 mois ; 2 viennent de France et les 3 autres, qui sont d’ici, ont complété leur formation sur place.
Je ne verrai pas les grutiers, de sorte que nos échanges sur les avantages comparatifs des formations et leurs perspectives restent en suspens.

Route des Tamarins

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