Ti train lontan

Les souvenirs impérissables d’un cheminot réunionnais

30 novembre 2007, par Edith Poulbassia

C’est l’un des derniers Réunionnais à avoir travaillé pour le chemin de fer, de 1944 à 1955. Maurice Grondin, 85 ans, nous raconte ces années de dur labeur passées à entretenir les rails, les gares, les magasins, les ponts de la compagnie de chemin de fer.

Sans se souvenir du prix exact d’un ticket de train, Maurice Grondin soutient que le prix était abordable et qu’il permettait, même au plus modeste, de faire le tour de l’île.

C’est une personne que l’on écouterait parler pendant des heures. Monsieur Maurice Joseph Albert Grondin est une vraie mémoire vive. Il est née le 19 février 1922 à la Plaine-des-Palmistes, a résidé à Saint-André, Saint-Denis, avant de s’installer à Sainte-Suzanne avec son épouse. À 85 ans, le gramoune coule une retraite bien méritée. Car, le travail, ce n’est pas ce qui lui a manqué depuis son plus jeune âge. À 12 ans, il était déjà ouvrier agricole. Et puis il fallait bien aider ses parents, s’occuper des boeufs, des cochons, cultiver les songes, le maïs. « Si ou planté pa, ou mangé pa », se souvient Maurice Grondin, avant d’ajouter : « mé au moin nou té autonome ». Jusqu’à l’âge de 22 ans, il gagne sa vie sur les habitations, notamment à Saint-André. Entre propriétaire et ouvrier agricole, pas de contrat. Pour un franc de plus, on allait travailler pour un autre employeur. Sauf si l’on vivait sur la propriété. Trois fois par semaine, Maurice Grondin travaillait à l’usine de la Rivière-Du-Mât pour charger le sucre dans les wagons. C’est comme cela qu’il fait son entrée au chemin de fer.
1944 est un tournant pour le jeune homme. Il obtient un emploi au CPR (Chemin de fer et Port de La Réunion) et y occupera différents postes jusqu’en 1955. Près de 10 ans de bons et loyaux services au CPR (puis au CFR après la départementalisation en 1946) au cours desquels il ne sera jamais titularisé. Seule reconnaissance obtenue récemment, une distinction remise par la commune de Sainte-Suzanne.
Travailler au chemin de fer de la Réunion (CFR) pour Maurice Grondin c’est aujourd’hui une fierté et à la fois une référence à un passé douloureux. « C’était dur, très dur », confie t-il. Difficile pour lui de trouver les mots pour dire à quel point ça l’était. Mais malgré tout, il regrette l’abandon du ti train. « On n’aurait pas dû supprimer le chemin de fer », dit-il spontanément. Un moyen de transport qui était efficace, abordable pour la population, mais qui a fini par disparaître pour satisfaire aux intérêts économiques des usiniers.

« Nous étions des forçats »

Stocker le sucre partout où il était possible de le faire. C’est la première tâche de Maurice Grondin lorsqu’il est embauché au CPR en juin 1944. Il le fait pendant un an. Dans la lointaine colonie qu’est La Réunion, la seconde guerre mondiale n’est pas sans conséquence. Le sucre produit doit être stocké car il n’est plus exporté. « Pendant un an, j’ai stocké le sucre dans les magasins des gares, je me rappelle qu’il y en avait deux à la Providence. On était même obligé de stocker dans les dépôts de banque, et à l’église Saint-Thomas qui était délaissée », raconte la gramoune.
Après la guerre, Maurice Grondin est affecté à l’entretien des voies sur la portion de Saint-Denis. « On changeait les rails, les traverses en bois, depuis l’entrée du tunnel à Saint-Denis jusqu’à la piste actuelle de Gillot. La plus grosse équipe de cheminots se trouvaient à Saint-Benoît, car les voies partaient jusqu’à la Rivière-Du-Mât (...) On travaillait pieds nus, dans le soleil, sur du bois qui chauffait plus que le fer. Et les outils, ils étaient si lourds ! Des barres à mine de 10kg, des machettes de 4kg ». « Nous étions des forçats », lance-t-il.
Maurice Grondin se souvient en particulier d’un événement. Le cyclone qui a endommagé le pont de la Rivière des Galets en 1948. « On devait combler avec des galets ramené par trains entiers de la Rivière des Pluies ». L’année suivante, Maurice Grondin demande à changer d’intégrer l’équipe du bâtiment. « Je me souviens, c’est l’année où je me suis marié. Je savais travailler le bois alors j’ai demandé à changer de poste ». Le travail ne sera pas moins pénible. Maurice et ses collègues doivent intervenir sur tout le chemin de fer, de Saint-Benoît à Saint-Pierre. Un toit à construire ou à réparer, un parquet en tamarin à poser... Maurice prenait le premier train pour se rendre au Port où se trouvaient les ateliers. « Le premier train à arriver au Port c’était celui de Saint-Paul à 5 heures. Devant la gare de la Possession, des milliers de dockers attendaient le matin. Leur boulot c’était de décharger les sacs de marchandises. Le sel de 100 kg, le riz de 75 kg, le maïs et le sucre de 84 kg ».

De l’entretien des voies aux bâtiments

Faire partie de l’équipe des ouvriers du bâtiment, c’est aussi accepter de rester loin de sa famille pendant plusieurs jours. « Quand notre premier enfant est né en 1950 j’étais à Saint-Louis. Le cyclone avait cassé un rail à Pierrefonds et donc je ne l’ai vu que deux jours après sa naissance. L’épouse du chef de gare m’avait prévenu que ma femme était entrée à la maternité, et que tout s’était bien passé ». Il se souvient des jours où il devait rester à Saint-Pierre. « Il y avait une vieille gare aménagée en dortoir pour les ouvriers et les mécaniciens de train. On avait de la place pour faire la cuisine, un robinet d’eau. »
Côté salaire, Maurice Grondin se souvient qu’il a commencé en 1944 avec 700 francs, en 1958 il touchait 1800 francs. « On était quand même mieux payé qu’un policier qui recevait seulement 400 francs, ou qu’un employé des PTT, de l’hôpital communal », relève t-il. Mais Le salaire d’un “temporaire” atteignait à peine la moitié d’un employé titulaire. Le travail, lui était pourtant le même, voire plus ingrat. « Dans mon équipe, nous étions une dizaine d’auxiliaires, dont Victor Langenier qui était chef maçon. Je me souviens de ses enfants, comment ils vivaient dans la misère. Je les voyais jouer dans la poussière. Lui aussi il a souffert pour les élever », raconte-t-il. Pour obtenir une augmentation de salaire, il ne suffisait pas d’être « un bon travailleur ». Maurice Grondin se rappelle d’une anecdote qui témoigne des conditions de travail : « un de mes collègues est allé demander une augmentation au chef comptable, un certain M. Malet. On était alors en plein mois de juillet. M. Malet lui a répondu qu’il donnerait une augmentation à condition que l’employé lui ramène un ballot de letchis. Mais mon collègue lui a répondu que ce serait impossible, puisque la saison n’avait pas commencé. Et bien justement, est-ce que tu crois que c’est la saison des augmentations ? Lui a répondu M. Malet ! ». Maurice Grondin avait au moins la chance de savoir lire et écrire. Ce qui n’était pas le cas d’un grand nombre de travailleurs, lesquels ne pouvaient vérifier leurs bulletins de paie et les documents qu’on leur demandait de signer.
Maurice Grondin n’a jamais possédé de carte syndicale. Toutefois, dit-il, « j’étais un sympathisant et je participais aux réunions syndicales au Port pour défendre les salaires, la semaine de 40 heures, les congés payés ». Au nom de Léon de Lépervanche, il revient au gramoune l’image d’un « prolétaire qui mangeait sur la vanne avec les grévistes. Le communiste le plus loyal, qui se battait pour le peuple ».

Après le chemin de fer, la léproserie

À la fermeture du chemin de fer, Maurice doit trouver un autre emploi. On lui propose un poste d’agent d’entretien à la léproserie. « Le premier jour de travail, je suis resté la matinée, et je suis parti. Je ne pouvais pas supporter de voir ces malades ; Je n’aurais pas pu venir tous les jours. Ces malades étaient vraiment à l’abandon. À part les religieuses, il n’y avait pas d’infirmières civiles ». Maurice Grondin tente de vivre de sa propre activité à Patate à Durand. Il élève quelques bêtes, mais très vite il se dirige vers le bâtiment, un secteur qui embauche. La Réunion est en pleine construction. Logements de la SIDR au Chaudron, cases Tomy... Même les habitants des Hauts viennent chercher du travail sur le littoral. Maurice Grondin a participé à la construction de rues, du vélodrome de Saint-Denis, travaillé à la SBTPC de 1972 à 1985, construit la base 180 de Gillot, le premier pont échangeur, la piste de Gillot... « On avait des champs de filaos à couper et déraciner. On nous donnait une pelle, une pioche, et une hache. Et qu’on se débrouille avec ça ! On transportait ensuite les chicots en charrette. Pas de camion ».
Evidemment, la fin du chemin de fer n’arrange pas tout le monde. La majeure partie de la population n’a pas de voiture, les travailleurs doivent compter sur “le bus la ligne” pour se rendre sur le lieu de travail. Avec la route du littoral en 1963, la portion Saint-Denis la Possession est complètement fermée. Les usiniers ne trouvaient plus rentables le chargement du sucre à la gare de Saint-Denis. Le sucre est placé en vrac dans les cachalots, sans sacs de jute, direction la route en corniche. Maurice Grondin se souvient très bien du sort réservé aux rails, aux ponts, aux locomotives. « Tout était haché, récupéré, chargé par morceaux dans les bateaux vers l’Afrique du Sud. Le chemin de fer n’était pas perdu pour tout le monde ». Sous entendu, il y en a qui ont dû s’en mettre plein les poches.
Pour Maurice Grondin, le chemin de fer donnait déjà des signes de faiblesse en 1946. « C’était un chemin de fer malade », qu’on en voulait pas moderniser. Avec sa lente agonie, c’est toute une facette de la vie lontan qui disparaissait. « 150 à 200 passagers prenaient le train chaque jour entre Sainte-Marie et Saint-Denis. Des professeurs qui venaient de Sainte-Marie, Sainte-Suzanne ; des bazardiers, vendeurs de manioc qui déposaient leurs marchandises dans les wagons, après les avoir pesées. Et puis comment ne pas se rappeler les vendeurs de poissons à la Grande-Caloupe, des vendeurs de bonbons coco à Saint-Gilles. » Sans se souvenir du prix exact d’un ticket de train, Maurice Grondin soutient que le prix était abordable et qu’il permettait, même au plus modeste de faire le tour de l’île. Ou presque.

Edith Poulbassia


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