Pourquoi des milliers d’hectares de terres agricoles sont-elles en friche ?

Autonomie alimentaire de La Réunion : préserver les terres agricoles de la spéculation liée aux déclassements de terrain

28 mars 2022, par Manuel Marchal

La crise en Ukraine a une conséquence notable sur La Réunion : la perturbation de son approvisionnement par les compagnies maritimes. Cela fait augmenter les prix des intrants indispensables à l’agriculture, ainsi que le prix des aliments importés. C’est la conséquence du néocolonialisme en place à La Réunion, qui vise à faire de notre île une lessiveuse recyclant des transferts publics en capitaux privés qui sont ensuite rapatriés en Europe. Une telle politique ne vise pas à l’autosuffisance alimentaire de La Réunion. L’autosuffisance alimentaire va à l’encontre des profits de l’économie de comptoir imposée par le néocolonialisme, car elle permettrait à La Réunion de produire des richesses qui resteraient dans notre île. Or, ce néocolonialisme rend près de 900.000 Réunionnais excessivement vulnérables à la moindre crise internationale, compte tenu de la dépendance aux importations venues d’Europe à plus de 70 %. Cette dépendance s’appuie sur une politique qui fait des terres agricoles un moyen de réaliser des profits considérables. Si une terre capable de nourrir les Réunionnais devient constructible, elle est définitivement perdue mais elle permet à son propriétaire de gagner d’un coup plusieurs millions d’euros.

La semaine dernière, l’union des syndicats agricoles, des collectivités, des parlementaires et des maires de La Réunion a remporté une grande victoire, comme l’a indiqué un communiqué de la CGPER : l’État s’est engagé à accorder chaque année 14 millions d’euros d’aides supplémentaires aux planteurs de canne à sucre pour qu’ils puissent faire face à l’augmentation considérable des coûts de production liée à la hausse du prix des intrants, ainsi qu’à la baisse des revenus causée par plusieurs années de sécheresse.
Or, les plantations de cannes à sucre sont souvent montrées du doigt en tant qu’obstacle à l’autosuffisance alimentaire de La Réunion. Certains affirment qu’il faut arrêter de planter de la canne à sucre et la remplacer par des cultures vivrières. Ce discours simpliste ne tient pas la route car La Réunion ne manque pas de terres cultivables.
La Réunion compte plusieurs milliers d’hectares de terres en friches, dont une partie sont irriguées. Ces superficies peuvent accueillir des cultures vivrières, ainsi que produire de l’aliment pour le bétail.
Par ailleurs, sur les terres cannières, une diversification est déjà mise en œuvre et pourrait être intensifiée. Nos anciens cultivaient des légumineuses en intercalaire, entre deux rangs de cannes à sucre. La mobilisation de ces terres permettrait de réduire considérablement la dépendance de La Réunion aux importations. Avec une intensification de nos échanges avec nos voisins pour faire venir ce qu’il nous manque, alors notre île pourra être à l’abri de lointaines crises internationales aux conséquences désastreuses. Des mesures sont déjà mises en œuvre pour reconquérir les terres en friches. Elles méritent d’être intensifiées.

L’État peut imposer de cultiver des terres en friche

En 2014, la Préfecture avait organisé une rencontre avec la presse pour faire le point sur la question des terres en friche à La Réunion et sur les moyens mis en œuvre pour les remettre en culture.
A La Réunion, l’État a mis en œuvre la procédure Terres incultes. C’était, à l’époque, le premier département à le faire. « Les terres en friches ont été estimées par la SAFER à près de 6000 hectares », indiquait la Préfecture en 2014, « les causes les plus fréquemment observées sont ainsi la spéculation (les propriétaires laissent en friches des parcelles qu’ils espèrent voir déclassées au plan d’urbanisme) ou les problèmes de succession (division de la parcelle entre plusieurs héritiers non agriculteurs ou encore indivision et conflits entre les ayants droits) ».
Concernant le foncier inexploité, selon le Code rural, « est réputée inculte, la parcelle cadastrale sur laquelle aucune spéculation agricole n’a été pratiquée depuis plus de 3 ans soit par le propriétaire ou tout titulaire du droit d’exploitation. Ce délai est réduit à deux ans dans les zones de montagne délimitées, conformément à au décret n°75-202 du 18 mars 1975, à l’arrêté interministériel en date du 18 mars 1975 et à la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne. ».

1055 hectares remis en culture en 5 ans

Entre 2008 et 2013, la procédure Terres incultes a concerné 12 communes. Après avoir identifié les terres incultes et sous-exploitées, une médiation est lancée auprès des propriétaires concernés. Puis une enquête publique est déclenchée. Vient ensuite une mise en demeure. Le propriétaire est averti de la nécessité de remettre en culture sous 8 mois. Sans réponse de sa part au bout de deux mois, ou s’il renonce à cultiver, l’État a la possibilité de déclencher la procédure du fermage d’office.
Le Préfet, après avis de la CDAF, peut engager à tout moment la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique ou procéder à un Fermage d’Office. « Une fois les possibilités de recours épuisées, l’État cède le bien exproprié à la SAFER dans le cadre d’une convention de cession. La SAFER verse les indemnités aux propriétaires expropriés ou consigne les sommes. Elle rétrocède ensuite la parcelle à un agriculteur en veillant à ce que ce dernier procède à une mise en valeur ».
Voici le bilan des terres remises en culture entre 2008 et 2013 : depuis 2009, 1055 hectares ont été remis en culture.

Combien d’hectares perdus en 5 ans à cause de la spéculation ?

Mais 500 hectares recensés comme terres en friche ont été définitivement perdus : « Les retraits pour raisons diverses sont causés essentiellement par des erreurs de repérage des parcelles, de changements de propriétaire qui invalident la procédure, de changement du PLU, ou encore une remise en culture impossible (pas d’accès à la parcelle, construction illégale ou encore pente trop importante par exemple) ».
Autrement dit, sur 1500 hectares qui auraient pu être mis en culture, un tiers n’a pas pu l’être.
Or, ces 1055 hectares remis en culture ne font que compenser les terres qui sont perdues pour l’agriculture à cause de l’urbanisation, ou qui tombent en friche parce que leur propriétaire mise sur leur déclassement pour toucher le jackpot. Si 5 hectares deviennent constructibles, la vente du terrain à bâtir peut rapporter facilement 10 millions d’euros.

L’argent ne se mange pas

Or, une chose est sûre : l’argent ne se mange pas. Cela amène à s’interroger sur le pouvoir que détiennent des élus qui peuvent décider d’enlever des terres à l’agriculture pour les rendre constructibles. Un soutien à une élection peut en effet se monnayer en échange de la promesse d’un déclassement de terres agricoles. Par ailleurs, les pressions d’importants groupes immobiliers favorisent également le déclassement de terrains. En échange de la construction de quelques dizaines de logements sociaux, ce sont des dizaines d’hectares qui deviennent d’un coup impropres à l’agriculture alors que ce sont des terres cultivables, voire même irriguées, qui peuvent nourrir des milliers de Réunionnais.

Halte à la spéculation sur les terres agricoles

La pandémie de coronavirus et la guerre en Ukraine montrent une nouvelle fois la vulnérabilité de La Réunion à la moindre crise internationale. La desserte de La Réunion est assurée par des compagnies maritimes extérieures à notre île, dont le centre d’intérêt n’est pas d’assurer la sécurité des approvisionnements de La Réunion. Les prix des intrants flambent, ceux des importations risquent de suivre le même chemin, la pénurie guette. La situation est urgente. Elle impose des mesures d’exception. La priorité est donc dans la préservation des terres agricoles et dans la remise en culture de milliers d’hectares de friches.
Par conséquent, tout déclassement de terrain doit être proscrit, à moins qu’il ne se traduise par la construction de centaines de logements sociaux sur quelques hectares. Tout doit être mis en œuvre pour que cesse la spéculation sur les terres agricoles.
L’agriculture est également un gisement d’emplois. Sur les milliers d’hectares qui doivent être remis en culture, un nombre important d’emplois pourra être créé, grâce à l’installation de jeunes agriculteurs.
Ceci impose une remise à plat. Et si le droit commun ne permet pas de préserver les terres qui nourrissent les Réunionnais de la spéculation, alors un cadre spécifique doit être mis en œuvre. Ce cadre pourra être défini dans la Conférence territoriale élargie au sein de laquelle pourra être élaboré un projet réunionnais, base de la négociation de nouvelles relations entre La Réunion et la France.

M.M.

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