La cheffe de l’extrême droite accueillie à La Réunion pendant les célébrations de l’abolition de l’esclavage

Banalisation de l’extrême droite française à La Réunion : le poids de l’assimilation

24 décembre 2021, par Manuel Marchal

Comment expliquer qu’à La Réunion, un pays de descendants d’immigrés ayant subi l’esclavage et la colonisation, le chef de l’extrême droite française soit accueilli en grande pompe par deux maires, rencontre des acteurs économiques et tout cela en pleine commémoration de l’abolition de l’esclavage ? La disparition de quasiment tous ceux qui, à La Réunion, luttèrent contre l’extrême droite française quand elle était au pouvoir entre 1940 et 1944 et l’affaiblissement du Parti communiste réunionnais, principal rempart à l’extrême droite, ne sont pas les seuls facteurs. Le poids de l’assimilation est en cause. Avec le développement de l’Internet et de la téléphonie mobile, jamais La Réunion n’a été aussi proche de la France. L’assimilation importe encore plus facilement à La Réunion les problèmes et modes de pensée de la France, où la situation et l’histoire sont bien différentes.

Un territoire, une seule assemblée et donc une seule élection au lieu de deux, c’est ce que propose le PCR.

En 2002, le candidat de l’extrême droite se qualifia pour le second tour de l’élection présidentielle avec plus de 16 % des suffrages. A La Réunion, il arriva en 3e position avec 3,8 % des voix. Au second tour, l’extrême droite obtint près de 18 % des suffrages à l’échelle de la République, et 8 % à La Réunion. Entre les deux tours de scrutins, de nombreuses manifestations eurent lieu en France contre la présence de l’extrême droite au second tour de la présidentielle. A La Réunion, la lutte contre l’extrême droite était à l’ordre du jour du 1er mai, face à la menace qu’un tel régime fait peser sur les acquis arrachés depuis plus d’un siècle par les syndicats. Notre île a alors su se hisser au niveau de son image de terre du « vivre ensemble », rejetant massivement l’extrême droite assimilée à du racisme.
15 ans plus tard à la présidentielle de 2017, un candidat de l’extrême droite se qualifie de nouveau pour le second tour. Force est de constater que les manifestations ont été beaucoup plus rares. Avant le premier tour, le candidat de l’extrême droite fut même reçu officiellement par un maire. A La Réunion, l’extrême droite obtint même un meilleur résultat à La Réunion qu’en France au second tour : près de 40 % des suffrages dans notre île contre 34 %.
Lors des Européennes de 2019 sur fond d’abstention record, la tendance se confirme dans les suffrages exprimés : l’extrême droite est arrivée largement en tête dans toutes les communes de La Réunion, et obtint à l’échelle de l’île plus de 31 % des suffrages exprimés, soit plus de 56.000 voix.

Des millions d’Européens réduits en esclavage par l’extrême droite

Pourtant, mis à part le sexe et le prénom du chef de l’extrême droite française, rien n’a changé dans l’idéologie de cette mouvance qui arriva légalement au pouvoir en 1940 en France avant d’en être chassée par la victoire contre le nazisme. Ceux qui appelaient au Front républicain contre l’extrême droite le soir du 21 avril 2002 sont souvent beaucoup plus discrets sur ce point. Les 56.000 voix de l’extrême droite aux Européennes de 2019 attirent-elles à ce point les convoitises ?
L’affaiblissement du combat contre l’extrême droite à La Réunion a abouti pour le moment au résultat suivant : à La Réunion, un pays de descendants d’immigrés ayant subi l’esclavage et la colonisation, la cheffe de l’extrême droite française est accueillie en grande pompe par deux maires, rencontre des acteurs économiques et tout cela en pleine commémoration de l’abolition de l’esclavage. C’est un incroyable retournement de situation. Ce fut en effet l’esclavage dans des camps qui fut imposé aux opposants et aux personnes cibles de mesures racistes par les gouvernements d’extrême droite qui dominaient l’Europe durant la Seconde guerre mondiale, y compris en France entre 1940 et 1944.

Disparition des résistants à l’extrême droite quand elle dirigeait la France

Mais avec la disparition de quasiment tous ceux qui connurent l’extrême droite au pouvoir en France et mirent leur vie en jeu pour la combattre, le souvenir de ce qu’est réellement ce régime s’estompe. Bruny Payet faisait partie, avec notamment Paul Vergès et Jacques Vergès, de ces jeunes Réunionnais à peine sortis du lycée qui s’engagèrent dans la France libre alors que l’URSS n’avait pas encore gagné la bataille décisive de Stalingrad. Entre les deux tours de la présidentielle de 2017, Bruny Payet appelait Témoignages tous les jours pour demander que notre journal appelle à voter pour Emmanuel Macron. Personne ne pouvait suspecter la moindre convergence de Bruny Payet avec le programme du futur président de la République. L’essentiel était pour lui d’empêcher l’extrême droite de revenir au pouvoir quitte à soutenir ouvertement un autre candidat capitaliste. Il avait connu l’extrême droite au pouvoir et savait ce que cela signifiait.
Un autre facteur de la banalisation de l’extrême droite française à La Réunion est l’affaiblissement du PCR. En effet, les communistes furent les principaux acteurs de la victoire contre le nazisme en Europe et contre l’impérialisme japonais en Asie. Ainsi fort logiquement, un Parti communiste est donc le principal rempart à l’extrême droite. En 2002, le PCR avait les moyens d’assurer cette responsabilité et menait le Front républicain : la menace de l’extrême droite fut écrasée. Mais 15 ans plus tard, le PCR n’avait plus les mêmes moyens : la digue a cédé et l’extrême droite a réalisé un meilleur score à La Réunion qu’en France.

Importation des problèmes de l’Occident à La Réunion

A cela s’ajoute un facteur plus décisif : l’assimilation. Avec le développement de l’Internet et de la téléphonie mobile, jamais La Réunion n’a été aussi proche de la France. Les Réunionnais peuvent suivre en direct l’actualité en France et les débats qui marquent ce pays. Le système néocolonial y trouve son compte, car plus l’assimilation progresse et plus le mode de vie à l’occidentale est la référence, ce qui se traduit par encore plus de profits pour les groupes extérieurs à La Réunion qui rapatrient en Europe les importants bénéfices réalisés grâce à la vie chère.
Cela conduit à importer à La Réunion des problèmes et des modes de pensée sans rapport avec la réalité et l’histoire de notre île. En France, le pouvoir a tout intérêt à se faire représenter comme la seule alternative à l’extrême droite. Ceci lui permet d’éviter tout débat de fond lors de l’élection-reine en France, la présidentielle. En conséquence, l’image de l’extrême droite est très présente dans les médias en France, et par ricochet à La Réunion. Ceci contribue à la banalisation d’une idéologie raciste sous le vernis d’une soi-disant résistance à l’ultra-libéralisme. Il n’est pas rare que des descendants d’esclaves tombent dans ce piège et affirment qu’ils votent pour l’extrême droite.
Parce que le PCR n’a plus les moyens d’être un rempart contre la démagogie de l’extrême droite, un tel matraquage dans un contexte de crise sociale plus grave qu’en France aboutit logiquement au résultat des Européennes de 2019 : l’extrême droite en tête partout à La Réunion, avec un pourcentage plus élevé qu’en France à l’échelle de l’île. Et cela conduit à dérouler le tapis rouge au représentant d’une idéologie raciste, voire à souhaiter sa victoire l’année prochaine à la présidentielle. Ceci montre l’ampleur de la bataille à mener pour libérer les Réunionnais de cette assimilation qui imprègne à un point tel les esprits, que des Réunionnais votent par milliers pour l’extrême droite française.

M.M.

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Messages

  • De façon générale les gens s’intéressent peu à la vraie politique (au sens noble) locale et se perdent dans des enjeux politiciens (au sens trivial). Ces faux enjeux sont ceux que le journalistes mettent en avant.
    En métropole le phénomène est identique, des régions sans immigrés se sont mis à voter contre l’immigration il y a déjà bien longtemps.
    Et c’était l’importation surtout d’une vision mesquine et superficielle de la réalité
    Une vision qui clive.
    Une vision qui fait vendre du papier.

  • ... et en même temps la frontière entre l’identité raciale et l’identité culturelle est ténue, or, paradoxalement, dans cet article comme dans beaucoup d’autres, vous, journalistes de Temoignages, avez recours souvent aux explications culturelles au détriment des explications économiques.
    Je reconnais que la lutte contre le néocolonialisme existe, mais cette particularité des TOM ne doit pas faire oublier que son seul moteur est le capitalisme.
    Et je trouve parfois dommage qu’un parti qui se dit communiste semble faire passer cette composante derrière des considérations culturelles qui associent capitalisme et ce que vous appelez pudiquement "Occident".
    Je ne serez pas vexé que vous ne conserviez pas mon message, mais j’espère vous alerter sur votre vision parfois caricaturale du neocolonialisme.


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