De la République sociale à l’État des pauvres

12 mai 2011, par Geoffroy Géraud-Legros

En amont de l’affaire Wauquiez, trente ans de dégradation du pacte social et républicain.

« La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ».
Cette déclaration de Denis Kessler, numéro deux MEDEF, énonce clairement l’agenda du patronat et de ses représentants politiques.
Par sa philosophie générale, le programme du CNR énonçait les termes de base du pacte social qui s’installe dans l’immédiat après-guerre. Le capitalisme français est réorganisé sous la houlette de l’État ; nombre d’entreprises sont nationalisées sans indemnisation de leurs propriétaires.
Surtout, le citoyen se voit reconnaître des droits sociaux inconnus jusqu’alors, inscrits dans la Constitution de 1946 : droit à la santé, au travail, à l’action syndicale, aux loisirs, à l’éducation...
Repris par le Préambule de la Constitution de 1958, ces droits sociaux fondamentaux sont toujours intégrés au « bloc de constitutionnalité ». Le droit au travail est reconnu par l’article 5 du Préambule de 1946, qui dispose fermement que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».
Le Constituant d’alors envisageait aussi le cas des exclus du droit au travail : l’article 11 du même texte que « tout être humain qui […] se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
En 1983, année de la rigueur et de retour en force des idées libérales, le Conseil constitutionnel a donné une interprétation restreinte du droit au travail. Selon les juges, le texte énonce une simple obligation de moyens pesant sur le législateur, qui doit toutefois « poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi en vue de permettre l’exercice de ce droit au plus grand nombre d’intéressés ».
La conception républicaine du rapport du citoyen au travail est néanmoins marquée par un rôle important de la collectivité et par la présence de puissantes protections sociales.

« Employabilité » contre droit au travail

À la fin des années 1970, les crises ouvrent la porte au retour de conceptions dont l’effondrement de 1929 et ses conséquences tragiques avaient pourtant souligné l’archaïsme et l’inefficacité : les anciennes idées recyclées en "néo" libéralisme prônent un capitalisme libéré des limitations assignées par la puissance publique, ainsi que la fin des mécanismes par lequel l’État pouvait réguler le marché du travail. Le schéma qui s’installe fait reposer la responsabilité de l’emploi sur le travailleur, et non plus sur la collectivité et les entreprises.
Ce renversement s’exprime par l’émergence du concept d’« employabilité », qui définit la capacité d’un travailleur, conçu comme un individu atomisé, à trouver une activité et à la conserver. L’employabilité est au centre des réformes menées au nom de la « liberté » des employeurs et celle — proclamée — des travailleurs, dont la contrepartie est la « responsabilisation » des chômeurs ; la notion est promue au niveau supra-national dans le cadre de la stratégie “Lisbonne 2020” de l’Union européenne.
Avec le rétrécissement de la république sociale, le citoyen-créancier de droits sociaux fondamentaux est remplacé par un travailleur qui porte la charge de sa propre « employabilité ».
Il lui est demandé d’être « flexible », c’est-à-dire de s’ajuster à la baisse des salaires et à l’augmentation de la charge de travail recherchée par les entreprises dans le but d’augmenter leurs profits et, si l’entreprise est cotée en Bourse, de distribuer les dividendes entre les actionnaires.

Le poids de la présomption

Autrefois considéré comme la victime d’aléas économiques et financiers sur lesquels il n’a guère de maîtrise, le chômeur est désormais présumé coupable de son incapacité à s’insérer sur le marché de l’emploi.
Dès lors, les droits sociaux, acquis par les générations précédentes, reconnus au sortir de la guerre comme le but majeur d’une société que l’on voulait régénérer, et solennellement énoncer par des textes qui ont toujours valeur constitutionnelle, sont présentés au mieux comme une forme de charité, au pire comme du parasitisme.
À côté des fonctionnaires, eux aussi « survivants » de l’État-providence démantelé par près de trente années de « réformes », les pauvres sont les cibles de discours qui, paradoxalement, stigmatisent leurs « privilèges ».
Des « privilèges » qui se réduisent en réalité à un accès limité à un revenu minimal (le RMI, institué en 1988, transformé en RSA en 2009) et à la possibilité d’obtenir un logement social.
Celle-ci se rétrécit d’ailleurs comme peau de chagrin : désengagé de manière croissante du secteur depuis les années 1970.
Malgré son étiquetage « social », la loi Boutin du 25 mars 2009 a encore limité la portée réelle du droit au logement, en abaissant le seuil d’éligibilité à l’habitat social — seuls les plus pauvres d’entre les pauvres peuvent désormais y prétendre — et en facilitant les expulsions.

De « l’assistanat » … au travail forcé ?

L’idéologie dominante fait peser une suspicion permanente sur les bénéficiaires des minima sociaux. Stigmatisés comme « assistés », ceux-ci sont de plus en plus ouvertement soupçonnés de voler le pain qu’ils mangent.
Des mécanismes de contrôle pesants, coûteux et inquiétants au regard des libertés fondamentales — tels que les croisements de fichiers — traquent en permanence une fraude aux minima sociaux pourtant presque inexistante dans la réalité : elle concernait 0,00014% des allocataires, soit moins d’1% des prestations versées, selon un rapport émis par la CNAF en 2006. Devenu un assisté au sein d’une République qui devrait faire de lui le citoyen d’un État social, le titulaire des prestations sociales n’en reste pas moins décrit comme un coupable en puissance par les politiques et un grand nombre de médias.
Il faut dire que le préjugé est continuellement alimenté en haut lieu ; son usage recouvre non seulement des fins électorales, mais poursuit aussi le but plus vaste de faire travailler pour rien les masses croissantes de travailleurs sans emploi.
Ce projet est énoncé tel quel au Royaume-Uni, ou le premier ministre David Cameron enjoint désormais les sujets de sa « nouvelle société » de s’acquitter par eux-mêmes et gratuitement des services essentiels qu’ils ne peuvent se payer et que la collectivité, dit-il, n’assurera plus. La distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres forgée à l’époque de la reine Reine Victoria n’est pas bien loin…
En France, la polémique engagée il y a quelques jours par Laurent Wauquiez au sujet des bénéficiaires du RSA n’est ainsi qu’un nouvel acte de la dégradation du pacte social qui a émergé de la lutte contre les fascismes… et, derrière le discours qui exalte les comportements citoyens, d’un nouvel ordre social, qui heurte les principes fondamentaux de l’organisation républicaine.

Geoffroy Géraud-Legros


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