’La politique du gouvernement à l’égard des fonctionnaires d’hier et d’aujourd’hui’ — 6 —

Démographie et pénurie d’emplois : « Les raisons d’une marche arrière »

7 août 2012

Après avoir traité la question du coût de la vie, l’article de Daniel Lallemand paru dans ’Cahiers de La Réunion et de l’océan Indien’ de novembre 1976 indique que si, à l’époque, le gouvernement voulait aligner le traitement des fonctionnaires de La Réunion sur celui de la France, cela répondait à deux données. La première était la croissance démographique que Paris n’avait pas anticipée, elle multiplia par 4 le nombre de fonctionnaires entre 1960 et 1971, soit en 11 ans. La seconde était l’hypothèse d’une créolisation des cadres visant à faire baisser la pression sociale due à la pénurie d’emplois. Voici la partie de cet article traitant de la question, avec des intertitres de ’Témoignages’.

Nous avons analysé, plus haut, les raisons qui, au lendemain de la guerre, ont incité le gouvernement non seulement à intégrer les fonctionnaires, mais à leur accorder des avantages allant bien au-delà de ce qu’impliquait la départementalisation.

Nous devons nous interroger maintenant sur les raisons qui poussent le gouvernement, faisant machine arrière, non pas à aligner les conditions de rémunération sur celles de la métropole, ce qui serait compréhensible, mais à les ramener en deçà de ce qu’exigerait la même départementalisation.

3.400 fonctionnaires en 1946

Le souci le plus évident du gouvernement est de réaliser des économies.
Il est certain qu’au lendemain de la guerre, lorsque fut décidée l’intégration des fonctionnaires, le gouvernement ne pouvait prévoir l’ampleur des conséquences financières qu’elle allait entraîner. La Réunion ne comptait en 1946 que 225.300 habitants et 3.400 fonctionnaires. Le phénomène d’explosion démographique que devaient révéler les années 50 et 60 n’avait pas encore fait son apparition. Le taux de natalité était certes élevé en 1946 (40 pour mille habitants), mais également le taux de mortalité (22,1 pour mille habitants) et celui de mortalité infantile (14 pour mille enfants nés vivants). II s’ensuit que le taux de croissance naturelle de la population n’atteignait pas 18 habitants pour mille.

C’est en 1952 que le taux de natalité bondit au-dessus de 50 pour mille (51,3). A l’inverse, le taux de mortalité s’installait au-dessous de 20 pour mille (18,1).

Le taux de mortalité restant très élevé jusqu’en 1959. Le taux de croissance naturelle ne devint donc alarmant qu’au début des années 50 (1951 : 28 pour mille ; 1952 : 33,2 pour mille ; 1953 : 33,4 pour mille) avec un maximum en 1956 (35,1 pour mille).

En 1960, la crainte de l’effort « insoutenable »

Lorsqu’en 1960 fut rédigé le “Bilan économique, social et financier”, on commençait déjà à parler de « surpopulation ». La Réunion comptait 110.000 habitants de plus qu’en 1946 et le nombre de fonctionnaires était déjà de 5.449. Étant donné la croissance démographique et les nécessités de la scolarisation, on pouvait prévoir un développement impétueux de la Fonction publique. Aussi avons-nous vu le “Bilan” craindre que « l’effort de la Métropole » ne devienne « insoutenable ».

Du point de vue du gouvernement, ces craintes étaient fondées. Entre 1960, date de publication du “Bilan”, et 1971, date des premières mesures d’abaissement de l’index de correction, le chiffre de la population est passé de 337.500 à 455.200 habitants, le nombre des élèves de l’enseignement public de 68.400 à 131.400, celui des fonctionnaires à payer de 5.449 à plus de 25.000. En 1959, le déficit des différentes administrations (État, collectivités locales, Sécurité sociale) n’excédait pas 2 milliards de francs CFA. Il dépassait, en 1971, 42 milliards, qu’il fallait couvrir par des transferts de l’extérieur.

Faire des économies

Nous en avons dit assez pour montrer que le gouvernement a dû considérer en 1971 que l’effort de la Métropole était devenu insoutenable ainsi que le prévoyait le “Bilan économique, social et financier”. Que le pouvoir ait voulu réaliser des économies au détriment des travailleurs de la Fonction publique nous semble donc certain.

Mais, à notre avis, l’offensive gouvernementale contre les fonctionnaires ne répond pas seulement à un mobile financier.

(à suivre)

L’hypothèse de "Cahiers de La Réunion et de l’océan Indien"

Libérer 10.000 postes en 4 ans pour une « créolisation des cadres »

Dans le contexte de La Réunion de 1976, "Cahiers de La Réunion et de l’océan Indien" proposait une hypothèse expliquant la volonté du gouvernement de l’époque de supprimer progressivement les avantages salariaux des fonctionnaires de La Réunion vis-à-vis de leurs collègues de France. En ramenant le pouvoir d’achat des fonctionnaires travaillant à La Réunion en dessous de celui des agents de l’État servant en France, le pouvoir souhaitait provoquer le départ massif vers la France de milliers de fonctionnaires. L’objectif recherché étant de libérer une dizaine de milliers de postes en 4 ans pour diminuer la pénurie d’emplois dans une jeunesse de mieux en mieux formée : près d’un millier de bacheliers pour la promotion 1976.

Depuis un certain nombre d’années, les pouvoirs publics sont sensibilisés au problème du sous-emploi et du chômage. Un document très officiel, Ie “Plan d’Aménagement des Hauts de l’île”, soumis à la discussion devant les Assemblées régionales, reconnait que « si l’on ajoute aux 30.000 chômeurs les actifs frappés par le sous-emploi, c’est près de la moitié de la population active qui ne peut pas — ou ne peut que partiellement — travailler ».

Ni le contrôle des naissances, ni l’émigration, dont les effets conjugués ont cependant enrayé la progression démographique (à peine 1.500 habitants de plus de 1974 à 1975), n’ont permis de résorber le fléau. Certes de beaux projets sont à l’étude pour réaliser enfin ce qu’on appelle la départementalisation économique. A lui seul, le “Plan d’Aménagement des Hauts de l’île”, dont nous parlions à l’instant, prévoit la création de 5.000 emplois. Mais le gouvernement ne peut guère se faire d’illusions sur l’efficacité de tels projets, en l’absence des conditions « d’autonomie douanière » indispensables à leur réalisation. Comment donc résoudre ne serait-ce que partiellement le problème de l’emploi ?

Il nous semble qu’en portant atteinte aux avantages de la Fonction publique, le gouvernement ait en vue le départ massif des fonctionnaires métropolitains, qui doivent être une demi-douzaine de milliers à La Réunion (nous saurons leur nombre avec exactitude lorsque seront publiés les résultats du dernier Recensement). Il est certain que dans quatre ans, lorsqu’aura été supprimé l’index de correction, ces fonctionnaires n’auront plus aucun intérêt matériel à rester à La Réunion. Mais, bien avant cette date, des milliers d’entre eux auront déjà fait leurs comptes constatant :

1) - que leurs allocations familiales sont désormais inférieures à celles qu’ils auraient en métropole,

2) - qu’ils n’ont pas droit à l’allocation-logement,

3) - que le coût de la vie est plus élevé ici qu’en métropole, ils n’attendront pas le délai fixé par le Secrétaire d’État aux DOM-TOM. Ceux d’entre eux qui ne bénéficient pas de l’indemnité de vie chère (collectivités locales, Sécurité sociale, Allocations familiales...) partiront plus tôt encore.

Les métropolitains seront-ils seuls à partir ? Évidemment non. Des milliers de fonctionnaires réunionnais ont pris des habitudes de confort auxquels ils renonceront difficilement. Les plus âgés d’entre eux sont près de la retraite et savent que, privés de l’indemnité temporaire, leur niveau de vie sera plus bas à La Réunion qu’en Métropole, en raison du coût de la vie plus élevé. Certains ont des enfants qui font leurs études supérieures et dont l’entretien leur coûterait moins cher s’ils s’installaient en Métropole. Bref, même en tenant compte de l’attachement des fonctionnaires réunionnais à leur pays, des milliers d’entre eux risquent de partir.

Le gouvernement peut escompter ainsi qu’une dizaine de milliers de postes vont se rouvrir dans la Fonction publique d’ici à 1980. Par le jeu des mutations acceptées ou refusées, il pourra planifier l’opération, l’accélérer ou la ralentir selon les besoins. Ainsi seront créées les conditions d’une créolisation des cadres, dont il est de plus en plus question dans les cercles officiels préoccupés par le problème de l’emploi. Il est certain que les milliers de jeunes diplômés qui sortent de l’école chaque année (2.500 BE et BEPC, près d’un millier de baccalauréats sans compter les étudiants) n’ont pas les mêmes raisons que les anciens de faire la fine bouche devant les traitements qui leur seront offerts, même sans index de correction, ni indemnité de vie chère.

L’opération se révèlera d’autant plus fructueuse pour le gouvernement que les nouveaux venus seront embauchés au premier échelon et lui coûteront par conséquent moins cher que les fonctionnaires plus anciens.

Réaliser des économies, diminuer la tension dans le domaine du sous-emploi, telles sont donc les deux raisons essentielles qui ont dicté au gouvernement sa nouvelle politique à l’égard des travailleurs de la Fonction publique. Il y en a d’autres.

« La politique du gouvernement à l’égard des fonctionnaires d’hier et d’aujourd’hui »

Voici la liste des différentes parties de l’article paru sous la signature de Daniel Lallemand dans le numéro de novembre 1976 de la revue "Cahiers de La Réunion et de l’océan Indien", dirigée par Antoine Minatchy.

Mercredi 1er août : "L’intégration des fonctionnaires"

Jeudi 2 août : "L’écart se creuse"

Vendredi 3 août : "Les signes avant-coureurs d’un changement"

Samedi 4 août : "L’offensive du pouvoir"

Lundi 6 août : "Le coût de la vie"

« L’intégration des fonctionnaires réunionnais dans le "cadre métropolitain" ou "inter-colonial" répondait à trois objectifs du gouvernement :

1)- créer les conditions de la venue massive de fonctionnaires métropolitains à La Réunion (objectif administratif)

2) - favoriser la constitution artificielle d’une couche sociale privilégiée, grosse consommatrice de produits importés (objectif économique)

3) - enfin et surtout diviser et briser le mouvement syndical et par contrecoup affaiblir le mouvement populaire (objectif politique). »

"Cahiers de La Réunion et de l’océan Indien", novembre 1976.



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