Une interview de Paul Vergès dans ’Le Mauricien’

« Les partis politiques sont en retard sur le mouvement du monde »

7 avril 2008

Notre confrère ’Le Mauricien’ a publié jeudi une interview de Paul Vergès.
« On ne peut pas prétendre être porteur d’une culture et d’une civilisation à vocation planétaire lorsqu’on exclue de ses bénéfices 85% de l’humanité », note le président du Conseil régional de La Réunion. L’accroissement démographique, la mondialisation et les changements climatiques sont des réalités qui amènent à réfléchir à un autre modèle de développement, dit-il en substance.

Sans doute y a-t-il plusieurs Paul Vergès. D’abord le fils de Raymond Vergès, ce qui s’étale sur une certaine période et qui ne manque pas de relief et de couleurs, dont quelques bleus. Puis il y a eu le dirigeant communiste, partisan de l’autonomie de La Réunion, le leader du principal parti de gauche, du coup le patron des maires de plus d’une commune, presqu’un dirigeant patronal. Puis il y aura l’homme des compromis politiques - ses détracteurs diront : des compromissions - qui lui permettent, avec ses anciens condisciples d’autres filiations idéologiques, au fond, tous ses semblables de la bourgeoisie d’argent réunionnaise, de s’imposer au Conseil régional de La Réunion. À 83 ans, Paul Vergès cherche peut-être son quatrième avatar : il se voit aujourd’hui comme penseur-prophète d’un post-Occident occasionné tout à la fois par la démographie, la montée en puissance de l’Asie, le réchauffement climatique. Comme à son habitude, et cela a toujours été sa force, pleinement dans l’air du temps.

Vous êtes le doyen des dirigeants politiques de la région...

- C’est vrai. C’est un privilège. J’ai vu tous les chefs politiques à La Réunion défiler et disparaître. J’ai connu Monsieur Debré dans les années 60 et puis tous les autres qui ont disparu. Et, là, il vient d’y avoir une hécatombe aux dernières élections. On verra qui va renaître. Ça bouge beaucoup. Les principaux dirigeants de l’UMP ont tous démissionné de ce parti...

Fort de votre longue expérience, que dites-vous à Navin Ramgoolam ou Paul Bérenger quand vous les rencontrez ?

- Ce qui m’intéresse, c’est de confronter aux leurs les idées que nous cultivons à l’île de La Réunion. Vous avez actuellement des changements dans le monde qui vont marquer non seulement ce siècle mais également les siècles suivants.

Prenons le phénomène le plus évident. Si vous prenez l’histoire de l’humanité qui remonte à plusieurs centaines de milliers d’années, la population mondiale a progressé lentement jusqu’à 1 milliard 100 millions d’habitants, il y a un siècle et demi. Et puis, tout d’un coup, il y a eu cette croissance démographique qui nous porte actuellement à 6 milliards 700 millions, et nous aurons, dans 30 ou 40 ans, 9 milliards d’habitants. C’est un phénomène unique. On ne se rend pas compte que cela aura une portée incroyable.

Regardez chez nous, à La Réunion, où l’on a un statut de département français. Intégré à l’Europe, nous recevons une aide considérable. Malgré cela, et malgré la croissance annuelle de 5% depuis 20 ans, on n’a pas de solution pour les conséquences de notre problème démographique sur l’emploi, le logement. En 1946, nous avions 250.000 habitants, on est aujourd’hui à 800.000 et on va atteindre le million en 2025, avant de se stabiliser. En 2000, nous avions une population active de 300.000 habitants en âge de travailler. En 2030, sur une hypothèse moyenne, nous aurons 444.000, soit 50% de plus qu’aujourd’hui. On a un taux de chômage extrêmement élevé. Comment allons-nous résorber cette centaine de milliers de gens sans emplois et comment allons-nous créer 150.000 emplois dans les années à venir ? C’est vrai pour nous avec toute l’aide que l’on reçoit. C’est également vrai pour l’Inde avec 1 milliard d’habitants qui sera la plus grande puissance démographique dans le monde, et je ne parle pas de la Chine. Je prends Madagascar. Au moment de l’insurrection de 1947, ce pays avait une population de 4 millions. Aujourd’hui, elle est de 20 millions. Le Fonds européen de l’ONU annonce pour Madagascar 43 millions 500.000 individus en 2050. La France avait 40 millions d’individus en 1940. La rapidité de cette croissance constitue un phénomène unique au monde qui aura des conséquences sur l’alimentation, le logement, l’eau, l’énergie, le travail, l’émigration.

Lorsque vous regardez l’Afrique et l’Europe, vous avez un équilibre à quelques dizaines de millions près. En 2050, l’Europe va perdre plus de 50 millions d’habitants alors que l’Afrique aura 1 milliard 800 millions d’habitants. Lorsqu’on regarde la politique d’émigration en Europe, nous ne sommes qu’au début du grand phénomène. Qu’est-ce qu’on fait avec mille millions d’Africains en plus ? On ne va pas leur dire : restez dans votre sous-développement alors que l’Europe se développe.

L’autre phénomène qui est unique dans l’histoire de l’humanité est le changement climatique. Si rien n’est fait pour respecter l’accord de Kyoto, nous risquons d’avoir, en 2100, un changement de température équivalant à celui qui a provoqué la fin de l’ère glaciaire. Les espèces eurent alors 13.000 ans pour s’adapter, mais, cette fois, il faudra s’adapter en 30 ans. Ce phénomène va provoquer dans le monde des changements énormes. On nous dit que la montée des océans sera de 40 centimètres par siècle. Combien de littoraux seront détruits ? Qu’adviendra-t-il d’un pays comme le Bangladesh ? Qu’adviendra-t-il de nos lagons ?

Avez-vous l’impression que les îles de l’océan Indien sont conscientes de ces changements à venir ?

- Pas du tout.

Que faut-il faire ?

- On a deux éléments : l’un, Kyoto, qui va finir en 2012 et qui va être remplacé et qui doit prendre des mesures pour arrêter la pollution, en particulier la pollution de l’air par le gaz carbonique, ce qui veut dire des restrictions sur les carburants fossiles : le charbon et le pétrole. Nous avons déjà atteint un degré de pollution qui provoque des changements. A La Réunion comme à Maurice, nous sommes dans la ligne des cyclones. La modestie de nos surfaces fait que les cyclones passent souvent au Nord ou au Sud, alors que Madagascar, qui est dans l’alignement Nord-Sud, prend tout. Nous avons vu des phénomènes cycloniques en Louisiane ou en Martinique qui ont été dévastateurs, notamment par l’eau, puisque l’élévation de la température augmente l’évaporation des océans. Les cyclones sont chargés d’un volume plus important d’eau. Nous disons à nos compatriotes que tôt au tard, La Réunion va prendre directement un grand cyclone. Quelles sont les mesures qu’on prend pour faire face à cela ? Les deux derniers cyclones de Madagascar ont fait plus de 200.000 sinistrés et 145.000 sans abris ; 15.000 hectares de rizière ont été noyés.

Les poissons migrateurs suivent la ligne de température, me disait le président des Seychelles. Si l’itinéraire du thon change... En plus de l’augmentation de la population et des risques climatiques, nous avons l’évolution de l’économie mondiale et le développement des forces productives produit le phénomène unique de création d’un marché mondial. Jusqu’à maintenant, les marchés étaient nationaux puis régionaux. Ce qui a provoqué l’intégration européenne, le rassemblement des pays d’Amérique, l’ASEAN, sans compter ces pays qui sont à eux seuls des continents, comme la Chine et l’Inde. Aujourd’hui, ce phénomène de regroupement régional et continental est dépassé par l’irruption des forces productives à l’échelle du monde. On aurait pu penser que la mondialisation allait toucher les économies des grands pays. À La Réunion, la mondialisation a amené à la réforme des règlements sucriers et à la baisse de 36% du prix du sucre. Cela a également frappé Maurice, déjà touchée par le démantèlement de l’Accord multifibre. La mondialisation nous touche de plein fouet. Comment y faire face ?

Vous êtes un fervent partisan du développement durable...

- Vous avez actuellement dans le monde plus de savants vivants que toute l’humanité n’en a jamais connu. Vous avez là une rapidité, une amplification des découvertes scientifiques et de leurs applications techniques immédiates. Il y a 20 ans, l’installation d’infrastructures téléphoniques à La Réunion, qui est très montagneuse, présentait un problème extrêmement difficile. Aujourd’hui, La Réunion a 800.000 habitants, bébés compris, les opérateurs recensent 900.000 portables. Les jeunes, les vieux, tout le monde a un téléphone. Ce qui a tout révolutionné. Cela est vrai dans d’autres domaines. Sur le plan de la mondialisation, il y a les pays émergents. La Chine a un taux de croissance à deux chiffres depuis 20 ans. La compétition est ouverte pour savoir à quelle date la Chine sera l’égale des Etats-Unis. L’Inde, avec un taux de croissance de 9% annuellement, fait qu’on a une normalisation. Les statistiques d’il y a deux siècles, avant que les puissances occidentales ne contrôlent tant de pays du monde, indiquent que le PIB de la Chine et de l’Inde était la moitié du PIB mondial. Aujourd’hui, c’est un juste retour des choses. L’OCDE estime qu’en 2035, l’Inde sera la troisième puissance mondiale, la Chine disputant la première place aux Etats-Unis.

On entre dans une ère nouvelle, qui n’a rien à voir avec ce que nous montrent les livres d’Histoire avec les grandes cultures, la puissance de l’Occident.

Vous avez été à la tête du Parti communiste réunionnais. Qu’est-ce que gauche ou droite veut dire pour vous ?

- Maintenant, je suis à la tête d’un mouvement plus large. C’est une notion très occidentale. À mon avis, les partis politiques sont en retard sur le mouvement du monde. Regardez la rubrique des dernières élections à La Réunion. On voit qui a gagné telle mairie, qui a perdu tel Conseil général. Que va faire le gouvernement alors que la crise est là et qu’on doit faire face à autre chose ? On vit sur d’anciens concepts, sur une négation de cette ère nouvelle. J’ai un immense respect pour ce qu’a apporté l’Occident sur le plan des idées humaines, sur le plan des droits de l’Homme. Vous avez un héritage à la fois judéo-chrétien et gréco-latin. On a privilégié ces créations par rapport aux grandes cultures de la vie. Cela a donné l’idée de la démocratie, le siècle des Lumières, les grands philosophes, les bouleversements en Europe et l’idée des droits de l’Homme. Ce sont des concepts civilisateurs considérables : la liberté, l’égalité. Ces concepts occidentaux, cette augmentation du niveau de vie n’ont été possible que par un développement économique qui a accaparé dans les pays développés l’essentiel des richesses du monde. Les Etats-Unis, l’Occident et le Japon n’ont eu ce niveau de vie que parce qu’ils accaparent 90% des matières premières dans le monde. Or, en 2050, tout cet Occident développé, c’est 15% de l’humanité.

Comment pouvez-vous dire que vous êtes porteur des idées d’une civilisation fondée sur la légalité, la liberté, quant ces concepts ne sont pas applicables au monde ? On ne peut pas prétendre être porteur d’une culture et d’une civilisation à vocation planétaire lorsqu’on exclue de ses bénéfices 85% de l’humanité. Cela veut dire qu’on arrive non seulement à une ère de changement climatique, démographique, économique, scientifique et technique, qui impose un nouveau développement qui doit être à l’échelle de toute l’humanité et ne doit pas rester concentré parmi ceux qui ont conquis le monde par la force. On est en pleine crise de civilisation. La plus grande puissance du monde, les Etats-Unis, a été battue par le Vietnam, ils sont tenus en échec en Irak, en Afghanistan. Lorsque vous avez des peuples qui s’engagent et que vous n’avez pas de valeurs de civilisation qui puissent entraîner un courant majoritaire, vous avez un Occident désarmé face à des courants identitaires qui, parfois, prennent des contours religieux.

Vous considérez-vous toujours communiste ?

- Les apports philosophiques de Marx sont aussi importants que ceux des grands philosophes du monde. Cependant, leurs applications ont trahi, à mon avis, l’essence du marxisme. On a fait des choses catastrophiques. Je ne considère pas les idées de Marx comme entachées par cela. C’est comme si on identifiait le catholicisme avec les crimes de l’Inquisition. L’essence du marxisme est plus actuelle que jamais, mais pose une condition : bannir le dogmatisme qu’on a vu dans les pays de l’Est, qui étaient caricaturaux et retardaient la réflexion.

Y a-t-il une identité réunionnaise ?

- Il y a vraiment une identité réunionnaise. Parce que nous sommes réalistes, nous disons qu’il y a une histoire de La Réunion. Nous disons que, d’une part, nos îles ont été peuplées à partir de Madagascar et d’Afrique, puisque nos îles La Réunion, Maurice, Madagascar étaient inhabitées. Nous avons eu des apports africains et malgaches du fait de l’esclavage avec un phénomène, contrairement aux Antilles, de peuplement européen important. Du fait du développement sucrier, on a eu un apport exceptionnel d’Asie : de l’Inde et de Chine. Tout cela avec la colonisation, même jusqu’en 1810 à Maurice, a été accompagné d’une politique d’assimilation. A La Réunion, on a fait perdre à la population malgache, africaine, indienne le support essentiel de leur culture, leur langue. Ce qui fait que pour sauvegarder leur identité, ces populations se sont réfugiées dans le maintien de leurs croyances religieuses. Dans la formation de notre population à La Réunion, la religion a joué un rôle essentiel. Il y a aujourd’hui une renaissance d’éléments de l’identité indienne comme le Cavadee.

Ce que nous a apporté l’Afrique, l’Inde, l’Inde musulmane, la Chine est vivant. Après des études très longues, nous allons arriver à la création d’un équipement que nous appelons la Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaises. Nous voulons que dans cet équipement, en faisant renaître le passé, en montrant les descendants des uns et des autres quel que soit le métissage biologique ou culturel, montrer que ces populations étaient porteuses des plus grandes civilisations du monde. Nous sommes les résultats de tout cela. Le métissage culturel et biologique fait que nous sommes porteurs de toutes ces cultures et que l’identité réunionnaise serait mutilée si on essayait d’enlever une de ses parts. C’est la base de la cohésion positive de notre société ; nous sommes héritiers des familles des grandes civilisations du monde. On doit donner à tout Réunionnais cette fierté.

Cela pourrait s’appliquer également à Maurice...

- Je ne me mêle pas de Maurice. Cependant, je précise qu’à chaque fois, nous corrigeons les discours officiels des responsables français. Ils nous disent que La Réunion est une société pluriculturelle, multiculturelle. Nous disons non, nous sommes au-delà de cela. Nous avons suffisamment échangé pour que nous ne portions plus de cultures différentes, nous les avons intégrées. Nous sommes dans une situation intraculturelle. Chaque Réunionnais se sent riche d’un héritage africain, malgache, indien, chinois ou autre. Aucun pays au monde n’a cette richesse.

Qu’en est-il de la région ?

- Les îles de la région, en raison de leur peuplement, sont les seuls survivants de ce concept créé par les hommes de progrès qu’on appelle Afro-asiatiques. Les seuls pays Afro-asiatiques sont nos îles parce que nous avons un apport africain, asiatique et européen unique au monde. Nous avons un héritage commun ; nous avons subi la colonisation qui nous a imposé des économies dépendantes de l’extérieur. On doit également reconnaître l’émergence de pays comme l’Afrique du Sud, l’Inde, le Brésil, qui rééquilibrent le monde.

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