“Enfants en exil”, d’Ivan Jablonka

Les Réunionnais de la Creuse, le cas « banal » d’une migration d’enfants de la République

1er décembre 2020, par Edith Poulbassia

Ivan Jablonka ne cherche pas la polémique, mais il veut révéler certaines facettes de l’Etat-Providence et de l’histoire. Car sous prétexte d’aider l’enfance, l’État français s’est cru autorisé à disposer des pupilles comme il l’entendait. Ivan Jablonka le démontre en consacrant un ouvrage aux pupilles réunionnaises exilés en métrople de 1963 à 1982. Une histoire plus connue sous le nom des “enfants de la Creuse”.

Le 2 août 1968, "Témoignages" révèle le scandale de rafles de jeunes enfants dans les milieux populaires.

Tout le monde se souvient de l’histoire des enfants de la Creuse. Des pupilles réunionnaises transférées dans un département français qui manque de main d’oeuvre dans les années 1960. Cette histoire, Ivan Jablonka, maître de conférence à l’université de Maine, auteur d’une “Histoire de l’Assistance publique (1874-1939)”, a décidé de l’examiner à nouveau. Cette fois, sous l’angle plus général de l’enfance abandonnée. « J’ai entendu parler des pupilles réunionnaises pour la première fois en 2003, dans une émission de radio, raconte Ivan Jablonka. Des témoins racontaient la détresse des enfants, leur déracinement, rappelaient quelques éléments de contexte. A l’époque, j’achevais ma thèse de doctorat sur les enfants abandonnés entre 1874 et 1939, c’est-à-dire sous la IIIème République, et le parallèle entre les deux histoires m’a immédiatement frappé. Dès lors, j’ai eu le sentiment que les victimes (comme les supposés coupables) rapportaient la migration en des termes biaisés ».
L’histoire de ces pupilles n’est pas franchement une découverte. En 1968, “Témoignages” dénonçait déjà ce “trafic d’enfants” de La Réunion vers la métropole, et accusait sans détour le Préfet, le député Michel Debré et la DDASS. Soit cinq ans seulement avant les premiers transferts, en direction d’une soixantaine de départements. En 1972, Paul Vergès alertait le Conseil Général de la présence de travailleurs réunionnais dans les hôpitaux psychiatriques, et insistait sur le cas de pupilles. En vain, car le Conseil Général estima que ces cas ne concernaient que 3 enfants.
L’histoire des pupilles refit surface en 1973, dans un documentaire de Lise Déramond, “Imagine, on a survécu” sur FR3 Limousin. Le journal “Libération” se saisit de l’affaire. Mais, explique Ivan Jablonka, cette histoire est considérée comme une “énigme”. Comment, en effet, une telle chose a pu se produire en France ? L’histoire des pupilles devient « un scandale » en 2002, lorsque Jean-Jacques Martial, l’un des pupilles, dépose une plainte pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation » et qu’il décide de retrouver sa famille à La Réunion. La machine médiatique s’emballe, presse nationale, écrite et télé, puis presse locale.
Dans “Enfants en exil, transfert de pupilles réunionnaises en métropole”, Ivan Jablonka adopte la position de l’historien. « Un historien dans le siècle, mais aussi un militant de la vérité », écrit-il, avec toutes les difficultés que cela peut comporter. L’accès aux archives, la prise de distance par rapport à l’émoi qui se fait jour dans l’opinion publique, les interprétations rapportées au passé esclavagiste, au colonialisme. Paradoxalement, ce n’est pas à La Réunion que l’on refuse au chercheur l’accès aux archives. En juillet 2006, Ivan Jablonka arrive dans l’île. Il mesure alors le déracinement que ces pupilles ont pu vivre durant cette décennie, de 1960 à 1970. Au terme des recherches, la conclusion d’Ivon Jablonka est sans équivoque : « La migration des pupilles réunionnaises n’est donc pas un dérapage ; elle est une institution républicaine ». Et si cette pratique a de quoi choquer aujourd’hui, elle n’est finalement qu’une banalité de la République, dans sa volonté d’intégrer tous ses citoyens.

Une surpopulation risque de conduire à l’indépendance

Ces transferts d’enfants en métropole se passent dans un contexte précis. La Réunion a accédé au statut de département français depuis 1946, mais en 1963, début des premiers placements de pupilles dans l’Hexagone, l’île est loin de ressembler à la France. On se croirait plutôt dans l’un de ces pays du Tiers-Monde, où la plus grande misère règne, où l’éducation est encore un privilège, etc. Cette situation n’est pas acceptable si l’on veut vraiment que l’île s’intègre à la France. Pire, ce qui menace cette intégration pour Michel Debré alors député de La Réunion, c’est le trop grand nombre de naissances. « La Réunion souffre en outre d’une surpopulation, qui, à terme, pourrait provoquer une explosion sociale et mener l’ancienne colonie sur la voix de l’indépendance », écrit Ivan Jablonka. De 1963 à 1982, ce sont ainsi 1600 enfants qui sont transférés en métropole. La politique menée envers les enfants abandonnés ou retirés de leur famille se calque sur celle adoptée pour les Réunionnais adultes à travers le BUMIDOM (Bureau des migrations intéressant les départements d’outre-mer). En 1963, 700 adultes partent travailler en métropole, en 1977 ils sont 5.700 à partir, en 1999, 175.000 Réunionnais sont installés en métropole (il y a alors 600.000 habitants à La Réunion).

Le résultat de cette migration des enfants est un échec. « La migration brise des pupilles déjà fragilisés par une situation familiale pénible », explique l’auteur. Le livre s’ouvre ainsi sur le cas de Thérèse, adolescente réunionnaise devenue folle dans un centre éducatif à Perpignan. Elle est rendue à sa mère à La Réunion en 1975, 7 ans après son arrivée. La DDASS de la Réunion refusait d’y voir le signe d’une inadaptation à la métropole. Mais le cas de Thérèse est loin d’être isolé. Dans un premier temps, ces signes d’inadaptation sont assimilés à de l’hystérie, de la comédie, bref à un manque d’effort pour saisir la chance qui leur est donnée. Mais à force de témoignages provenant de centres de toute la France, la DDASS est bien obligée d’admettre que le déracinement de ces pupilles provoque des troubles mentaux, la délinquance, l’échec professionnel et scolaire, la prostitution, le désoeuvrement, la clochardisation. Pas question pour autant de rapatrier en masse ces pupilles ou d’arrêter le processus. Les demandes d’adoption affluent de toute la France, la DDASS de La Réunion peut en effet fournir un enfant à un couple dans un délais d’un an, alors qu’en métropole, il faut attendre parfois six ans. La DDASS avec ses directeurs successifs, envisage de réorienter les transferts vers des départements du sud de la France, au climat plus adapté, ou de ne plus les envoyer en plein hiver. Une antenne de la DDASS de La Réunion est ouverte à Paris, pour mieux suivre les pupilles.

Si le cas des enfants de la Creuse a trouvé un écho dans les médias aujourd’hui ce n’est pas un hasard. La Creuse est « un tournant », explique Ivan Jablonka. 200 enfants sont envoyés en 1966, 140 d’un seul coup. La DDASS de La Réunion passe « à la vitesse supérieure ». La Creuse est un département qui se dépeuple (3000 personnes par an). L’ancien directeur de la DDASS de La Réunion s’y est installé en 1975, ainsi qu’une assistante sociale de La Réunion. Ils pensent que les pupilles réunionnais pourraient aider à repeupler le département. Mais visiblement, les foyers ne sont pas préparés à accueillir ces enfants. Les enfants arrivent parqués comme des bêtes à l’aéroport, habillés très légers en plein hiver. « Un ancien pupille, accueilli au foyer de Guéret en décembre 1966, doit dormir sur un matelas dans le couloir ». Vers 1968, les foyers arrivent à saturation, ils ne peuvent plus faire face, et le disent à la DDASS de La Réunion. A partir de 1978, moins de 20 enfants sont envoyés en métropole par an. Les politiques de La Réunion continuent pourtant à se féliciter de cette migration. Mais au niveau national, des voix s’élèvent. Le Directeur général de la santé, Pierre Denoix, demande de mettre fin à cette pratique, dans un contexte où la métropole n’a plus vraiment besoin de main d’oeuvre, car c’est la fin des Trente-Glorieuses.

La misère des familles et des services éducatifs, sociaux

Sans se focaliser sur des cas particuliers d’enfants exploités au travail, obligés de manger les granules des cochons pour survivre, et de dormir dans le foin, la migration des pupilles a été dans son ensemble un échec. Il n’a pas su tenir compte de l’histoire de ces enfants, de leur culture, de leur langue créole, du besoin de garder contact avec la famille. Certains enfants ont même été retirés de leur famille, souvent de famille “adoptive”, tante, voisin, grand-mère... Dans une population misérable, illettrée, les parents n’ont pas toujours su mesurer la portée d’une signature au bas d’une page tendue par la DDASS, qui certes laissait trois mois pour revenir sur une décision de placement en métropole, mais refusait souvent ce droit aux parents qui l’exprimaient, sous prétexte d’agir pour le bien des enfants. Les familles sont considérées avec mépris.
Mais il faut reconnaître que la situation de l’île est critique pour élever des enfants. « Les nourrices à qui on confie des enfants, ne valent pas mieux que les familles ». La saleté, le manque d’éducation, l’alcool, le travail, la violence constituent l’environnement des enfants. Les mères célibataires et sans emploi renoncent à leurs enfants. Exemple en 1975 : « une jeune fille quitte son domicile en disant qu’elle va déposer son enfant à la Population, en fait, elle l’abandonne au pied de la Vierge Parasol, près du volcan, où il est retrouvé par des pêcheurs cinq jours plus tard, vivant mais dans un état pitoyable, couvert de nombreuses égratignures et de morsures de rongeurs qui se sont infectés et remplies de vers ».
Les établissements scolaires, les foyers ne sont pas équipés pour recevoir les enfants dans des conditions d’hygiène correctes. En 1971, le Recteur, le Préfet et Michel Debré reçoivent un rapport sur les écoles de la Plaine-des-Cafres : « Dans les treize écoles primaires où sont scolarisés 3000 enfants, les locaux sont constitués de baraques en bois sans fenêtres, malpropres, peu hermétiques, dépourvus d’eau et d’électricité, situées à proximité des ordures et des bauges à cochons. Les enfants marchent trois quarts d’heure pieds nus et arrivent transis à l’école, où ils doivent étudier dans une classe où il ne fait que trois ou quatre degrés ». Nul besoin d’évoquer les conditions de vie dans les institutions comme l’APECA (Association Pour Enfance Coupable et Abandonnée) ou l’APEP (Association des Pupilles de l’École Publique).

L’assimilation, une utopie de la République

Ivan Jablonka condamne cette pratique qui font des enfants des instruments d’une politique. Au fil de ses recherches, il s’est rendu compte que cette histoire des enfants de la Creuse n’est pas une exception. « La migration, avec son cortège de suicidaires, de clochards, et de fous a été menée à bien parce qu’elle était conforme à l’idéal républicain ». La loi stricte a été appliquée à La Réunion. Rien de plus légal pour l’époque, et d’habituel. « Pendant plus de deux siècles, l’Assistance publique a balloté des centaines de milliers d’enfants à travers toute la France sans l’accord des parents », explique Ivan Jablonka. Il s’agissait de faire des petits Réunionnais, des Français comme les autres, pensant effacer leur identité, en l’occurrence créole. Aujourd’hui, la France reconnaît mieux la nécessité de garder les enfants au plus près des parents, même lorsqu’ils sont placés dans des foyers ou des familles d’accueil. Mais au niveau international, fait remarquer Ivan Jablonka, ce même phénomène de « migration silencieuse » continue, s’il est vrai aussi que des enfants sont de cette façon sauvés.

Edith Poulbassia

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Messages

  • Vous ne donnez pas les références de l’ouvrage en question. Je souhaite le lire, donc de l’acheter.Merci de m’indiquer en retourles modalités pratiques.
    Sinon ces agissements de l’Etat français envers ces " citoyens" sont inqualifiables. D’où la nécessité d’en comprendre les ressorts et arréter de s’illusionner sur "l’Etat providence". Que notre histoire soit mieux connue pour mieux servir l’avenir !

  • Bonjour

    Réunionnaise de naissance. J’ai fai deux foyers à la Réunion, Notre-Dame et Marie-Poittevin.
    Puis un dépar de mon ile pour les pyrénnées Orientales, Osséja,
    Pyrénées Atlantiques, Pau, en passant par Le chateau de Virazeil à Marmande. Que du bonheur. Monitrice, copains, copines, super.
    Une bonne adaptation.
    Un suivi scolaire pour la première fois, en 1972, après un retour de Marseille, après une opération du coeur. Impossible de rester à la maison. Invivable la vie.
    Donc, je suis mise à la disposition de la D’Ass. Sous le couvert " EN Garde".
    J’ai 15 ans, un niveau scolaire de CM1, que j’ai quitté depuis 1966.
    Pour faire quoi, le ménage chez les gens, laver le linge à la rivière, garder des enfants.
    Grace à cette période de la D’Ass, j’ai pu faire une scolarité, jusqu’en 3e.
    Seul inconvénient, séparée tot des frères et sooeurs, donc nous sommes comme des étrangers. La vie nous sépare pour la 2e fois.
    Dépaysement total, pour l’ile, pas de contact... Personnes.
    Voilà.

  • et les blancs plasser a la dasses vous en avais que pour les noirs
    les voles des enfant de pauvres en france et une réhalitée pratiquer par la dasse le détournement des loies par les fonctionnair et une pratique
    pour la magoritées des encien de la dasses blancs je le répétes blancs il y as crime contre l’humanitée

  • Si vous etes concernes par l’histoire des reunionnais de la Creuse
    rendez vous sur le site de jean-Jacques Martial enfance volee nous avons besoin de votre soutien . L’anne 2013 sera l’anniversaire des premiers departs de notre ile. Merci

  • Le cinquantieme anniversaire du depart des reunionnais de la Creuse
    sera 2013 rendez vous sur le site de :jean-Jacques martial le combat continue.

  • Je suis solidaire du combat des enfants de la Creuse ,mais je ne peux oublier celles et ceux qui sont arrivés en métropole. Le film sur le Bumidom retrace des jeunes Antillais,mais de La Réunion. Je n’oublie pas non plus celles et ceux qui sont arrivés pour effectuer leur service militaire qui se sont retrouvés à vivre la même galère. Je me souviens encore l’histoire d’un jeune qui me racontait son combat après la fin de son service militaire ne voulant pas retourner à La Réunion,s’est retrouvé en stage à l’AFPA pour 6 mois , puis avec ses deux valises à la porte du Bumidom,couchant la nuit dans la gare de Lyon à Paris. A force de ténacité ,le Bumidom lui a payé 1 mois d’hôtel. Ce jeune s’en est sorti en faisant divers petits boulots et continu aujourd’hui à œuvrer dans diverses activités dans des associations ( les maraudes la nuit, les sans abris ) ect ....

  • J’aurais voulu avoir concernant cet évènement, une confirmation. Est-il vrai que lorsqu’on parle de la Creuse, en fait, on oublie les autres destinations de ces jeunes réunionnais déracinés, comme la Cöte d’Azur ou le reste du Limousin, Paris, Lyon, où ils ont été employés, (exploités pour certains, c’est certain), dans des maisons de bourgeois, de riches commerçants, des notables ? Cela réflète une époque qu’on ne doit pas oublier. J’espère que la plaque posée à Orly est placée de telle manière qu’elle soit bien visible, je vérifierais lorsque je passerais là bas. D’autant que des travaux ont été entrepris pour relier les bâtiments "Orly Ouest- et Sud", en Orly, 1, 2, 3 et 4. Si je ne me trompe pas, pour les vols vers la Réunion, c’est Orly 4, logiquement, cette plaque commémorative nouvellement posée doit se trouver dans ce secteur ? A vérifier, merci, Arthur qui pédale dans la pollution, les encombrements, les micro particules cancérigènes, masqué comme il se doit, Covid oblige.


Témoignages - 80e année


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