Avenir

Paul Vergès : « La société réunionnaise est à un tournant… »

Après la journée du 10 juin

12 juin 2003

Hier matin, le président de la Région a tenu une conférence de presse pour présenter son analyse de la situation à La Réunion et ses perspectives après la journée de mardi dernier : une journée de grèves, de manifestations, de reculs et de manœuvres du gouvernement sur la décentralisation dans l’Éducation et enfin d’affrontements à l’Assemblée nationale sur la question des retraites.
Ces événements, situés dans un contexte de plusieurs réformes libérales du même type encore à venir, ont clairement confirmé aux yeux de l’opinion la volonté du gouvernement de changer en profondeur la société française dans le sens des intérêts du marché. Et cela en rupture totale avec les orientations des gouvernements présidés par le Général de Gaulle après la seconde guerre mondiale, qui étaient celles du Conseil national de la Résistance.
Compte tenu du fait que la société réunionnaise est totalement différente de la société en France, les conséquences de ces réformes libérales seront catastrophiques à La Réunion. Les responsables politiques réunionnais ont donc la lourde tâche de se concerter avec toutes les forces vives du pays pour élaborer un projet de développement réunionnais évitant aux générations futures ces effets désastreux des mesures prises en France avec de graves affrontements au sein de notre société.

« Ce que j’essaie de voir, c’est la portée et l’enjeu pour La Réunion des luttes actuelles. Il y a eu ce mardi 10 juin la rencontre du gouvernement et des syndicats sur les problèmes de la régionalisation dans l’Éducation, puis le débat qui s’est ouvert à l’Assemblée nationale sur les retraites et la décision des syndicats de poursuivre le mouvement…
Comment interpréter cela ? Je crois que cela représente un équilibre des forces en présence, car aucun des deux camps ne l’a remporté ! Le gouvernement a reculé, mais il faut relativiser ce recul : c’est un recul tactique pour remporter une bataille ! Néanmoins, pour les syndicats, c’est un encouragement, ils ont fait bouger le gouvernement. Ce dernier n’ayant pas assez bougé, les syndicats continuent la lutte. D’autant plus que ce n’est pas un hasard si le gouvernement a ouvert en même temps, le débat à l’Assemblée nationale sur les retraites… ».
C’est en ces termes que le président du Conseil régional a ouvert hier matin la conférence de presse qu’il a tenue à la Pyramide inversée du Moufia au sujet des derniers événements sociaux à La Réunion et en France.

D’autres réformes sont préparées…

Le débat s’est donc engagé le 10 juin à l’Assemblée nationale sur les retraites, note Paul Vergès. La Commission des affaires sociales du Sénat s’est réunie par anticipation le 5 juin pour désigner le rapporteur du Sénat sur ce projet de loi gouvernemental, au cas où l’Assemblée nationale aura voté le texte dans les délais. Cela signifie qu’il faut aller vite ! Mais il faut aller vite pourquoi ? Parce qu’il y a derrière cela d’autres réformes qui ont été préparées et qui attendent.
Nous sommes à un épisode d’une bataille qui s’annonce longue et qui concernera tous les secteurs de la société française. Depuis 10 semaines, le mouvement a élargi sa base sociale, non sans difficultés, pour passer de la fonction publique au secteur privé dans une proportion significative. D’où au fur et à mesure l’élargissement de la base revendicative. Et ce que nous voyons dans les médias, ce sont les conséquences de la grève menée par ceux à qui le gouvernement répète tous les jours : vous n’êtes pas concernés. Il y a le métro, les bus, les chemins de fer qui ne fonctionnent pas… et plus le gouvernement dit à ces personnes qu’elles ne sont pas concernées, plus elles s’engagent.

Quel est le véritable enjeu ?

Désormais, les objectifs des autorités au pouvoir sont de plus en plus clairs pour l’opinion, affirme Paul Vergès : on va vers la plus grande remise en cause de la société française issue de la Libération. Si l’on considère les gouvernements successifs présidés par le Général de Gaulle, ils faisaient tous appel au programme du Conseil National de la Résistance (CNR) et ils ont organisé une société française avec un rôle considérable de l’État à travers l’organisation de services publics couvrant tous les secteurs d’activités pour assurer l’égalité des chances.
Ils ont nationalisé les grands services pour remplir ces services publics : EDF, la SNCF, Gaz de France etc. Ces services publics ont rempli leur tâche : redresser la France ruinée par la guerre et en faire un État moderne.
Aujourd’hui, compte tenu de la mondialisation des échanges, de la primauté du marché et des sociétés européennes se consolidant sous le règne du libéralisme, le gouvernement décide d’aller vite et de toucher tous les secteurs de la société pour les soumettre aux lois du marché. C’est pourquoi il veut aller vite car il a l’objectif global de transformer la société dans l’intérêt des couches les plus aisées.
C’est une option politique qu’on doit analyser sans se livrer à des polémiques ou des insultes stériles. De même, les partisans de cette société doivent respecter l’opinion de ceux qui sont opposés à leur projet.

Les mesures appliquées pour l’année 2003

Si nous regardons l’année 2003, en dehors de l’interruption des vacances, nous allons d’abord avoir le vote de la loi sur les retraites. À la rentrée de la mi-septembre, ce sera la régionalisation. On discute seulement de son aspect "transfert de personnels de l’Education nationale" alors qu’il y a tous les autres aspects de transferts de responsabilités. Les élus régionaux ou départementaux se méfient et se plaignent d’un non transfert de moyens. Cela correspond à l’objectif du gouvernement de diminuer massivement les dépenses de l’État.
Par ailleurs, le gouvernement a décidé que lors des départs massifs à la retraite on ne fera qu’un remplacement pour deux départs. Soit des centaines de milliers de fonctionnaires en moins.
Entre les retraites, la régionalisation et le problème de la modernisation de l’Université, viendra le problème de la sécurité sociale, où l’on nous annonce le même type d’arguments que pour les retraites, sinon nous allons vers l’effondrement de la sécurité sociale comme vers l’effondrement des retraites par participation.
Dans le même temps, on nous annonce la privatisation d’EDF, de France-Télécom, etc. Il y a dans toutes ces réformes une logique dont il faut prendre acte pour en voir l’enjeu : c’est le modèle de société en France.

Des élections décisives en 2007

L’autre raison de cette précipitation dans tous les domaines, ce sont les élections décisives qui auront lieu en 2007, estime Paul Vergès. Voilà pourquoi ces réformes fondamentales doivent avoir lieu en 2003 ou en 2004 au plus tard.
Il faut donc s’attendre dans les mois et l’année qui viennent à de grandes batailles. Et voir que l’épisode de ce mardi - avec ses grèves, manifestations, petites concessions et débats parlementaires - n’est qu’un épisode d’une bataille générale qui va être longue et qui touchera tous les secteurs de la société française.
À partir de là, selon Paul Vergès, la responsabilité de tous les responsables politiques réunionnais n’est pas simplement de participer à cette bataille générale mais également de se dire : quels vont en être les conséquences pour La Réunion ?

Quel avenir pour La Réunion dans ce processus ?

Cette question se pose dans un contexte que le président de la Région rappelle inlassablement : les données sociales de La Réunion sont totalement différentes de celles de la Métropole. Aussi, les mesures générales qui sont appliquées ici auront des conséquences totalement différentes de celles recherchées en Métropole. Quelles seront ces conséquences ?
Par exemple, concernant les retraites, l’argument de base du gouvernement c’est de dire que nous allons vers un déficit des actifs par rapport aux retraités et pour qu’il n’y ait pas une faillite du sysème des retraites par répartition, il faut augmenter les cotisations ou augmenter le temps de travail. Cet argument est irrecevable à La Réunion, puisque nous avons la situation exactement contraire : nous n’avons pas une diminution du nombre d’actifs d’ici 2030, nous avons exactement le contraire, notre population active va augmenter de 46%.
Selon le recensement de l’INSEE, nous sommes à 303.000 actifs, et en 2030 ce sera un niveau moyen de 444.000, soit 141.000 actifs de plus. Cela signifie que le raisonnement de Paris est irrecevable en ce qui nous concerne. Toutes les conséquences des mesures préconisées par le gouvernement vont à La Réunion non pas aider à la solution des problèmes, mais contribuer à leur aggravation.
C’est la même chose si le gouvernement parvient à unifier les nombres d’années de cotisations entre les secteurs public et privé. À La Réunion, on ira vers une augmentation de 33% pour 40 ans et ce sera 50% si l’on passe de 28 années à 42 réelles.
Si l’on supprime ces 40 ans qui découlent d’une mesure particulière pour La Réunion - c’est un décret, certains parlent d’un "décret péi" qu’il faut éliminer au nom du droit commun -, on se rend compte de l’enjeu et de la menace qui se profile à l’horizon : c’est une augmentation de 33% du temps de travail dans la fonction publique ou de 50% à partir de 2012, si ce système spécifique n’est pas sauvegardé.

Les dispositions Arthuis

Il faut se souvenir de l’unanimité qu’il y a eu à La Réunion autour de la convention issue de la LOOM et signée pour 6.000 pré-retraités. Mais dans la logique de la loi Fillon, ce n’est pas au moment où nous demandons à tous de travailler des années de plus que nous allons encourager des départs à la retraite à 55 ans… !
Cette loi est amenée à être appliquée à partir du 1er janvier 2004. C’est-à-dire au moment où 141.000 jeunes vont s’accumuler dans les trois décennies à venir sur le marché du travail. La situation de l’emploi que nous connaissons aujourd’hui va être aggravée de façon considérable par les nouvelles dispositions de la loi Fillon, qui ont leur logique dans la conception du gouvernement et la réalité française métropolitaine mais représente une catastrophe pour notre pays.
Les régimes spéciaux en France permettent des conditions meilleures pour la RATP, avec départ à 55 ans etc. Mais lorsque nous discutons d’une loi-programme pour La Réunion, nous voyons un personnage aussi important que le président de la commission des Finances au sénat, M. Jean Arthuis (il ne faut pas oublier qu’il a été aussi ministre en charge du budget) qui a fait faire une étude spéciale sur le coût de la Fonction publique outre-mer et qui conclut qu’un poste à La Réunion est l’équivalent à 2,75% de dépenses budgétaires par rapport au droit commun.
A partir de là, il part sur les retraites de la fonction publique où il demande de supprimer les 35% de supplément. Il est suivi par M. Philippe Marini, qui est rapporteur général du budget de la Nation. Mais le retrait n’a été accepté que pour des raisons de procédures.

L’indemnité de vie chère

S’attaquer aux 35% des retraites à La Réunion, c’est s’attaquer à un élément du revenu qui s’appelle l’indemnité de vie chère. Le coût de la vie est le même à La Réunion pour les retraités comme pour les actifs. Si cette logique s’applique ici avec les 35%, ce sont les 40% aux Antilles ! M. Méghainerie a envoyé quelqu’un de sa commission pour enquêter aux Antilles. On peut être résolument contre, mais le gouvernement est dans sa logique de diminution des dépenses de l’Etat… Certains députés de la majorité et le ministère des Finances sont à la recherche des gaspillages, s’appuyant sur le rapport de la Cour des comptes.
Cela fait partie d’une bataille générale du changement de la société réunionnaise : diminution des dépenses publiques, diminution de la fonction publique et la faiblesse de ces 35% découlant d’un décret (pouvant être mis en cause à n’importe quel moment).

Le système de guillotine du gouvernement pour les retraites des plus précaires
La combinaison de l’ampleur du chômage avec tout le travail non déclaré (soit 27.000 personnes non cotisantes pour la retraite) et le système du travail irrégulier dans le plus grand secteur professionnel qu’est le Bâtiment où les travailleurs ont des contrats de chantier (ils n’ont jamais un travail continu qui leur permet d’atteindre les 37,5, les 40 et les 42 annuités) amène à la conclusion suivante : la plupart des travailleurs du secteur privé n’atteindront jamais le temps nécessaire. À partir de là joue le système de guillotine du gouvernement.
Avec les 120.000 demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE, l’augmentation de la population active, l’augmentation de la durée du travail, le caractère général du travail précaire et du travail non déclaré à La Réunion, nous allons vers une situation où dans le secteur privé, la retraite à temps plein sera l’exception.
Nous aurons donc une généralisation du minimum vieillesse, l’appel au fonds de solidarité, soit un appauvrissement général de la majorité de la population… Cela fragilisera tellement ce secteur que le dialogue social est terminé.

Quelle décentralisation ?

Il y a un enjeu immense dans la décentralisation. Tout dépend du contenu qu’on lui donne.
Le problème c’est que cette régionalisation touche le personnel de l’Education nationale, parmi lequel il y a les quelque 1000 ATOS à La Réunion. Pour eux, ce serait le premier essai de démantèlement de l’Education nationale. Le débat et les arguments utilisés en Métropole sont totalement différents de notre situation. La question de principe se résume par l’unité du service public ou le démantèlement.
Par ailleurs, nous sommes en plein exemple du transfert des responsabilités sans transfert de moyens financiers. Et nous allons vers une aggravation : nous construisons les lycées, ces modifications ne s’accompagnent pas de la part de l’Etat. L’expérience à montrer que la part réelle de la Région dans la construction d’un lycée à augmenter de 40%, car l’Etat n’a pas bougé dans sa dotation. Et cela oblige nos collègues du Conseil général d’inscrire au FEDER (les crédits européens) une grande partie du financement des collèges, car sur leurs fonds propres, ils n’arrivent plus à suivre.

La remise en cause des 35%

Dans la situation actuelle, la Fonction publique à La Réunion est en contradiction totale avec toute la politique du gouvernement sur la diminution des dépenses publiques.
L’amendement Arthuis vise la structure de la rémunération. Les 80% de la population active s’alimentent autour de la fonction publique. Si nous laissons le gouvernement mettre en cause cela, sans que les mesures répondent aux critères de développement de La Réunion, nous verrons éclater toute la fragilité de notre économie.
On ne peut rendre responsable les fonctionnaire réunionnais des différentes mesures prises par les gouvernements successifs : ce ne sont pas les réunionnais qui ont fixé les 35% d’indemnité de vie chère, ni l’index de correction du CFA etc. On veut les rendre responsables mais ils n’y sont pour rien.

« Je lance un véritable SOS… »

L’historique et l’évolution des emplois-jeunes a été abordé de manière rapide.

En conclusion, le président de la Région voit « un avenir très sombre pour La Réunion. Le contrat social s’affaiblit de jour en jour. Il faut qu’il y ait implication aux conditions réunionnaises au risque de dynamiter l’économie réunionnaise. Nous nous situons dans un vrai tournant face aux batailles actuelles. Il faut renforcer la cohésion de la société réunionnaise, sinon c’est l’effondrement…
Il est nécessaire d’éviter toutes divisions et affrontements sociaux, comme les derniers évènements au Port qui sont exemplaires… Cela peut refléter l’arrivée incertaine des 140.000 jeunes plus tard sur le marché du travail…
Je lance un véritable SOS… Tous les élus doivent se rencontrer pour aboutir à des éléments encourageants en élaborant un plan de développement durable et solidaire avec toutes les forces vives de La Réunion ».


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