Lecture de l’intervention de Paul Vergès lors du débat sur le Projet de loi sur la régulation économique outre-mer

« Remettre en cause les bases du système mis en place depuis plus de 60 ans »

27 septembre 2012

Le Sénat examinait hier le projet de loi sur la régulation économique outre-mer. C’est la sénatrice Éliane Assassi, présidente du groupe communiste républicain et citoyen au sein de cette assemblée, qui a lu l’intervention de Paul Vergès. Le sénateur approuve les mesures contenues dans le projet de loi tout en indiquant que le cadre actuel en relative la portée. La vie chère pourra réellement reculer quand seront mis en cause plusieurs facteurs structurels. Voici l’introduction et la conclusion de l’intervention du sénateur, avec deux zooms sur les deux points ayant fait l’objet de plus large développement. Les inter-titres sont de ’Témoignages’.

La situation économique et sociale dans nos régions d’outre-mer, et plus spécifiquement à La Réunion, est extrêmement tendue. Nous connaissons tous les chiffres du chômage. 30% de la population active, et 60% des jeunes de moins de 26 ans sont privés d’emploi !
Si l’emploi est le défi majeur à relever, nous devons faire face à d’autres problèmes qui affectent considérablement la population réunionnaise.
C’est par exemple la question du logement. Mais c’est aussi celle du niveau des prix.
C’est très probablement le point sur lequel nos compatriotes attendent des réponses immédiates. (…)
Il nous faut donc aujourd’hui remettre en cause les bases du système mis en place depuis plus de 60 ans.

« Quel mode de développement pour La Réunion ? »

Un exemple : pourquoi aller acheter des produits à 10.000 km, en France, alors que La Réunion pourrait s’approvisionner dans les pays environnants, dès lors que ces produits ne concurrencent pas la production locale ?
Se pose ainsi la question de la double intégration de La Réunion celle à l’ensemble européen et à l’environnement régional, en conséquence des APE (accords de partenariat économique).
Cette question n’est pas résolue. Nous avons toujours souhaité que La Réunion s’engage dans la voie du co-développement.
Ce projet de loi peut nous en offrir un début de commencement.
Nous approuvons les mesures contenues dans ce projet de loi, car elles vont dans le bon sens pour lutter contre les monopoles, les oligopoles, les positions dominantes.
Mais ces mesures se placent dans le cadre du fonctionnement actuel de l’économie. Ainsi, tout en les approuvant, nous en relativisons la portée.
La question fondamentale reste celle-ci : quel mode de développement pour La Réunion ? Et dans quelles perspectives ?

Ouvrons trois grands chantiers

Le changement fondamental et structurel de la situation actuelle exige en effet que d’autres chantiers touchant au fonctionnement de notre société et de notre économie soient ouverts :

- Celui de la diversification des sources d’approvisionnement, dans le respect des équilibres à préserver pour le développement de la production locale.

- Celui de la politique des revenus, dans le cadre de la concertation nécessaire avec les acteurs concernés.

- Celui de toute la chaine de la formation des prix avec notamment les questions de la fiscalité ou du fret, etc.

Il faut ouvrir tous ces chantiers et faire appel à la responsabilité de chacun des acteurs, politiques, sociaux, économiques...
Il faut un plan à long terme, de 10 à 15 ans, pour corriger des accumulations d’erreurs, tenir compte des inégalités à combattre, recréer une cohésion sociale et ouvrir la voie au développement durable pour tous.
Le gouvernement a eu le mérite de mettre sur la table cette question de la vie chère et de reconnaître ainsi son caractère urgent et prioritaire.
Les mesures contenues dans le projet de loi doivent constituer à nos yeux une première étape dans la réforme générale nécessaire du fonctionnement des sociétés et des économies de l’outre-mer.

La question des prix

« Sur un échantillon de 100 produits, les écarts pouvaient atteindre 50% »

La première partie du texte de Paul Vergès décrit plusieurs facteurs qui favorisent des prix bien plus élevés à La Réunion qu’en France.

La question du coût de la vie est récurrente dans nos Régions ultramarines. Elle est la traduction de toute l’organisation et du fonctionnement des sociétés et des économies d’outre-mer, depuis plus de 65 ans. Cette question s’est cristallisée ces dernières années par des mouvements sociaux de grande ampleur, à La Réunion, comme en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à Mayotte, à Wallis et Futuna ou en Nouvelle-Calédonie.

À La Réunion, les manifestations intervenues en février dernier révèlent l’exaspération de la population. Cela fait des dizaines d’années que la question du coût de la vie a été posée. Les rapports se sont succédé, mais la situation n’a guère évolué.

Selon une étude de l’INSEE, sur les 20 dernières années, les écarts de prix des différents biens et services ont évolué différemment à La Réunion. Certains prix ont diminué, mais d’autres, plus nombreux, ont augmenté.

Et c’est le cas des produits alimentaires, c’est-à-dire l’un des premiers postes de dépenses des Réunionnais. Les prix de ces produits ont augmenté plus vite à La Réunion qu’en France métropolitaine. L’écart qui était de +30% en 1992 s’élève en 2012 à +36,6%.

Le chiffre mentionné dans l’étude d’impact fait état d’un écart moyen de 24% entre les prix France et les prix Réunion. Dans cette même étude d’impact, il est fait état de l’observation de l’autorité de la concurrence.

Sur un échantillon de 100 produits, les écarts pouvaient atteindre 50% entre les prix affichés en France continentale et ceux pratiqués à La Réunion. Sur la moitié de ces 100 produits, l’écart pouvait atteindre 55% !

L’indice des prix à la consommation, l’IPC, a tendance, depuis 2007, à être plus élevé que celui de la France. Or, plus de la moitié de la population réunionnaise a un revenu annuel largement inférieur à 9.000 euros, soit en dessous du seuil national de pauvreté. Pour la métropole, ce chiffre est de 24,2%. Et les ménages réunionnais doivent faire face à cette réalité, bien démontrée dans l’étude d’impact du projet de loi : le coût de la vie est plus élevé outre-mer.

« Donnée structurelle »

Cette vie chère est une donnée structurelle, qui découle de l’intégration des économies d’outre-mer à la France et à l’Europe. À la fin des années 50, La Réunion importait environ 250.000 tonnes de marchandises et exportait presque le même volume. Aujourd’hui, elle exporte toujours 700.000 tonnes de marchandises, mais en importe près de 4 millions de tonnes. Le taux de couverture des exportations par les importations a atteint un niveau extrêmement faible : 6%.

L’éloignement de la principale source d’approvisionnement est le facteur déterminant de la vie chère.

La première source d’approvisionnement de La Réunion est en effet située à 10.000 kilomètres ; deux tiers des importations en valeur proviennent de France et d’Europe, où les coûts de production sont, de surcroît beaucoup plus élevés que ceux dans les pays de notre proche environnement géographique.

À ces coûts de production, il faut rajouter les coûts de plus en plus élevés du transport maritime ou aérien.

Les variations du coût des matières premières ont des répercussions inévitables sur les coûts du transport, donc, au final, sur le prix payé par le consommateur.

En outre, les mécanismes de fiscalité sur les produits importés de la métropole ou d’Europe engendrent également un surcoût.

« Situations de monopoles »

Dans ces conditions, des situations de monopoles se sont constituées dans les secteurs de la grande distribution, de l’énergie (je pense notamment à la question du carburant), et des transports.

Le constat de l’OCDE est sans appel : « le nombre limité d’acteurs sur la plupart des marchés ultramarins facilite le maintien de cartels ou d’arrangements collusifs ».

Il convient aussi de signaler que les circuits de distribution diffèrent : La Réunion connaît un maillon supplémentaire dans cette chaine : celui des importateurs grossistes.

Lors des États généraux de l’outremer, plusieurs constats ont été effectués. Ainsi, l’examen des marges commerciales a fait apparaître des situations sectorielles diverses, mais délicates à interpréter compte tenu des différences d’organisation dans la chaîne d’approvisionnement.

Une étude de l’INSEE sur la rentabilité comparée des entreprises à La Réunion et en métropole montre également qu’il y a un avantage relatif pour les entreprises de grande taille, pour le commerce (automobile et commerce de gros) et pour les services.

La question des revenus

« Une situation socialement injuste, économiquement préjudiciable et moralement inadmissible »

La seconde partie de l’intervention du sénateur insiste sur la politique des revenus à La Réunion. Une décision de l’État fait qu’une partie de la population a les moyens de se payer la vie chère alors que l’autre partie a un pouvoir d’achat nettement inférieur à celui d’un citoyen vivant en France.

Tous ces éléments contribuent à la vie chère outre-mer. Tous les gouvernements successifs ont tenu compte de cette situation pour rémunérer leurs agents. C’est ce que l’on appelle la sur rémunération.

Ce phénomène existe depuis la loi d’intégration du 19 mars 1946.

Depuis cette date, les gouvernements successifs ont en effet attribué une indemnité de vie chère à leurs agents.

En 1975, une indexation de la valeur du point (1,138) lors du passage du franc CFA au franc, combiné à une indemnité de vie chère de 35%, avait donné naissance à la sur rémunération de 53% à La Réunion, l’île aux 60.000 fonctionnaires (État, Territoriale et Hospitalière).

Cette question de la sur rémunération a elle aussi fait l’objet de nombreuses études et provoqué de nombreux rapports.

On se souvient de l’analyse effectuée par Bernard Pêcheur en 1996. Celle-ci montrait que le niveau comparé des salaires annuels moyens dans la fonction publique, pour un indice de 100 dans la France toute entière, est de 143 à La Réunion, alors que le différentiel des prix entre La Réunion et la métropole était de 9,5 à 11,2%.

Cette même année 1996, Jean-Jacques de Peretti, ministre de l’Outre-mer, présentait alors un projet de réforme fondé sur le double principe du maintien du niveau de rémunération actuel des agents en poste et d’une réinjection sur place de l’intégralité des crédits d’État dégagés par la réduction des rémunérations des futurs fonctionnaires, au profit d’actions en faveur de la création d’emplois.

Le taux de « référence » est de 53% à La Réunion

13 ans plus tard, en 2009, nos collègues sénateurs publiaient « Les Dom, défi pour la République, chance pour la France ». Dans ce, ils estimaient que le mécanisme de sur rémunération « ne [devait] répondre qu’à un objectif de compensation du différentiel de coût de la vie dans les Dom par rapport à la métropole ». La mission recommandait alors que le montant de la majoration soit réellement ajusté au différentiel de prix.

Or les majorations, dans la fonction publique d’État, sont extrêmement variables. Le taux « référence » est de 53% à La Réunion.

Et, par mimétisme, de nombreux services ont vu leurs rémunérations, à travers des conventions collectives validées par les gouvernements, intégrer des majorations de traitement.

Le taux de majoration est 47% pour les agents de la CAF et de la CGSS ; mais il est de 25% pour ceux de l’EDF ; de 30% pour les banques et les assurances ; à l’IEDOM, les agents perçoivent une sur rémunération de 24,6%. Et ce taux est de 20% pour les médecins libéraux, qu’ils soient généralistes ou spécialistes.

Le chiffre généralement avancé pour le « coût » de cette sur rémunération était de 1,03 milliard pour 2008, pour tout l’outre-mer et ses 90.000 fonctionnaires civils de l’État.

Plus de 600 millions d’euros

Pour La Réunion, le coût de majoration de traitement pour l’ensemble de la fonction publique est estimé à plus de 600 millions d’euros.

Encore faut-il préciser que dans la fonction publique hospitalière, le taux moyen de sur rémunération est de 53%.

Dans la fonction publique territoriale à La Réunion, environ 70% des agents sont contractuels, le coût de la sur rémunération étant pour les budgets communaux un obstacle à leur titularisation et à leur véritable intégration dans la fonction publique.

Ainsi, 3 générations après l’application de la loi de 1946, la situation dans la fonction publique est totalement anarchique !

En revanche, il a fallu près d’un demi-siècle après la loi d’intégration de 1946 pour accorder l’égalité sociale aux plus démunis et pour réaliser l’égalité du SMIC !

Cet objectif d’égalité a été au cœur de toutes nos luttes pendant un demi-siècle !

« Une société à deux vitesses »

Ainsi, l’État prend en compte le coût de la vie pour déterminer la rémunération des membres de la fonction publique, mais il n’en tire aucune conséquence pour l’écrasante majorité des employés des collectivités locales, pour le SMIC et pour les minimas sociaux dont les montants relèvent de sa compétence.

Revenus indexés d’un côté tenant compte de la vie chère, revenus non indexés de l’autre, c’est une situation d’apartheid social institutionnalisé qui règne dans les sociétés d’outre-mer.

Une situation socialement injuste, économiquement préjudiciable et moralement inadmissible.

Et les événements survenus ces dernières années, quel qu’en soit le détonateur, montrent bien que nous sommes arrivés au bout du processus d’intégration économique lancé en 1946 !

Les contradictions qui en découlent sont nombreuses.

Les transferts publics (transferts sociaux, traitements de la fonction publique, subventions, etc.) irriguent toute l’économie et la société réunionnaise... une société à deux vitesses, avec des disparités qui augmentent chaque jour, un chômage massif, tout cela générant un délitement social.

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