Interview du secrétaire de la Chambre d’agriculture à Maurice

Jean-Noël Humbert : « La bataille se gagnera plus à Bruxelles que dans nos champs de canne »

23 juillet 2004

Les responsables canniers de l’Île Maurice s’inquiètent pour leur économie des conséquences d’une baisse des prix garantis, qu’ils combattent en analysant de près les positions des pays membres de l’Union. Jean-Noël Humbert, l’un des dirigeants de la Chambre consulaire mauricienne, explique ici pourquoi il espère que Bruxelles infléchira ses orientations, notamment en direction des pays ACP.
Extraits de l’entretien accordé à ’L’Express”.

Au vu des réactions suscitées au sein de l’Union européenne (UE) par la proposition de réforme du régime sucrier, Maurice ne devrait-elle pas se sentir quelque peu réconfortée ?

Jean-Noël Humbert  : Il est vrai qu’il y a déjà eu des réactions assez vives de certains pays, qui ont fait savoir qu’ils s’opposeraient aux propositions de réforme. (...)
Les groupements européens de producteurs de betteraves ont aussi signifié leurs réserves. Parmi eux figurent la Confédération internationale des betteraviers européens, le comité européen des fabricants de sucre et le groupement français des betteraviers. (...) Nous nous rendons compte qu’il y a aujourd’hui une convergence de vues sur deux points parmi ceux qui s’opposent à la proposition de réforme : celle-ci va trop vite et va trop loin. Le délai est également trop court et l’ampleur de la baisse de prix trop importante.
(...) Maurice et le groupe ACP pensent aussi que le traitement prévu pour les pays ACP est nettement insuffisant et ne reflète pas les engagements pris par l’UE envers nos pays.
Aucune mention d’une compensation pour les pays ACP n’est faite alors que les producteurs européens obtiendront une compensation de 60% et que les régions ultra-périphériques obtiendront, elles, un traitement spécial. Pour les pays ACP, on se contente d’évoquer des programmes “spécifiques” et des aides “taillées sur mesure”.

Selon vous, des mesures pour aider l’industrie sucrière à se restructurer n’ont pas la même valeur qu’une compensation financière...

- Il faut bien comprendre l’ampleur de la réforme. (...) Il y aurait une baisse de prix de 20% dès l’an prochain, et de 33% en 2007. Répercutée sur le sucre roux, la baisse sera de 24% dès la prochaine récolte et de 37% en 2007. Dans la pratique, cela signifie que le petit planteur comme l’usinier planteur, qui obtiennent actuellement plus de 15.000 roupies (soit 430,50 euros - NDLR) par tonne de sucre, devront se contenter de 12.000 roupies (soit 344,40 euros) l’an prochain et de moins de 10.000 roupies (soit 287 euros) seulement en 2007.
C’est une baisse considérable. À ce niveau de prix, il n’existe aucun producteur dans notre pays qui peut s’en sortir économiquement. Nous analysons ces chiffres actuellement et c’est à cette conclusion que nous parvenons. Il est difficile d’envisager des mesures spécifiques de restructuration (...) pouvant (...) compenser la baisse de prix proposée. Ces mesures spécifiques n’auront de sens que si la baisse de prix est moins brutale.
(...) Le prix moyen que nous obtenons aujourd’hui comprend un élément conjoncturel positif, à savoir un euro fort. Aujourd’hui, cette devise tourne autour de 1,20 dollar américain (soit 0,97 euro). Si la monnaie européenne perd du terrain et se retrouve à parité avec le dollar - on se souvient même qu’elle était descendue à moins 90 cents (soit 0,72 euro) - la baisse de 37% proposée se traduirait alors dans la pratique par une baisse de prix de l’ordre de 45%...

La mise en application intégrale du “Sugar Sector Strategic Plan” ne nous permettrait-elle pas d’absorber une baisse de prix de 37% ?

- Le plan stratégique prévoit une réduction de 44% maximum du coût de production. Il s’agit de ramener le coût d’une livre de sucre de 18 cents (soit 0,14 euro) à 14 cents (0,11 euro) jusqu’à 2005 et, ensuite, de le réduire dans une fourchette de 10 à 12 cents (soit de 0,08 à 0,1 euro) à l’horizon 2008. (...)
La restructuration des ressources humaines a été réalisée. Elle nous a permis de réduire la masse salariale de 25%. Mais pour atteindre ce résultat, l’industrie a dû appliquer un plan volontaire de retraite, lequel a coûté cher à cause du plan social qui l’accompagne. L’opération aura nécessité 3 milliards de roupies (86 millions 100.000 euros). Il était prévu que l’industrie puisse vendre des terres pour rembourser les emprunts contractés. La Sugar Industry Efficiency Act prévoit aussi que l’industrie puisse vendre des terres pour financer la modernisation et la centralisation. (...)
La mise en œuvre du plan stratégique n’est pas terminée. (...) Mais tout ce que nous pourrons entreprendre au niveau de l’industrie n’aura de sens que si la baisse de prix envisagée par l’UE est moins drastique et étalée sur une plus longue durée.

Il faudra également trouver les moyens pour terminer ce qu’il reste à faire...

- En effet. Tout cela nécessite des investissements très importants. Pour poursuivre cet effort, il est urgent de régler le problème de l’endettement. L’industrie sucrière a quelque 5,5 milliards de roupies (soit 157 millions 850.000 d’euros) de dettes. Lorsque l’actuel plan de retraite volontaire sera complété, la dette s’élèvera alors à 6,5 milliards de roupies (soit 186 millions 550.000 d’euros). La charge financière de l’industrie a doublé en deux ans.

Qui voudra acheter des obligations de l’industrie sucrière alors que sa survie est menacée ?

- Si on tient compte de la proposition de la commission, on a effectivement une difficulté majeure à envisager la poursuite des investissements dans ce secteur. C’est pour cette raison qu’il est important de continuer, dans les semaines qui viennent, de construire des alliances au niveau de l’Union européenne, des ACP et des pays les moins avancés. C’est là qu’il faudra gagner la bataille.
J’ai toujours dit que celle-ci se gagnera sur deux fronts : le front local et le front international. Mais avec les propositions de la commission européenne, il n’est pas envisageable de gagner cette bataille que sur le plan local. Il est donc primordial de s’allier aux États membres de l’UE qui s’opposent aux propositions de réforme du régime sucrier. Il faut aussi rappeler à la commission européenne ses obligations.
Le protocole sur l’accession de la Grande-Bretagne à la communauté européenne, en 1972, déclare : "La communauté aura à cœur de sauvegarder les intérêts de l’ensemble des pays visés au présent protocole, dont l’économie dépend dans une mesure considérable de l’exportation de produits de base, et notamment le sucre".
Cette obligation se réfère donc particulièrement au sucre. L’article 36 (4) de l’Accord de Cotonou s’engage à sauvegarder les avantages qui découlent des protocoles sur les produits de base, et en particulier le protocole sucre.
(...) Les solutions doivent être dans le sucre, et non pas dans la diversification hors du sucre. L’obligation de l’UE est de s’assurer que les mesures qui seront prises seront des mesures de sauvegarde, l’objectif étant de permettre à la production sucrière de continuer dans de bonnes conditions économiques et de permettre à l’industrie de maintenir son rôle “multi-fonctionnel”, qui va au-delà des considérations économiques et commerciales.

La première réaction à la proposition de baisse de prix a été d’“accélérer la réforme”. Aujourd’hui, vous dites que cela ne servirait à rien si Bruxelles ne fait pas un geste...

- Nous ne sommes pas dans une logique de fatalité. Nous pensons que la proposition de la commission ne sera pas mise en œuvre telle quelle. Sinon, cela voudrait simplement dire qu’un certain nombre de producteurs, dont le groupe des pays ACP, n’aurait pas d’avenir. Selon nous, ce n’est pas le souhait de l’UE. À notre avis, les États membres de l’union s’opposeront à ce projet et le Parlement européen fera entendre raison sur ce dossier. Le Conseil économique et social aura son mot à dire. En définitif, nous croyons que la proposition sera revue.
(...) Nous ne nous sentons pas victimes d’une fatalité. Nous avons cru et nous continuons à croire dans l’avenir de l’industrie sucrière. Grâce à la canne, nous avons pu diversifier. Nous avons fait beaucoup de progrès au niveau de l’énergie et nous devons persévérer.
Un groupe de travail a fait des propositions sur les produits dérivés de la canne à sucre, notamment l’éthanol, les produits “alco-chimiques” et “sucro-chimiques”. C’est bien mais il faut continuer à explorer ces opportunités. (...) Cela fait partie d’un ensemble, ce n’est pas la solution. N’oublions pas que pour que les produits dérivés soient viables, l’industrie de la canne doit l’être également. Il faut donc continuer à tout entreprendre pour réduire le coût de production de la canne.

Pourquoi cette mise en garde ?

- (...) Notre industrie sucrière compte un nombre important d’opérateurs dans la production, couvre la moitié de notre territoire, comprend une machinerie industrielle importante... Elle explore aussi nombre de sous-produits, possède un centre de recherche, qui est un des plus réputés au monde, et a un encadrement institutionnel solide... Si nous avons réussi tout cela, c’est avant tout grâce à un marché d’exportation à un prix rémunérateur. (...) Sans un marché important et à un prix rémunérateur, je crains qu’il y ait peu de cultures pouvant être suffisamment compétitives pour rivaliser avec les grands producteurs agricoles mondiaux, tels que le Brésil, l’Australie ou l’Argentine...

Propos recueillis par Stéphane Saminaden (“L’Express”)


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