La filière canne réunionnaise face à la Constitution européenne

Menace de bérézina pour La Réunion

2 avril 2005

En complément de l’émission diffusée hier soir par Télé Réunion sur le Brésil, il est important pour notre île de recentrer le débat et de parler du sucre. Surtout à l’approche du référendum du 29 mai, qui nous concerne beaucoup sous cet angle-là.

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La canne à sucre, une des principales richesses économiques de La Réunion, est également un facteur de cohésion sociale. Il ne faut pas écarter le rôle joué par cette culture dans la protection de l’environnement et la sauvegarde de la terre attaquée par l’érosion.
Des voix irresponsables s’élèvent parfois pour dénoncer cette culture de la canne, estimant que celle-ci est trop subventionnée. Mais il serait plus honnête de prendre en compte l’ensemble du problème.
En plein débat sur le projet de Traité constitutionnel européen, il serait illusoire de considérer que celui-ci n’aurait aucune influence négative sur l’avenir de la canne dans notre île. Si les planteurs de cannes à La Réunion sont menacés, c’est aussi toute la population réunionnaise qui ressentira le contre-coup de cette bérézina annoncée.

Le sucre brésilien, le plus compétitif

On ne peut parler du sucre et de la canne sans aligner des chiffres. Alors recentrons le débat et nous verrons que bien des surprises se feront jour.
En premier lieu, intéressons-nous aux chiffres de la production mondiale de sucre.
En 2000-2001, les huit premiers pays producteurs de sucre, quelle que soit son origine (canne ou betterave), se partageaient les 2/3 de la production mondiale avec 85,4 millions de tonnes. On trouve, par ordre décroissant de production (en millions de tonnes), l’Inde : 20,3 ; l’Union européenne : 17,9 ; le Brésil : 16,5 ; les États-Unis : 8,1 ; la Chine : 7,6 ; la Thaïlande : 5,8 ; le Mexique : 4,8 ; l’Australie : 4,4.
Maintenant, intéressons-nous à la production de sucre de canne. Le sucre de canne, c’est la source principale de sucre produit dans le monde. En 1995/1996, avec 86,94 millions de tonnes, la canne représentait 70,6% de la production mondiale. En 1999/2000, elle a atteint 96,99 millions de tonnes et représentait 72,2% du sucre mondial.
Voici les chiffres de la production mondiale de sucre de canne en 2000-2001 (en millions de tonnes) : Inde 19,7 ; Brésil 16,7 ; Chine 6,5 ; Thaïlande 5,6 ; Mexique 4,8 ; Australie 4,2 ; Cuba 3,7 ; États-unis 3,4 ; Afrique du Sud 2,8 ; Pakistan 2,5 ; Colombie 2,4 ; Indonésie 1,9.
Pour terminer cette série de chiffres, signalons que le Brésil est le producteur de sucre le plus compétitif du monde, avec un coût de revient de l’ordre de 150 à 200 dollars US par tonne, contre 600 à 700 USD la tonne dans l’Union européenne et 450 USD aux États-unis.

Tricherie sur les stocks

Voilà pour ce qui est de la situation de la production de sucre à l’échelle mondiale. Maintenant voyons en quoi la situation risque de changer. Lors de l’élargissement de l’Europe de 15 à 25 États membres, on n’a pas trop voulu disserter sur le fait que dans les dix nouveaux pays entrant, il y avait des pays producteurs de sucre et que ceux-ci ont flairé la manne qui s’offrait à eux. C’est là que les tiraillements sur le quota vont commencer à pointer.
Dans le monde, 56 pays producteurs de sucre ne cultivent que la betterave ; on les trouve plus particulièrement dans l’hémisphère Nord. Ce sont, parmi les plus gros producteurs, l’Allemagne, la Turquie, la Pologne, la Russie, l’Italie, la Chine. Avant leur entrée dans le grand marché européen, certains nouveaux adhérents à l’UE en 2004 ont triché sur l’état de leurs stocks et de leurs consommations.
C’est ainsi que les stocks des 10 nouveaux adhérents au moment de leur adhésion ont été jugés excessifs par la Commission européenne (on peut citer le cas de l’Estonie, qui aurait des stocks excédentaires de 91.500 tonnes, soit deux années de consommation pour un pays de 1,5 million d’habitants), sans compter qu’ils ont peut-être été sous-estimés. De là à penser que le marché communautaire a été artificiellement engorgé, il n’y a qu’un pas que les sucriers ne manqueront pas de franchir.

Des menaces très concrètes et mortelles

Ce qu’il faudra retenir, c’est que malgré les efforts fournis par tous les acteurs et partenaires de la filière canne de La Réunion (professionnels, élus, collectivités...), rien ne pourra empêcher, après la ratification du projet de Traité constitutionnel européen, des pays comme l’Estonie, la Pologne et plus tard la Turquie, de nous concocter une circulaire désengageant l’Europe de la filière canne.
Si l’on veut être logique, que se passe-t-il à présent ? Le Traité de Nice, toujours en vigueur, permet à la France de conserver son droit de veto vis-à-vis de l’agriculture ; en sera-t-il de même demain ? Que pourront faire nos trois députés à l’assemblée de Strasbourg face à une Commission européenne toute puissante, où un nouveau lobby du sucre de betterave bon marché fera la loi au nom d’une "concurrence libre et non faussée", le principe fondamental de ce projet de Constitution ?
A-t-on pensé qu’en accueillant l’Estonie, la Pologne ou plus tard la Turquie, ces pays où la protection sociale est pratiquement nulle, où les salaires sont extrêmement bas, appliquer cet article sera mettre le loup dans la bergerie ? Les Estoniens ou les Polonais vont-ils supporter longtemps un sucre réunionnais subventionné par leurs propres contribuables alors qu’eux-mêmes produisent du sucre bon marché ? Et combien auront-ils de voix dans la prochaine Commission ? Qui pourra les empêcher de voter contre les aides à la culture cannière ?
Comme on le voit, les menaces sont très concrètes et mortelles pour notre filière.

Il n’y a pas que le Brésil qui menace

Voilà bien les problèmes qui s’annoncent avec la ratification de ce traité. Et comment ne pas en rajouter lorsque l’on sait qu’un des producteurs de sucre de betterave, l’Ukraine, exporte clandestinement vers la Pologne ses stocks excédentaires qui se retrouvent comme par hasard dans les excédents communautaires ? L’Europe est malade de son sucre, et c’est La Réunion qui risque de trinquer.
Pour finir, il est bon de rappeler que ce n’est pas le Brésil à lui tout seul qui va entraîner La Réunion dans le marasme. Qu’en est-il de l’organisation intérieure du marché européen ? Prend-t-on en compte les spécificités réunionnaises avec certitude ? Dans le projet de Constitution, non.
La Réunion a besoin de sa canne, c’est vital économiquement, socialement et écologiquement. Les fruits de la canne font partie de nos principaux produits d’exportation ; la canne est un ciment de notre communauté humaine mais aussi celui de notre terre qui, sans elle, s’éroderait.
Le projet de Traité constitutionnel européen est une attaque sans précédent sur notre industrie sucrière ; nul besoin d’une circulaire Bolkestein, la déconfiture annoncée est toute entière contenue dans ce projet de traité. Au lendemain de cette ratification, nous serons seuls contre tous.

Philippe Tesseron


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