Soutien d’une filière dominante ou développement territorial ? Le cas du sucre à La Réunion -1-

Réforme agraire : des milliers de travailleurs au chômage

12 août 2008

En novembre 2004 paraît un article très intéressant sur la filière canne à La Réunion dans la revue ’Cahiers d’études et de recherches francophones/Agricultures’. Signé par Cécile Martignac, alors chercheuse au CIRAD à La Réunion, ce texte explique pourquoi la canne est devenue un pivot de l’aménagement du territoire de La Réunion. Il met également l’accent sur le contexte changeant et les incertitudes que connaît la filière, avec les conséquences possibles sur l’aménagement du territoire. Car ce qui était vrai en 2004 l’est encore quatre ans plus tard. Quel sera le prix du sucre à partir duquel est calculé le prix de la canne en 2014 ? Personne ne connaît la réponse à cette question.
La première partie de cet article retrace les différentes étapes de l’occupation du sol à La Réunion, jusqu’à la réforme agraire des années 60-70, quand les usiniers ont commencé à se désengager de leurs terres à canne pour se concentrer sur l’industrie. Les conséquences de cette réforme agraire imposée grâce à l’Accord de 1969 sont bien connues : d’une part, des milliers de planteurs ont été privé de leur travail, d’autre part, si à l’époque cinq hectares pouvait être suffisant pour faire vivre une famille, l’augmentation du coût de la vie remet en cause ce découpage.

Le développement économique actuel de La Réunion est un produit de l’histoire. Le passé d’île sucrière et l’économie agricole de monoculture liée à la grande propriété et basée sur de la main-d’œuvre servile ont profondément marqué la société et l’espace réunionnais. Le modèle de développement "sucrier" issu de la société de plantation a structuré le territoire réunionnais alors qu’il occupait une position stratégique au sein du dispositif colonial. Aujourd’hui, La Réunion et la filière canne sont intégrées à des systèmes internationaux dont elles subissent directement les effets car s’ajoutent au contexte local des contraintes "externes", nationales, européennes et mondiales, qui ne peuvent être ignorées. La prise en compte de ces différents niveaux d’organisation, géographiques et sectoriels et l’observation des pratiques liées à la pérennisation de l’économie sucrière nous incitent à interroger le modèle actuel de développement agricole. Après avoir retracé le processus d’implantation de la filière canne à La Réunion et ses conséquences sur l’organisation de l’espace réunionnais, nous porterons un regard critique sur les pratiques de mise en œuvre de la politique cannière, particulièrement sous l’angle spatial. Enfin, nous essaierons de définir, au regard des nouveaux outils et connaissances disponibles, relatifs notamment aux orientations multifonctionnelles de l’agriculture, ce que pourrait être une démarche de territorialisation de la filière canne.

Économie coloniale et organisation spatiale de la filière canne

Organisation de l’espace réunionnais

La Figure 1 retrace les différentes étapes de l’occupation de l’espace. Jusqu’en 1720 environ, la société "d’habitation"correspond à une mise en valeur rudimentaire et très ponctuelle de l’espace littoral (étape 1). L’habitation caractérise une forme de production marquée par les cultures vivrières et l’esclavage comme forme essentielle de main-d’œuvre

L’économie et la société de plantation, d’abord caféières, qui lui succèdent exigent un projet de colonisation systématique des plaines littorales et basses pentes du Sud, puis de l’eEst (étape 2) de ce vaste cône volcanique qui forme l’île et structure ses principaux contrastes (1).

À partir de 1815, un nouveau cycle économique débute avec le développement de la culture de la canne à sucre qui sacrifie les productions vivrières. En 1863, à l’apogée de l’époque sucrière, les plaines littorales sont toutes cultivées et la canne s’étend jusqu’aux mi-pentes (étape 3). La concentration foncière et les modes de transmission du patrimoine fondés sur le droit d’aînesse préservent l’intégrité des grands domaines mais rejettent sur les Hauts les "Petits Blancs", écartés des partages successoraux. Ils y développeront à la fin du siècle la culture des plantes à parfum, géranium notamment, qui s’étendra jusqu’aux hautes plaines (étape 4).

La période 1815-1860 est stable : la demande en sucre est soutenue et les prix sont élevés. Mais à partir de 1860, date à laquelle l’île compte 121 usines (2), l’économie sucrière réunionnaise va connaître une succession de crises. Les restructurations successives guidées par la recherche permanente de productivité induisent un phénomène de concentration du système productif (usines, foncier).

À la veille de la réforme foncière (1958-1960), les terres étaient fortement concentrées en propriétés de plus de 100 hectares (3). La création de la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) en 1965 marque le début d’un processus d’aménagements et de rétrocessions qui favorise le développement d’une petite agriculture familiale par l’accès à la propriété foncière d’une partie des colons (métayers qui exploitent une partie des terres d’une propriété en échange d’une partie de la récolte) Le "modèle" promu par la Safer est l’exploitation en faire-valoir direct de 5 hectares, cultivée essentiellement en canne à sucre, ce qui crée un tissu d’exploitations "viables" ; il permet une augmentation de productivité essentiellement favorable à la canne et provoque un phénomène massif de promotion sociale par changement de statut. En revanche, il accélère la diminution du nombre des exploitations, facilite l’exclusion des colons non-attributaires et pose des problèmes de reconversion pour une fraction des actifs agricoles (4).

Depuis, la fragilisation des petites exploitations maintient la tendance à la concentration des structures. Le nombre d’emplois liés à l’agriculture baisse de manière continue ; les risques de déstructuration sociale s’étendent aux zones rurales en marge du développement (5). Ces changements soulignent l’urgence de la définition d’une politique de développement capable de concilier enjeux économiques et enjeux socio-culturels, axe majeur du schéma d’aménagement régional (SAR) actuel.

(à suivre)

Cécile Martignac

Références :
(1) Martinez PF. Géopolitique de La Réunion : approches géohistoriques. Saint-Denis de La Réunion : Océan Éditions, 2001 ; 283 p.

(2) Fuma S. Histoire d’une passion... le sucre de canne à la Réunion. Saint-Denis de La Réunion : Océan Éditions, 2002 ; 312 p.

(3) Chastel JM. Le rôle des institutions dans l’évolution de la filière canne à la Réunion. Thèse en agro-économie, école nationale supérieure d’agriculture (Ensa), Montpellier, 1995, 341 p.

(4) Pescay M. De la société de plantation aux exploitations familiales, éléments pour un bilan de la réforme foncière à la Réunion. Colloque « Politique des structures et action foncière » Saint-Denis de la Réunion. 1997 ; 18 p.

(5) Martignac C, Pariente P. Les planteurs entre patrimoine et productivité, canne à sucre : état des lieux. Économie de La Réunion 2002 ; 4 : 11-4.


Un partage de l’espace imposé par la canne

La canne à sucre, culture tropicale sensible aux baisses de température moyenne comme au manque de lumière, s’est bien implantée sur le pourtour de l’île, favorisée par les aptitudes des terres et les possibilités de mécanisation. Jusqu’au début des années 1980, la disponibilité des terres cultivables a favorisé le développement d’une agriculture extensive, peu productive, "empreinte" du passé colonial.

Depuis la fin du XIXe siècle, les cultures de plantes à parfum (géranium, vétiver...) se sont développées sur les mi-pentes de l’ouest et du sud, incitées par les plans de développement successifs. S’y est formé un tissu rural pluriactif, fait de petites exploitations familiales "canne-géranium" qui subsistent malgré la disparition progressive du géranium. Sur les Hautes Pentes et les Hautes Plaines, l’élevage se déploie, poussé par une forte demande intérieure et des incitations des pouvoirs publics. En une vingtaine d’années, les mesures de développement portées par l’Union des associations foncières pastorales ont permis d’organiser une filière élevage structurée et relativement dynamique.


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