Filière canne : une crise structurelle - 2 -

Séparation du capital foncier et du capital industriel

13 décembre 2007, par Manuel Marchal

Consacrant la division du travail inscrite par les accords de décembre 1969, la séparation du capital foncier du capital industriel est un des facteurs de la crise structurelle que connaît la filière canne. En effet, si l’usinier était un planteur, il ne laisserait pas des milliers de tonnes de cannes pourrir sur pied en fin de campagne, tout comme il éviterait de mettre en production des machines insuffisamment au point au risque de retarder le début de la campagne sucrière.

A La Réunion, les premières sucreries ont été construites par les planteurs. C’est parce qu’ils avaient besoin d’un outil pour transformer les cannes qu’ils faisaient planter que les grands propriétaires ont eu besoin d’un outil. C’est le point de départ de l’industrie sucrière à La Réunion. L’usinier était avant tout un planteur, le foncier et l’industrie appartenaient au même propriétaire. Par exemple, lorsque la famille Barrau était propriétaire de l’usine de Bois-Rouge, l’essentiel des cannes qui y étaient transformées venaient des champs qu’elle possédait.

La porte de sortie offerte par l’Etat

Mais au lendemain de l’abolition du statut colonial, la situation change totalement. L’application progressive des lois sociales à La Réunion amène des frais supplémentaires à l’usinier pour payer les ouvriers qui travaillent sur ses terres. Par ailleurs, l’usinier va aussi devoir payer des taxes foncières sur ses immenses domaines. Parallèlement, La Réunion est intégrée dans l’économie d’un pays développé (la France), puis dans un ensemble plus large de grandes puissances économiques occidentales. C’est l’intégration dans le Marché commun. Tout cela explique pourquoi les grandes propriétés affrontent des difficultés économiques qui ne pourront qu’aller en s’accentuant.
L’Etat offre alors une porte de sortie aux usiniers en lançant une réforme agraire (voir encadré). C’est la création de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) en 1965. Durant les années 70 et 80, la SAFER organise le transfert de la propriété foncière des usiniers aux planteurs. C’est le morcellement de grands domaines en exploitations individuelles d’une superficie comprise entre 10 et 20 hectares. Ce transfert permet peu à peu à l’usinier de se séparer de son capital foncier. Un capital que l’usinier avait de plus en plus de mal à valoriser, car comme le rappelle Hélène Paillat Jarousseau, « il s’agit d’actions ponctuelles de remembrement-démembrement de grandes propriétés en difficultés ».

Formidable valorisation pour l’usinier

Résultat, en vendant ces terres aux planteurs, l’usinier lui transfère aussi les difficultés économiques. Par exemple, il incombe désormais aux planteurs de payer les charges foncières à la place de l’usinier.
L’aboutissement de cette réforme agraire consacre la division du travail initiée par les accords de 1969. Devenu fournisseur de matière première, le planteur s’endette sur des décennies pour acquérir le capital foncier. Quant à l’usinier, il s’est débarrassé de son foncier grâce à la porte de sortie que lui a offert l’Etat via la création de la SAFER. Mais l’usinier ne détient plus seulement un capital industriel. Car grâce au produit de la vente de ses terres, l’usinier a pu également constituer un capital financier, financé par les planteurs. Si, aujourd’hui, d’anciens grands propriétaires fonciers ont pu se diversifier dans les services financiers, c’est parce que les planteurs, en achetant leurs terres, leur ont donné le capital financier nécessaire pour créer des fonds d’investissement.
Le fruit de la vente de ses terres, l’usinier ne cesse de le faire prospérer en vendant des services financiers à haute valeur ajoutée. Dans ce capitalisme financier, pas de grève, pas d’aléas climatiques, très peu de salariés, mais des profits très importants.

Renforcement de la division du travail

Pendant ce temps, le planteur s’est endetté sur des décennies pour acquérir un capital beaucoup moins performant.
La dernière campagne sucrière a bien rappelé que pour valoriser ses terres, le planteur est dépendant des aléas climatiques et de décisions prises par le détenteur du capital industriel. Des décisions sur lesquelles le planteur ne peut pas intervenir, car il est cantonné dans la fonction d’un fournisseur de matière première.
La séparation du capital foncier du capital industriel consacre la restructuration de la filière : elle a permis de passer d’un partage des fruits du travail à une division du travail, tout en donnant la possibilité aux industriels d’anticiper la crise en se diversifiant, grâce à la porte de sortie offerte par l’Etat.
Dans ces conditions, l’usinier peut se permettre de refuser de prolonger la durée de la campagne, ou de procéder à des essais industriels en pleine période de coupe au risque d’arrêter l’usine : il n’a plus de terres à cannes à valoriser. Ce qui veut dire que le prix de ces décisions est payé par le détenteur du capital foncier, c’est-à-dire uniquement le planteur.

A suivre...

Manuel Marchal


L’usinier vend ses terres à cannes

Le transfert au planteur des difficultés économiques

Sous la signature d’Hélène Paillat Jarousseau, "Ruralia" de mai 1999 a publié un article sur la "réforme foncière" lancée à La Réunion dans les années 60. En voici un court extrait :

« L’organisation de la production cannière héritée de la période coloniale s’est maintenue à La Réunion jusque dans les années 1960. Les terres cultivées pour la canne à sucre pouvaient être classées en deux catégories : autour de vastes domaines usiniers en faire-valoir direct, une multitude de petites unités agricoles en colonage (forme particulière de tenure de la terre qui prévoit le partage de la récolte entre le colon et le bailleur) ou en faire-valoir direct assurait la mise en valeur des terres marginales et constituait un réservoir de main d’œuvre pour les grandes exploitations.
En 1965, (...) une Réforme foncière est mise en œuvre avec l’objectif de redynamiser le secteur cannier confronté à la diminution du nombre d’actifs agricoles et au renchérissement du coût de la main d’œuvre. Durant une vingtaine d’années, on assiste donc à la création d’exploitations agricoles fondées sur le groupe domestique, par la vente de grands domaines confrontés à des difficultés économiques.
La Réforme foncière est l’expression utilisée par ses promoteurs pour désigner l’action de vente de ces grandes propriétés. Cette action a été présentée comme la volonté de rompre avec l’ancien ordre social de la plantation fondé sur le colonage et le salariat agricole (journaliers), modes archaïques de faire-valoir incompatibles avec les nouvelles exigences du développement cannier à La Réunion.
La Réforme à La Réunion s’inscrit ainsi dans le développement d’une économie capitaliste et diffère en cela profondément des réformes agraires de type socialiste observées dans le monde. (...)
Parler de mutation agraire ou foncière plutôt que de Réforme est plus approprié dans la mesure où il s’agit d’actions ponctuelles de remembrement-démembrement de grandes propriétés en difficultés. »


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