Tribune libre

“Sucre amer”

29 août 2006

Dans une tribune libre, Georges-Marie Lépinay fait part de son analyse des déclarations du Président de TEREOS, important acteur de la filière canne-sucre à La Réunion et actionnaire majoritaire de la sucrerie du Gol.

"Il est pour le moins curieux que les déclarations à la presse locale de M. Philippe Duval, Président de TEREOS, lors de son passage à La Réunion il y a de cela 3 semaines, n’aient suscité aucun commentaire particulier. Et pourtant, à bien y regarder, ils ne peuvent laisser indifférent plus d’un à La Réunion.

TEREOS est en effet ce “géant mondial du sucre” qui en produit près de 3 millions de tonnes. C’est un groupe “agro-industriel coopératif” français qui participe également au Brésil à l’essor de la production de sucre de cannes et d’éthanol. À La Réunion, il est l’actionnaire majoritaire de la sucrerie de Bois Rouge (51%) et “partenaire” de la sucrerie de La Réunion (Le Gol) à 37%, avec, pour le reste, notamment le groupe Quartier Français (Thiéblin).

TEREOS occupe donc, qu’on le veuille ou non, une position plus que dominante à La Réunion : s’il arrive à ce “géant du sucre” de tousser à 10.000 kilomètres, ou encore si le “cadre fiscal” à La Réunion n’est pas “adapté” à ses souhaits, ce sont les planteurs de La Réunion et toute La Réunion qui risquent de s’enrhumer et même plus.

Le constat qui s’en dégage, c’est que l’industrie sucrière de La Réunion est réunionnaise que de nom puisque désormais soumise aux aléas d’intérêts extérieurs. Il conviendrait d’ajouter le fait que les sucreries du Bois Rouge et du Gol, détenant les 2 centrales bagasse-charbon qui fournissent un peu plus de la moitié de l’énergie électricité produite à La Réunion et davantage demain, cette production hautement stratégique dépend elle aussi d’aléas extérieurs. (1)

On est là loin, très loin, de l’époque où l’industrie sucrière de La Réunion était réunionnaise avec les Hugo, Barau, Payet, Dussac, Rivière, de la Girauday, Bénard ou Chateauvieux, etc... qui, pour la plupart étaient à la fois producteurs de cannes et industriels.

Mais il y a mieux : pour le patron de TEREOS, "La Réunion (...) correspond pour le groupe à un laboratoire pour les maîtrises technologiques qui pourraient servir à développer ce que nous faisons au Brésil". Ce doit être ce même principe qui guide les “partenaires” de TEREOS à La Réunion qui, eux, lorgnent vers d’autres horizons que l’Amérique du Sud.

La Réunion : "laboratoire" de TEREOS

Ainsi donc, si La Réunion est le "laboratoire" de TEREOS, planteurs et ouvriers réunionnais ne sont que cobayes. Non pas au service du développement de la production cannière et sucrière de La Réunion, mais, pour reprendre les propres termes de M. Duval, pour servir à "développer ce que nous (TEREOS) faisons au Brésil" ou ailleurs pour d’autres.

Une question se pose tout de même : que fera-t-on du "laboratoire" et donc des cobayes lorsque ces derniers auront donné tout leur jus ? Ou tout simplement, lorsque le “cadre fiscal” ne sera plus “adapté” aux besoins de l’industriel. À peine 100.000 tonnes de sucre (le Bois Rouge) par rapport à près de 3 millions de tonnes de sucre, cela ne pèse pas lourd.

La réponse à la question sur l’éthanol, cependant, donne un éclairage à ce questionnement : "l’éthanol, dit M. Duval, ne peut être produit qu’à partir de la mélasse qui n’a pas été valorisée en rhum. Pour La Réunion, cette dernière production est la meilleure valorisation". "Pour La Réunion..." façon de parler, c’est plutôt pour TEREOS, autant appeler un chat un chat, car son Président se doit d’exprimer les intérêts de ses mandants. Dès lors, pour le patron de TEREOS, la production d’éthanol à La Réunion n’est pas "la première nécessité", et "ne peut être qu’une place d’appoint". Autrement dit, fermez le ban, il n’y a pas à discuter, la question est tranchée.

Sauf, bien sûr... s’il se crée "un cadre fiscal adapté comme au Brésil notamment", question, comme cela a été souligné dans la presse, qui "dépend de la région". En termes moins “diplomatiques”, cela se traduit par : "si vous voulez de l’éthanol, je veux bien, mais payez !". Cela se passe de commentaire.

Il est à noter que TEREOS est par ailleurs, par l’intermédiaire de ses filiales en France, leader dans la production de bio-éthanol à partir du blé, et qu’il envisage d’ouvrir 2 unités de production à grande échelle à Origny et Lillebonne, en France. Et là, curieusement, il n’est pas fait référence à un "cadre fiscal adapté" comme dans ces 2 régions, mais comme "au Brésil notamment" ! Tout le monde sachant bien sûr que La Réunion est un département brésilien d’Outre-mer ! Parions que faute de ce "cadre fiscal adapté", La Réunion y gagnerait à faire venir de l’éthanol de sa “métropole” brésilienne ! Et ce n’est pas TEREOS qui y verrait un inconvénient.

Certains verraient là, à coup sûr, les conséquences de la “mondialisation”. Peut-être. Encore que cette situation n’est pas en soi très nouvelle, car on ne peut s’empêcher de penser à la position de certains lobbies nord-américains en Amérique latine, ou tout simplement à des situations que nous avons connues ici même dans le domaine de la canne et du sucre : on ne parlait pas alors de “mondialisation”.

"L’autonomie énergétique" de La Réunion : une priorité de la Région

Cela étant, au moment où, notamment en prévision d’échéances politiques, se concoctent toutes sortes de plans, cette situation de l’industrie sucrière mérite qu’on s’y arrête.

On peut considérer ici et là qu’il convient, par exemple de “mettre le paquet” sur la production de “gingembrol”, et donc de relancer la production de gingembre, mais si la production d’énergie (électrique, aujourd’hui, l’éthanol demain) est une production hautement stratégique - sur ce plan, la Région Réunion a mille fois raison de faire de "l’autonomie énergétique" de La Réunion une priorité - comment alors ne pas considérer que la canne qui fournit la bagasse nécessaire à la production d’électricité (plus de la moitié de la consommation aujourd’hui, et davantage demain) et la mélasse nécessaire à la production d’éthanol demain, n’est pas, elle, considérée comme une production stratégique ? Et si elle l’est, comment accepter l’idée qu’elle puisse être soumise aux aléas d’intérêts extérieurs ? Comment comprendre qu’elle puisse être considérée seulement comme “production traditionnelle” ? Comment expliquer que dans les divers plans connus, elle n’occupe pas une place de choix ? Prioritaire même puisqu’il s’agit d’une production stratégique, au même titre que l’énergie.

D’aucuns pourraient dire que TEREOS étant un groupe français n’est pas pour autant “étranger” : La Réunion n’est-elle pas la France et même l’Europe ? Certes. Mais les intérêts des planteurs de La Réunion, et de La Réunion d’ailleurs, ne sont pas ceux des céréaliers français que représente TEREOS. Pas plus qu’ils n’ont été par le passé, et durant même plus d’un siècle, ceux des betteraviers français. Les Antillais en savent quelque chose. Alors ?

N’y aurait-il pas lieu de tirer les conséquences de cette situation ?"

Georges-Marie Lepinay

(1) Avec la récolte actuelle de cannes, la bagasse représente à elle seule 5 mois sur 12 de la production des 2 centrales. Elle pourrait représenter beaucoup plus, si la récolte était bien supérieure à ce qu’elle est. Ce qui, soit dit en passant, représenterait une meilleure garantie pour les 2 sucreries en fonction. De la même manière qu’une récolte plus abondante apporterait davantage de mélasse, donc de possibilité de production d’éthanol.


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