Les combats d’un vétéran : Félix Gauvin - 1 -

’Avant guerre, il n’y avait rien ici... pas de prises d’eau, rien... la misère’

1er août 2006

Témoignages se propose de recueillir les souvenirs, qui sont autant de témoignages, de ceux qui ont lutté, souvent dans l’ombre mais toujours avec dévouement. Et de découvrir au travers de leur vie, des pans de l’histoire contemporaine de La Réunion.
Avec Félix Gauvin, nous ouvrons cette série...

À plus de 93 ans, Félix Gauvin rayonne de santé et de joie de vivre. Il vit seul dans une petite kaz de la route du Bois de Nèfles, une kaz an boi sou tol qu’il a d’abord habitée avec sa famille depuis 1955. Dans la cour, un imposant pié jak fait de l’ombre à la petite allée par laquelle on quitte la route départementale. La ville tout autour a poussé ses excroissances en béton, épargnant le petit lopin de terre où pousse encore un cacaoyer, d’autres arbres de la pharmacopée créole et quelques rosiers.
Félix Gauvin est une figure très populaire à Saint-Denis, ancien adjoint spécial de Sainte-Clotilde en 1945, il a vécu la période de répression qui s’est abattue sur Raymond Vergès et ses proches dans l’après-guerre, puis la fraude, les violences et la répression du temps de Michel Debré. Étonné d’être encore là après tout ce qu’il a traversé, le bonhomme n’aime rien tant que raconter ses histoires, son histoire, celle de La Réunion qu’il a connue, des années 20 à aujourd’hui. "Sé pa kroyab !..." est son expression favorite. Parole de kass la blag ! Il est capable de conter pendant des heures, en suivant les méandres d’une mémoire qui, plus le temps passe, plus le ramène à ses années d’enfance.
Le 12 février 2006, il était à Sainte-Suzanne pour préparer la commémoration du 19 mars 1946, vétéran parmi les vétérans.

Sa vie

Félix Gauvin est né en août 1912 à Bois de Nèfles d’un père planteur qui venait de Mafate. Sa mère, qui venait des Lianes, à Langevin (Saint-Joseph) était couturière. Elle était la deuxième épouse et huit enfants étaient déjà nés, quatre garçons et quatre filles. Le couple s’installe au Bois de Nèfles, où naîtront bientôt Félix et sa sœur. Son père lit l’heure dans les étoiles et l’emmène à la ti’messe de 4h, ce qui lui permet d’être rentré assez tôt pou poz la kol.
De l’enfance, il garde quelques images mentales fortes : des bêtises mémorables et les corrections qu’elles lui ont valu ; le ti-trin passant le matin sur le littoral : l’enfant montait sur une espèce de promontoire, dans la cour de l’école, d’où il suivait le panache de fumée filant vers l’Est ; quand il passait au niveau de la Jamaïque : “il est huit heures !” criait-il à la cantonnade.
"Il n’y avait rien ici. Il y avait des puces, des nids de puces et quand les œufs éclosaient, les puces entraient sur les pieds. Sété une lutte avek pou pa gagné... il n’y avait pas de chaussures. Il fallait aller chez le cordonnier, donner ses mesures ; elles étaient faites trois mois après ; et quand vous étiez jeunes, le pied avait grandi..." Il a ainsi, vers les 11 ans, une paire de chaussures qu’il n’a mise que deux fois, tant elles le torturaient !
De La Réunion de cette époque, il garde aussi "les corvées d’eau par les femmes, les battoirs et la boule de bleu". "Il n’y avait pas d’eau, seulement les fontaines publiques, tous les kilomètres. L’eau n’était pas vendue alors. Longtemps après sont arrivés les compteurs. Où il y avait une rivière, les lavandières lavaient pour les autres, avec un “koton dmaï”.
Jusqu’à la guerre, c’était comme ça : pas de prise d’eau, rien".

Plus tard il ira à l’école manuelle d’apprentissage, à l’école centrale, avec une bourse, apprendre la menuiserie. Il n’y avait que 12 boursiers dans toute l’île à l’époque "quatre pour le bois, quatre pour le fer et quatre pour la pierre".
En 1929, il participe à une course cycliste et il arrive deuxième. C’était l’époque des premières automobiles et il se souvient d’un propriétaire qui faisait “voiture-balai” et qui zig-zaguait sur la route pour entraver son avance. "J’aurais été le premier si on m’avait laissé le passage. J’en ai rattrapé un devant la cathédrale mais l’autre je n’ai pas pu passer, les gens laissaient à peine un petit filet. Une haie serrée de spectateurs faisait un goulet d’étranglement jusqu’à la ligne d’arrivée ! Ils criaient bravo, bravo, mais ils ne le laissaient pas passer !"

Souvenirs de la guerre...

"Ma mère trouvait qu’ouvrier, c’était pas assez bien". En 1932, à 20 ans, il est employé chez un grossiste, Sauger et compagnie, qui a importé à La Réunion les premières Fiat, après la guerre. Edmond, Louis et Gabriel Sauger étaient associés à Emmanuel Barre, un oncle de l’ancien Premier ministre.
Félix y reste jusqu’en 1940, tout en travaillant comme menuisier. Lorsqu’il se marie, en 1936, avec Claire Robert, une institutrice, il fait tous les meubles de la maison. Pendant la guerre, c’est l’institutrice qui fait bouillir la marmite et, sur un petit terrain qu’ils achètent avec un crédit de la caisse agricole, il plante "tout ce qu’il faut pour manger". "J’avais deux-trois vaches, quelques porcs...".

Les souvenirs de la guerre lui reviennent avec le cochon à “piquer”, tâche qu’il confiait habituellement à quelqu’un, qui avait droit à un morceau de la bête. "Les amis, les proches gagnaient leur morceau... il ne restait plus rien. Une fois j’ai essayé de tuer le cochon pour vendre. Quelle misère ! Quel crime je n’ai pas fait là !"
La misère... La chose du monde la mieux partagée à cette époque. Le menuisier se souvient avoir confectionné des “ardoises” pour écoliers. "Pendant la guerre, il n’y avait plus de cahiers, plus d’encre. J’ai pris des planches de sapins, rabotées, découpées, noircies au noir de fumée... On écrivait avec des épines d’oursin..."

Une vie politique

"J’ai vu Vergès (Raymond) pour la première fois au défilé de 1936 ; je l’entrevois dans la foule, avec un grand parasol... Depuis Léon Blum, le front populaire, je prenais le journal, “Le Peuple”, le “Progrès” ; un peu plus tard la “Démocratie”. J’ai voté pour Gaston Roufli, qui était contrôleur des travaux de la mairie dans le conseil municipal de Saint-Denis. "En 1945, des amis sont venus me voir ; ils trouvaient que j’avais la tête d’un conseiller municipal. Cette année-là, un cyclone a tout cassé". Félix Gauvin est élu et désigné adjoint-spécial de Sainte-Clotilde où il entreprend, avec Henri Lapierre, un des proches de Raymond Vergès, de mettre sur pied la cantine scolaire. "Pour les enfants les plus pauvres, c’était vraiment une nécessité". Il ira jusqu’à moudre du maïs pour la cantine de l’école...

Félix Gauvin se prend d’une grande amitié pour Raymond Vergès, qui les avait conquis, lui et quelques amis, depuis un passage au Bois de Nèfles. "Paul, je l’ai connu en 1945, quand il est arrivé à Saint-Denis, en béret rouge, son béret de parachutiste ! "
Puis survint la fin calamiteuse d’Alexis de Villeneuve et “l’affaire” construite dans son sillage. "Je n’étais pas à la cathédrale en mai 46... En 1945, Vergès (le père - Ndlr) avait été élu avec 500 voix de majorité et quand Villeneuve est revenu, il avait corrompu des gens. Saint-Benoit était son fief. Vergès essaie d’y tenir une réunion, Villeneuve l’en empêche et pour faire voir sa force, il décide d’aller parler à Saint-Denis. Les capitalistes n’aimaient pas de Villeneuve ; il avait un syndicat de planteur et les gros ne voyaient pas ça d’un bon œil. Mais du jour où il est mort, on a fait un saint de lui...! Sé pa kroyab !"
Félix Gauvin voit Raymond Vergès perdre ses amis. "Bon pé lété dan le doute osi...L’Église avait pris position contre Vergès... Il était accusé..."
Dans “l’affaire” judiciaire qui a suivi, Félix Gauvin se souvient du retournement de l’un des témoins à charge (1), qu’il connaissait depuis une histoire de réfection de la route du Bois de Nèfles.
"Permacaoundin était avec Vergès depuis le début. Il fallait trouver le moyen de réparer la route de Bois de Nèfles et il avait été contacté pour boucher les trous mais la commune ne pouvait pas payer les ouvriers. Permacaoundin a payé les ouvriers. Il attendait d’être remboursé. Mais Roufli a trouvé le travail mal fait et lui a demandé de repasser dessus s’il voulait être payé. C’est là qu’il (Permacaoundin - Ndlr) a viré de bord et voilà comment il a témoigné contre Vergès dans l’affaire Villeneuve, alors qu’il était au Chaudron ce jour-là (le 25 mai 1946 - Ndlr), sa femme était malade. Il n’était pas à la réunion, lui ! Et le voilà qui crie : “On a tué mon papa !” parce que Villeneuve lui donnait son maïs à vendre ! Sé pa kroyab !"

à suivre

(1) Voir Eugène Rousse, Qui a tué Alexis de Villeneuve ? Les deux mondes, La Réunion, 2000.


Nous, soussignés, réunis ce dimanche 12 février 2006, au Bocage, à Sainte-Suzanne, saluons la décision prise par les signataires de l’Appel lancé le 19 novembre 2005 de célébrer le vote de la loi du 19 mars 1946.

Extrait de “Nou lé pa plus. Nou lé pa moin. Rèspèk a nou :
Amplifions l’Appel pour que le 19 mars soit une date commémorative”, déclaration adoptée à l’unanimité par 1.200 vétérans réunis le 12 février à Sainte-Suzanne.


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