L’Abolition du statut colonial à la Région Commémoration, acte de foi, réconciliation et... projection

’Comment concilier l’histoire et la géographie en étant fidèles à nos pères dans ce combat libérateur ?’

20 mars 2006

Paul Vergès invitait chacun à prendre la mesure du caractère solennel de la séance de samedi qui célébrait les soixante ans de la loi du 19 mars 1946 mettant fin au régime colonial. Le président de la Région, le ministre de l’Outre-mer François Baroin et le président de l’Assemblée nationale Jean-Louis Debré ont ensemble jeté un coup d’œil sur les 60 dernières années passées retraçant un parcours historique, dans les deux sens du terme.

Paul Vergès énonce clairement le sens que revêt le soixantième anniversaire de la loi du 19 mars 1946 : "Nous voulons faire de cette commémoration un événement fédérateur." Au regard "du bilan de nos affrontements", il déclare que "les uns et les autres voulaient un même but, atteint ensemble, l’égalité à La Réunion."

Se souvenir de la misère coloniale

Il a rappelé ce qu’était La Réunion en 1946. Au sortir de la seconde guerre mondiale, pour la première fois de son histoire, la population réunionnaise diminuait et le nombre de décès dépassait celui des naissances. Évoquant la misère coloniale, le président du Conseil régional demandait à la mémoire réunionnaise de se rappeler du point où nous sommes partis : un temps où La Réunion était un pays d’économie agricole, où les maisons étaient des paillotes avec un sol en terre battue, où le souci quotidien était la corvée d’eau, où il n’y avait pas d’électricité, presque aucun médecin, où il fallait faire des kilomètres à pieds pour aller à l’école primaire, quand on avait la chance d’y aller : "C’était vraiment la misère, avec toutes les maladies imaginables, principalement le paludisme mais encore la tuberculose, la lèpre, l’éléphantiasis..." et l’analphabétisme généralisé.

Le rôle prépondérant des syndicats

Prise dans son ensemble, la situation de la société réunionnaise a considérablement évolué.
Dans les soubresauts de l’empire colonial, où les peuples réclamaient l’indépendance, Paul Vergés nous invite à nous demander "pourquoi les quatre plus vielles colonies ont pris la revendication inverse de demander leur intégration ? " Il y voit la prise en compte d’un l’héritage socioculturel de trois siècles, et cette revendication de la population était en liaison avec les luttes parisiennes pour un progrès social. A La Réunion "les syndicats ont regroupés les revendications sectorielles, pour sortir du régime des décrets et demander l’extension automatique des lois sociales." Ce mouvement est né dans les années 1930, essentiellement "pour lutter contre la misère coloniale et contre les conditions sociales faites à nos pays."
Il est vrai que dans l’application il y avait la contradiction historique qu’il fallait gérer (voir encadré) : "Aimé Césaire accepte d’être le rapporteur d’une loi qui pouvait être assimilée à de l’assimilation. Dépassant cette contradiction, nous sommes allés vers la solution définitive de la décolonisation, le but étant l’égalité sociale."

Concilier histoire et géographie

Au bout de 50 ans de lutte il n’est pas question pour Paul Vergès de remettre en cause la sincérité des uns et des autres. Il s’agit désormais de se demander "comment aller plus loin, dans la fidélité de la loi, vers un développement durable et contribuer à la défense de la culture et de l’identité." Il s’agit de "s’intégrer dans la France et dans l’union européenne ainsi que dans notre environnement géographique, avec les pays indépendants." Ce qu’il résume dans une belle formule : "Comment concilier l’histoire et la géographie en étant fidèles à nos pères dans ce combat libérateur ?"

Une étape reste à franchir

Pour lui la mémoire politique doit faire au 19 mars une place aussi grande que le 20 décembre et aujourd’hui devant la mondialisation des échanges, la lutte continue pour défendre notre diversité culturelle : "Nous sommes pour l’universalité contre l’uniformité." Cette future victoire marquera "le couronnement de la décolonisation de La Réunion." Il ajoute "dans le monde de demain, le respect de la culture est le préalable à tout échange égalitaire. Nous aurons couronné une décolonisation réussie, grâce à la fidélité aux principes, avec la participation de l’ensemble des Réunionnais. Nous n’en sommes pas encore là, mais nous voyons les objectifs de cette dernière étape."

Eiffel


François Baroin

La départementalisation : un modèle de décolonisation

Pour le ministre de l’Outre-mer François Baroin : "La solidarité de la représentation nationale est précieuse" et "il est précieux d’offrir le visage que nous offrons les uns et les autres."
Il commence son discours ainsi "C’est un moment fort de l’histoire de notre pays que nous célébrons aujourd’hui. La loi qui érige les anciennes colonies en départements d’Outre-mer est symbolique de la force de notre République, de ses valeurs. Car cette loi fait vivre la Liberté, l’Égalité et la Fraternité, elle en est l’incarnation."
Il a rendu hommage aux hommes qui ont fait la loi précisant qu’Aimé Césaire était à l’origine du néologisme de la départementalisation. Cette loi souligne pour lui l’attachement à la France et aux valeurs de la République et elle a été appliquée par plusieurs vagues et réformes successives.
Si l’assimilation est un concept porteur de perte d’identité et de négation des différences aujourd’hui la culture, l’histoire, les réalités et les aspirations de chaque territoire doit être respecté sans remettre en cause l’unité et l’indivisibilité de la nation. Cette loi a ainsi renouvelé la démocratie et l’équilibre de la nouvelle constitution "trouve sa source dans le corps même de la loi de 1946."
S’adressant au président de l’Assemblée nationale, François Baroin notera que "le législateur de 1946 peut s’enorgueillir d’avoir contribué à façonner La Réunion, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe d’aujourd’hui, il peut aussi s’enorgueillir d’avoir contribué à façonner la France d’aujourd’hui, une France riche de ses diversités qui s’enracinent dans un socle commun de valeurs." Il terminait en considérant que "la départementalisation peut être considérée comme ayant été un véritable modèle de décolonisation."

Eiffel


Dialogue entre Aimé Césaire et Paul Vergès

Un cycle se termine, un autre commence

Avant la projection du film du dialogue tenu par visioconférence le 7 mars entre Paul Vergès et Aimé Césaire, Carpanin Marimoutou souligne l’éclairage que cet échange apporte sur le sens de la loi du 19 mars 1946 : "Ce document est exceptionnel, important, car pour la première fois (hormis les entretiens avec Françoise Vergès) Aimé Césaire discute de sa pensée politique, des prises de positions."
Carpanin Marimoutou reconnaît en Césaire : "le plus grand poète de langue française vivant, le plus grand poète du monde. (...) Nombreux sont les écrivains qui écrivent contre ou avec Césaire, mais à partir de lui dans un dialogue fécond. Au niveau politique Césaire inspire, les hommes politiques pensent pour, avec ou contre Césaire mais à partir de lui. (...) Ce poète et ce politique a su marier l’action et le rêve, s’attaquer de front au déni de soi, à la négation du semblable par le semblable, l’œuvre coloniale distinguant le même (l’occidental) et l’autre.
La négritude pose la question de la place ou non-place que le monde fait ou ne fait pas aux autres. Il a pensé l’Outre-mer à partir de l’Outre-mer.
C’est un grand honneur que l’auteur fait à La Réunion, ce dialogue permet de comprendre la cohérence et la modernité de son combat. (...) L’égalité n’est pas assimilation mais respect, échange entre semblables. (...) En 2006 ce dialogue offre une parole insulaire convergente au monde sur des sujets contemporains : démocratie, progrès, diversité culturelle comme condition du vivre ensemble, reconnaissance de l’humanité.
"

Paul Vergès commence par demander à Aimé Césaire si soixante ans après, la misère coloniale a été oubliée.
Césaire répond : "La misère ne s’oublie jamais, on a pas oublié la géographie et l’histoire. J’avais devant moi un peuple qui bouillonnait de colère, souffrant de famine, d’incertitude, de désespoir. Et Raymond Verges m’informait que la situation était la même à La Réunion. La Martinique n’avait qu’un désir : vivre et survivre. Un seul mot à la bouche : assimilation. Qui leur avait soufflé ce mot ? Je ne sais pas. Je le trouvais impropre, mais il fallait voir ce qu’il y avait derrière le mot. Moi je n’étais pas enthousiaste, c’est un mot que j’aime pas, je veux être assimilé à personne. C’est un mot malheureux. Face à la misère, à la souffrance, à l’absence d’école et d’innovation, j’ai revu mon vocabulaire. Il y avait une demande générale profonde, importante, tout le monde aspirait à un régime meilleur et le plus à leur portée était celui qui existait en France. Tous voulaient l’application des lois sociales de progrès. La France était extrêmement réticente, la politique coloniale voulait maintenir la ségrégation. L’histoire est l’histoire. Le moment était venu d’obtenir une amélioration du sort des Martiniquais, des Guadeloupéens et des Réunionnais."

S’ouvrir au monde

Paul Vergès explique ensuite qu’il voit dans l’ouverture au monde, et surtout à notre environnement immédiat, une action qui complète la loi du 19 mars 1946. Aimé Césaire répondra que la loi 1946 a eu ses avantages, qu’elle est sous-tendue par une philosophie dix-huitième dix-neuvième siècle opposant civilisation et barbarie. Mais "tout cela était révolu, s’il y avait un retard en France c’était celui là, un retard culturel, l’absence de l’ethnologie et de l’ethnographie, l’idée qu’on avait de l’humanité oubliait ce détail : le particulier, le spécifique. Le particulier risquait fort de nous faire retomber dans la catégorie des sauvages. Aujourd’hui un grand progrès a changé notre conception du monde : la reconnaissance que chaque peuple a sa culture, sa civilisation." Pour lui il faut être conscient des différences pour un meilleur développement. La reconnaissance des civilisations, des cultures dans un monde nouveau amènera "la vraie civilisation."

Différences et ressemblances

Paul Vergès partant du développement de l’Asie et de l’Amérique latine, nouvelles puissances économiques et démographiques estime que nous sommes au début d’une remise en cause générale, sur le plan de la reconnaissance des cultures et de leur égalité. Aussi le grand projet de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise figure pour lui le monde dans plusieurs siècle : pas de négation mais une prise de conscience que les valeurs culturelles nous enrichissent par le partage : "Nous allons vers la véritable égalité entre peuples, la lutte est à mener pour une prise de conscience mondiale que l’échange enrichit."
Aimé Césaire abonde dans ce sens : "Il faut prendre conscience de sa différence, elle est précieuse, capitale, on est ce qu’on est, il faut aussi prendre conscience de la ressemblance, nous sommes en même temps semblable, nous sommes tous des hommes, embrassons nous, soyons solidaires, nous sommes frères."

19 mars et 20 désanm

Dans la suite de la conversation Paul Vergès estime que la loi du 19 mars 1946 a transformé La Réunion plus que l’abolition de l’esclavage. Il fait encore remarquer que si l’abolition a été décidée à Paris, qu’elle est venue de l’extérieur, avec le 19 mars, cette fois, la décision émanait de la demande de nos populations, elle était exprimée par les hommes politiques de nos pays, "porte paroles de vos peuples ; vous avez obtenu ce changement."
Césaire précise qu’en 1946 déjà il considérait cette loi comme un point de départ et non pas d’arrivée, il fallait dépasser cette loi, comprendre que nous étions dans un monde divers mais complémentaire. Pour Paul Vergès, nous entrons dans le siècle de l’égalité où n’importe quel être humain est l’égal de l’autre.

L’important c’est l’Homme

Césaire déclare "Le monde est en danger, mais le vieillard que je suis il vous dit : nous savons ce que nous avons hérité, nous savons ce que nous avons fait. Un cycle est terminé, je vous passe le flambeau, un autre cycle commence pour un monde nouveau. Il y a encore de beaux jours pour l’Homme. Nous sommes petits, un rocher dans l’océan, mais nous savons que l’important c’est l’Homme."
Paul Vergès termine en jugeant que la décision de décolonisation est globalement juste, qu’il n’y a pas eu accentuation de l’assimilation et que les générations à venir ne seront jamais assez reconnaissantes à ceux qui ont trouvé la solution juste.

Eiffel


Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale

" Vive La Réunion, vive la République, vive la France. "

"60 ans. 60 ans déjà. 60 ans que nous cherchons un avenir partagé même si pour y arriver nous avons emprunté des chemins différents. 60 ans que nous partageons un rêve, une ambition, un espoir. 60 ans que la France a donné rendez-vous à La République à La Réunion.
Cet anniversaire n’est pas une commémoration, c’est un acte de foi dans l’avenir." déclamera Jean-Louis Debré, non sans une pensée pour son père, Michel Debré.

Française depuis 1642

Selon le président de l’Assemblée nationale : "Pour comprendre la genèse de cette loi, il convient de rappeler les facteurs historiques, politiques des quatre territoires ainsi que la force et l’ancienneté des liens qui les attachent à La France. Avant le Roussillon, l’Alsace, La Lorraine, la Corse, ou la Savoie et Nice, l’île Bourbon est française depuis 1642."
Il note que la seconde république met fin à l’esclavage et donne a chacun la qualité de citoyen apportant le suffrage universel, que la troisième république permettra une représentation de La Réunion au Parlement. Il souligne le rôle des Réunionnais pour libérer la France durant la guerre. Pour lui 1946 offre aux îles un statut un statut plus proche des départements. Il y lit la continuité de l’intégration progressive à la République aboutissant au processus d’intégration, facteur de décolonisation réussie. La force que société créole tire de la richesse de sa culture demandait non seulement la fraternité, la liberté, mais l’égalité.
"Comment ne pas reconnaître la légitimité de ces aspirations à l’égalité sociale ?", demande Jean-Louis Debré en passant lui aussi en revue la misère coloniale. "Il ne faut pas oublier cela, cette revendication était légitime. A situation d’urgence, réponse énergique : la départementalisation tire La Réunion du marasme." Au jour d’aujourd’hui "le contrat politique et social a été rempli. Tout n’est pas parfait, mais que de chemins parcourus, même si nous avons avancé plus vite avec la 5ème république qu’avec la 4ème."
Il se réjouit de voir que "la départementalisation fait l’unanimité. Qui s’en plaindrait ?"
Aujourd’hui la solidarité nationale s’exprime dans la lutte contre le chikungunya, il faut "voir l’essentiel, écarter le subalterne. L’essentiel, quelle que soit votre place dans l’hémicycle, est de travailler ensemble pour continuer l’œuvre commencée le 19 mars, mieux répondre au défi de développement économique, à la cohésion sociale, à l’environnement régional, à la diversité culturelle."

La culture créole renforce l’identité nationale

Il terminera dans un élan du cœur : "La France développe les cultures créoles dans le cadre de la culture française. La culture créole n’est pas un adversaire de l’identité nationale, c’est le meilleur moyen de renforcer l’identité nationale. La départementalisation est le choix d’un modèle spécifique de l’outre mer dans la République Française, il nous appartient de faire vivre ce choix. Et nous avons des atouts : la confiance, la stabilité. La Réunion c’est la France. Dans un monde qui ne croit plus en rien, cet acte de foi permet de croire à La Réunion. Vive La Réunion, vive la République, vive la France."

Eiffel


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