La longue marche vers la départementalisation de La Réunion - 5 -

De trois propositions de loi... à une

23 mars 2006

Dans le 4ème volet de cette série d’articles, Eugène Rousse nous a raconté qu’au début de l’année 1946, trois propositions de loi ont été déposées à l’Assemblée nationale constituante en vue de la transformation des colonies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion en départements. Elles émanent de deux députés martiniquais (Aimé Césaire et Léopold Bissol), d’un député guyanais (Gaston Monnerville) et de deux députés réunionnais (Raymond Vergès et Léon de Lépervanche).

L’examen des propositions de loi visant à changer le statut des vieilles colonies débute à la commission des Territoires d’outre-mer (TOM) de l’Assemblée nationale constituante le 26 février 1946. Le même jour, un rapport est rédigé et remis aux ministères concernés (Intérieur, Finances, France d’Outre-mer). Une proposition de loi unique, résultant de la synthèse des trois propositions déposées, accompagne ce rapport.
L’examen de cette proposition de loi se poursuit toutefois les 6 et 8 mars pour tenir compte des observations formulées par les ministères.
Le classement de La Réunion en département semble recueillir l’adhésion des députés, puisque, dès le 8 février, Léon de Lépervanche avait obtenu de la commission de la Constitution qu’elle adopte "le principe de l’assimilation des vieilles colonies à des départements français, auxquels devront s’appliquer les lois votées par l’Assemblée nationale".

Les réserves socialistes

Au terme de longues heures de débat, la Commission des TOM présente le 8 mars un nouveau rapport après avoir pris connaissance des réserves du ministre socialiste de la France d’Outre-mer, Marius Moutet, de l’opposition du ministre socialiste des Finances, André Philipp, et de la demi-douzaine d’amendements du député socialiste de la Guadeloupe, Paul Valentino.
La conclusion de ce rapport, rédigé par Aimé Césaire, est constituée par une proposition de loi unique, véritable synthèse des trois propositions présentées par les députés des vieilles colonies.
Voici le texte de cette proposition de loi :
"- Article 1 : Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de La Réunion, et de la Guyane française sont érigées en département français.

- Article 2 : les lois et décrets en vigueur dans la France métropolitaine, qui ne sont pas encore appliquées à ces colonies, seront promulgués dans les nouveaux départements dans les conditions suivantes :
Les lois sociales et celles concernant le régime du travail seront appliquées, par voie du direct, dans toutes leurs dispositions, dans un délai de 3 mois.
Les lois et décrets en vigueur dans le territoire métropolitain seront rendus applicables avant le 1er janvier 1947.

- Article 3 : Dès la promulgation de la présente loi, toutes les lois et tous les décrets applicables dans la métropole seront automatiquement appliqués dans ces nouveaux départements, sauf dispositions contraires insérées dans leur texte".

La loi votée le 14 mars

Voici maintenant le texte de la loi votée le 14 mars 1946 :
"- Article 1 : Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de La Réunion et de la Guyane française sont érigées en départements français.

- Article 2 : Les lois et décrets actuellement en vigueur dans la France métropolitaine et qui ne sont pas encore appliqués à ces colonies feront, avant le premier janvier 1947, l’objet de décrets d’application à ces nouveaux départements.

- Article 3 : Dès la promulgation de la présente loi, les lois nouvelles applicables à la métropole le seront dans ces départements sur mention expresse insérée aux textes".

Un "argument colonialiste"

De l’examen attentif de ces textes, il ressort notamment ceci :
o Seul l’article 1er n’a subi aucune modification au cours des débats en séance plénière de la Chambre les 12 et 14 mars.
o À l’article 2, trois alinéas sur quatre de la proposition de loi disparaissent du texte de la loi.
L’alinéa 2 de l’article 2, qui souligne que "les lois sociales et celles concernant le régime du travail seront appliquées [...] dans toutes leurs dispositions [...]" a été supprimé à la demande du ministre des Finances, qui estime que "des adaptations profondes" sont nécessaires, que "la mesure entraînerait éventuellement un surcroît de dépenses pour le budget métropolitain" et qu’"il paraît indispensable de ne pas faire une obligation au gouverneur d’appliquer aux 4 territoires intéressés la législation française".
Il s’agit là, comme l’a fait fort justement observer Aimé Césaire, d’un "argument colonialiste".

Une disposition discriminatoire

o L’article 3 a subi, lui aussi une modification de taille.
Dans cet article, le mot "sauf" a été remplacé par le mot "sur". Ce qui change fondamentalement le sens de la phrase et introduit dans la loi une disposition discriminatoire énergiquement combattue par ses initiateurs.
"Sur mention expresse"  : cela signifie que la règle, c’est la non-applicabilité de la loi française dans les départements d’outre-mer (DOM). Pour qu’une loi française soit applicable dans les DOM, il faut que soit mentionné expressément : "la présente loi est applicable aux DOM".
S’il y a eu modification de la rédaction de l’article 3 et la substitution du mot "sur" au mot "sauf", c’est en raison de l’intervention des ministres de l’Intérieur et de la France d’outre-mer. Le premier a souligné que la mention expresse s’applique ordinairement aux départements algériens. Et le second affirmait : "il ne peut y avoir pour les vieilles colonies une législation différente de celle qui s’applique à l’Algérie".

Non à "l’arbitraire des décrets"

Par la voix d’Aimé Césaire, les initiateurs de la loi du 19 mars 1946 expriment leur refus de leurs pays d’être des "départements d’exception" ainsi que leur volonté de les placer "sous le régime de la loi" en les "arrachant à l’arbitraire des décrets".
S’agissant de ces décrets, le rapporteur de la Commission des TOM souligne le sort qui leur est parfois réservé.
Ainsi, la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales prévoit expressément un article 84 aux termes duquel cette législation sera appliquée en Algérie et dans les colonies par décret. Or, 18 ans plus tard, les populations concernées attendent toujours la publication des décrets et a fortiori leur application.

Eugène Rousse

(à suivre)


"Soixante ans après, malgré les retards et les entraves au progrès qu’il a fallu combattre, nous constatons que cette loi a permis l’extension des droits sociaux et a ouvert la voie à une transformation radicale de notre île. C’est la grande bataille victorieuse pour l’Égalité".

Extrait de “Nou lé pa plus. Nou lé pa moin. Rèspèk a nou :
Amplifions l’Appel pour que le 19 mars soit une date commémorative”, déclaration adoptée à l’unanimité par 1.200 vétérans réunis le 12 février à Sainte-Suzanne.

Raymond VergèsLéon de LépervancheAimé Césaire

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