La Réunion en 1945

École : État des lieux, enjeux

21 octobre 2005

En 1945 l’École à La Réunion connaît une situation difficile aggravée par la seconde guerre mondiale et ses conséquences. Des difficultés dont l’origine est bien évidemment antérieures à la seconde guerre mondiale puisqu’elles trouvent en grande partie leur source dans le modèle colonial et ses logiques. Toutefois l’École, dans sa définition la plus large, recouvre des situations très différentes qu’il nous faut succinctement présenter avant de chercher à les analyser et d’en dégager quelques enjeux.

I. État des lieux.
La Réunion dispose d’un Enseignement supérieur rattaché au Service judiciaire, d’un enseignement technique et professionnel qui relève du Service des Travaux Publics et des établissements du secondaire et du primaire sous la direction d’un chef de service relevant de l’administration coloniale.
L’enseignement supérieur ne comprend qu’une “École de Droit” où enseignent des magistrats. L’enseignement technique est anecdotique. Enseignement secondaire et primaire sont sous la direction du Proviseur du Lycée Leconte de Lisle qui a le titre “de Chef de Service de l’Instruction publique”. Une organisation qui est en place depuis la fin du XIXème siècle avec la suppression du Vice-Rectorat colonial qui n’aura fonctionné une quinzaine d’années (1880-1896) emporté par l’ordre colonial et ses contradictions.
Dans cette organisation où il cumule la direction de l’enseignement et ses fonctions de proviseur, le Chef de Service est aidé pour l’enseignement primaire par un inspecteur primaire. Un poste occupé par des instituteurs faisant fonction depuis le début du XXème siècle. Le seul inspecteur titulaire nommé, à la suite d’importantes démarches de la section coloniale du syndicat national des instituteurs, sera à son poste en juin 1938 pour être expulsé de la colonie six mois plus tard en décembre 1938 et très précisément le 20 décembre, tout un symbole ! Les prises de position de l’Inspecteur Hervé Ravailhe sur l’École étaient trop dérangeantes pour les notables et les responsables de la colonie ! L’Inspection primaire sera donc à nouveau confiée à un instituteur faisant fonction.
Administrativement, le Chef du Service de l’Instruction publique dispose pour tout personnel d’un instituteur détaché assurant son secrétariat et deux commis ! Sur le plan statutaire les personnels en poste sont dans des cadres différents aux conditions financières tout à fait différentes.
Le personnel du Lycée - Proviseur, censeur, surveillant général, professeurs - appartiennent au cadre général. Ils ont un statut privilégié et sont protégés par l’État. Ils perçoivent le traitement métropolitain majoré d’indemnités coloniales conséquentes. Les instituteurs et institutrices forment le cadre local, dépendent de l’administration coloniale. Les traitements de ce personnel est pris en charge depuis 1917 par le Conseil général et le principe de l’application dans la Colonie des dispositions métropolitaines visant à améliorer les conditions matérielles du personnel de l’enseignement primaire a été retenu. Mais ce principe est resté sans effet. Dépendant du personnel politique local les enseignants du primaire ont une situation difficile.
Toutes ces données vont retentir sur l’École à La Réunion et éclairent singulièrement les éléments statistiques.

II. Les statistiques.

En 1945 l’École de Droit compte 67 étudiants et sur 41 candidats à la licence 17 l’obtiendront. L’enseignement technique qualifié de "grave lacune" par le Chef de Service de l’Instruction publique compte sur l’École Manuelle d’Apprentissage. Elle est fréquentée par 48 élèves dont 7 décrocheront leur diplôme en fin de 3ème année. Cet enseignement technique comprend également des cours de dactylographie organisés par la Chambre de commerce et de comptabilité commerciale dispensés par la chambre de commerce mais aussi par les Frères des Écoles Chrétiennes. Ces cours accueillent des effectifs ridicules.
L’enseignement secondaire est quant à lui assuré par deux établissements publics : les lycées Leconte de Lisle et Juliette Dodu, tous deux à Saint-Denis, et par deux établissements privés, le Pensionnat de l’Immaculée Conception et le petit séminaire de Cilaos qui accueille, en sus des séminaristes, des jeunes gens n’ayant pas trouvé de place au lycée Leconte de Lisle.
Ces deux établissements privés n’offrent pas un enseignement secondaire complet. Leurs élèves, à l’exception des séminaristes, doivent tenter de poursuivre leur terminale au lycée Leconte de Lisle.
Quant aux séminaristes c’est, à Madagascar et notamment au Collège des Jésuites de Tananarive, le Collège Saint-Michel, qu’ils achèvent leur secondaire. Une destination qu’empruntent également les non-séminaristes qui n’ont pas réussi à intégrer la terminale au lycée.
Le lycée Leconte de Lisle accueille avec ses 27 professeurs, 743 élèves, dont 498 dans le secondaire. Il est dirigé depuis les années 1930 par Hyppolite Foucque. En juillet 1945, 83 lycéens se sont présentés à la 1ère partie du brevet de capacité colonial (l’équivalent du baccalauréat), 33 ont été reçus. Le lycée Juliette Dodu ne compte que 6 classes et offre un enseignement secondaire incomplet. Les jeunes filles doivent achever leur scolarité au lycée Leconte de Lisle.
Du côté de l’enseignement élémentaire, il est donné dans 46 écoles privées, dont 26 tenues par des congréganistes. Il est également dispensé dans 175 écoles publiques coloniales et 26 écoles communales. La colonie ne compte que 3 écoles maternelles situées toutes trois à Saint-Denis. L’enseignement est assuré par 486 instituteurs et institutrices dont une écrasante majorité de femmes (316). Les écoles privées accueillent 6.637 enfants, les écoles publiques, 29.170. 811 enfants (privé et public confondus) ont été candidats au CEP, 413 l’ont obtenu. À ces écoles primaires, sont annexées 16 cours complémentaires qui accueillent 1.109 élèves et les préparent au brevet élémentaire. Sur les 205 élèves qui se sont présentés en 1945, 46 l’ont obtenu. Quelles analyses tirer de ces données ?

III. Analyse, Enjeux.

1 - La situation de l’École à La Réunion - hors lycée Leconte de Lisle - est chaotique : administration et encadrement quasi-inexistants, difficultés financières importantes, personnel au statut fragile et aux conditions matérielles difficiles, locaux insuffisants et quand ils existent vétustes, faible scolarisation des enfants, analphabétisme développé...

2 - Dans cet ensemble le Lycée qui comprend le “grand lycée” - les classes du secondaire - et le “petit lycée” - les classes élémentaires - offre une situation bien différente.
Il mobilise une vigilance exacerbée et permanente de la société coloniale. Rien ne lui est refusé mais son accès est totalement verrouillé portant sur des effectifs réduits dont les résultats scolaires ne sont pas les seuls critères de sélection.
Quand des mesures existent pour permettre aux élèves méritants des familles peu fortunées d’accéder au Lycée leur mise en œuvre est telle que cette possibilité reste toute théorique. Quand la gratuité de l’enseignement secondaire est votée en 1930 en France, l’application de la loi sera refusée dans la colonie contrairement aux Antilles. Les tentatives des rares Chefs de Service pour faire évoluer le recrutement scolaire du Lycée vont toutes échouer. Pour les meilleurs élèves des Cours complémentaires il reste donc le Cours Normal avec l’espoir de devenir instituteur et pour ceux dont les parents ont quelques moyens, c’est le détour obligatoire par le petit Séminaire puis Madagascar s’ils veulent prétendre à des études secondaires.
Il s’agit donc au Lycée Leconte de Lisle de former une élite pourvue d’un capital économique et social en conformité avec les lignes de force de la société coloniale, une situation bien plus rétrograde qu’aux Antilles.

3 - Toutes ces difficultés sont la traduction dans le champ scolaire des problèmes qui assaillent La Réunion colonie française, une société coloniale dont les logiques finissent par circonscrire les autorités administratives avec comme seules alternatives la soumission ou l’expulsion - voir le rôle gouverneur Truitard dans l’expulsion de l’Inspecteur Ravailhe, ou d’Hyppolite Foucque, Chef de Service de l’Instruction publique depuis les années 1930 - et même paralyser les propositions gouvernementales - voir la vaine tentative de rétablir un Vice-Rectorat à La Réunion dès le début du XXème siècle - !
Face à cette situation se précisent, dans le milieu des années 1930, une ambition, un objectif, une stratégie une démarche.
L’ambition c’est de briser le carcan colonial, l’objectif c’est de transformer la colonie en département, la stratégie c’est de nouer avec des forces métropolitaines des alliances pour rompre l’isolement local, la démarche c’est une action concertée dont le CRADS sera l’outil.
C’est dans ce cadre qu’il convient d’interpréter la création de la section réunionnaise du Syndicat national des Instituteurs en 1936 et son action pour la nomination d’un inspecteur primaire métropolitain dans la colonie. Pour les dirigeants du SNI, une telle nomination échapperait aux coteries locales dont le Chef de Service était partie prenante.
C’est également dans ce cadre qu’il faudrait analyser le rôle de la section réunionnaise de la Ligues des Droits de l’Homme présidée depuis le milieu des années 1930 par Raymond Vergès à la fois comme instance de conscientisation et de formation. Les élections municipales du 27 mai 1945, puis les législatives du 21 octobre suivant remportées par le CRADS consacrent cette dynamique.
L’heure de la départementalisation va bientôt sonner avec des effets espérés pour l’École : enfants, personnels, locaux, ....

Raoul Lucas


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus