Françoise Vergès et les débats à l’Assemblée constituante - 18 -

L’assimilation : une conquête subversive

23 mai 2006

Après plusieurs jours d’interruption, nous reprenons la publication de la postface du livre paru en 1996 sur les débats parlementaires ayant conduit au vote de la loi du 19 mars 1946. Dans ce texte, Françoise Vergès analyse les idées de ceux qui ont lutté pour l’abolition du statut colonial de La Réunion, il y a 60 ans. L’historienne expose en particulier le contenu anti-colonialiste et anti-capitaliste donné par Raymond Vergès, Léon de Lépervanche et leurs amis au concept d’“assimilation” à la République, qui était au cœur de leur lutte. Les intertitres sont de “Témoignages”.
Comme nous l’avons vu dans notre édition du 11 mai dernier, ce concept d’assimilation fut parfois critiqué. Mais peut-on analyser un fait historique sans le replacer dans son contexte et sans étudier sa signification ? Quelle est la bonne méthode pour se former une opinion sur des actions passées qui pèsent sur notre vie ?

Pour la philosophe Hannah Arendt, cette question de comment penser politiquement un moment passé peut se résoudre si l’on conçoit la pensée politique comme étant "représentative" (1).
Pour penser politiquement, dit-elle, le “je” doit envisager le problème à partir de différents points de vue, en s’efforçant de "rendre présents à son esprit les points de vue de ceux qui sont absents" (2).
Cela ne signifie pas que le sujet doive épouser aveuglément les points de vue des autres, ni s’identifier à eux, mais qu’il doit s’efforcer de penser comme s’il était à leur place. La validité des jugements politiques dépendrait de cette capacité à se mettre dans le plus grand nombre de positions différentes.

Retracer la généalogie d’une pensée

Se former une opinion politique sur la génération de 1946 signifierait donc s’efforcer de se mettre dans la position des Réunionnaises et des Réunionnais, nés à la fin du 19ème siècle dernier ou à l’aube du 20ème siècle, élevés dans une île soumise à la loi coloniale et éduqués à l’école de la Troisième République.
Pour cela, il faut pouvoir retracer la généalogie de leur pensée afin de faire émerger l’image complexe du contexte historique et culturel dans lequel cette génération a vécu.
En d’autres termes, pour retracer l’histoire des idées et des mentalités qui ont poussé la génération de 1946 à demander l’assimilation, nous devons restituer les espaces dans lesquels elle vécut : le monde colonial, l’éducation laïque républicaine, la culture et la littérature de leur temps, ainsi que les discours qui ont produit ces mondes (3).

Trois tentations

Repenser une filiation ne consiste pas à sacraliser le passé mais à concevoir de façon réaliste un héritage afin de se l’approprier pour continuer à avancer. Ou, comme l’écrivait Freud citant Goethe : "Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers le pour le posséder" (4).
La tentation est grande de rejeter un moment de l’histoire jugé peu glorieux et de chercher dans le passé des héros romantiques et déifiés auxquels on pourrait s’identifier.
Une autre tentation est de maintenir l’illusion d’une histoire sans passé, d’une vie qui commencerait ici et maintenant, en évitant soigneusement de regarder ce qui pourrait se révéler gênant.
Une troisième et dernière tentation est de réécrire le passé et d’attribuer à d’autres acteurs l’acte et la pensée d’un moment.

L’assimilation, un choix logique

Caroline Oudin-Bastide a écrit que la Gauche, dans les vieilles colonies, était prisonnière du dilemme créé par la France entre le régime d’assimilation et le régime d’exception (5).
Dans ce cadre, dit-elle, le choix de l’assimilation apparaît logique car seule l’assimilation semblait offrir aux colonisés une extension de leurs droits.
L’assimilation était vécue comme une conquête, non comme une autre forme d’asservissement, poursuit-elle.
Et pourtant, même cette demande d’assimilation fut trop subversive aux yeux des opposants à la départementalisation.

(à suivre)

Françoise Vergès

(1) - Hannah Arendt, “Truth and Politics”, in “Between Past and Future” New-York, Penguin Books. 1977. pp. 227-264. p. 241.
(2) - Ibid. p. 241.
(3) - Michel de Certeau, “L’écriture de l’histoire”, Paris, Gallimard, 1975. p. 22.
(4) - Cette citation se trouve dans “Totem et Tabou”.
(5) - Caroline Oudin-Bastide, “L’assimilation. La stratégie du pouvoir. La lutte des colonies”, op. cit. p. 107.


Nous considérant comme des héritiers et acteurs de la grande lutte pour le Respect de la Dignité des Réunionnais, nous approuvons les termes de l’appel invitant à la célébration du 60ème anniversaire de la loi du 19 mars 1946, dans l’Union la plus large de tous les Réunionnais et dans le respect des convictions de chacun.

Extrait de “Nou lé pa plus. Nou lé pa moin. Rèspèk a nou :
Amplifions l’Appel pour que le 19 mars soit une date commémorative”, déclaration adoptée à l’unanimité par 1.200 vétérans réunis le 12 février à Sainte-Suzanne.


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