Institutions de l’Union européenne : donner des leçons sans jamais les appliquer à soi-même

3 décembre 2021, par David Gauvin

Deux enquêtes publiées par le quotidien Libération viennent à nouveau cette semaine donner un coup de pied dans la fourmilière des institutions européennes. Le 26 novembre, une première enquête a révélé des fraudes à la Cour des comptes européenne. Ce mercredi 1er décembre, une deuxième publication dans le quotidien s’attaque à des commissaires européens et à des juges de la Cour de justice de l’UE. 

Les révélations de ce mercredi tournent pour l’essentiel autour de Karel Pinxten, politicien belge de 69 ans condamné en septembre à la déchéance des deux tiers de sa pension de retraite par la Cour de justice (CJUE). Il présidait une des chambres de la Cour des comptes (CCE) et il était accusé par l’Office de lutte anti-fraude (OLAF) d’y avoir détourné près d’un demi-million d’euros. Trois institutions sont dans le collimateur, à savoir justement l’OLAF mais aussi la Cour de justice et la Commission. Il s’agit plus précisément de trafics d’influence et de conflits d’intérêts, non plus de fraude, contrairement aux révélations du 26 novembre sur la Cour des comptes. Tous les responsables pointés ici sont d’abord membres du PPE, les conservateurs du Parti populaire européen. Il y est question du commissaire européen autrichien et du précédent commissaire finlandais, d’une contrôleuse des comptes autrichienne, du président belge de la Cour de justice, d’une juge néerlandaise et du directeur finlandais de l’OLAF. Bref, un ensemble de personnes dont les relations personnelles sont pointées dans le détail. Ils ont par exemple participé, selon Libération, à des dîners, des chasses, entre eux et quelquefois avec des chefs d’entreprise. Des rencontres qui n’ont jamais été pointées dans les registres de transparence.

Karel Pinxten fut naguère ministre belge de l’Agriculture du gouvernement Dehaene. A ce titre, il contribua à la crise de la dioxine en 1999. Malgré sa résistance féroce, Jean-Luc Dehaene le força à la démission, notamment pour avoir caché des informations sur les contaminations pendant plus d’un mois (et avoir été largement absent de son cabinet pendant la crise, comme son collègue Marcel Colla). Cela ne l’empêcha pas de poursuivre une brillante carrière. Il fut nommé à la Cour des comptes européenne en 2006. En 2018, quoiqu’il était déjà sous l’enquête de l’Office européen des fraudes (Olaf), le gouvernement Michel le renomma. Même après que le Parlement européen ait rendu un avis négatif sur sa nomination, le gouvernement Michel refusa de lui retirer. Une fois nommé juge à la Cour des comptes, Karel Pinxten commença de suite les tripotages (le seul premier grief de la Cour des comptes contre lui couvre des centaines d’événements). Quant au dossier de l’Olaf, il comporte 25.000 pages. Entre autres, le baron Pinxten a fait financer par la Cour de multiples voyages et réceptions privé(e)s, il a utilisé sa carte de carburant officielle pour alimenter des véhicules de tiers, il a continué à exercer une activité politique pendant son mandat. Il utilisait sa voiture et son chauffeur officiels pour de longs déplacements personnels. Il s’est d’ailleurs absenté longuement. Pour tout cela, il a naturellement multiplié les déclarations mensongères. Il a même réussi à faire financer par les contribuables un séjour privé de 15 jours à Cuba, et sa participation à des chasses à Ciergnon et au château de Chambord... Devant pareille avalanche, on comprend que la Cour des comptes ait voulu lui retirer le bénéfice de sa pension et récupérer plus de 500.000 euros.

L’affaire Pinxten va toutefois bien au-delà bien au-delà de la personne de Pinxten lui-même. C’est même son aspect le plus saisissant. En premier lieu, il est frappant de constater combien cette industrie massive des dépenses non justifiées s’est déployée pendant plus de dix années sans rencontrer la moindre résistance. Il ne s’agit nullement d’un accident, mais d’une stratégie délibérée mise en oeuvre dès l’arrivée du juge Pinxten. Or, elle ne rencontre très longtemps aucun obstacle. Si Pinxten avait arrêté après huit années, rien n’aurait jamais été constaté (on retrouvera le même trait dans l’affaire Publifin, où seules les derniers excès sur la vente des entreprises ont finalement provoqué une réaction politique, après dix ans). Si on disposait dans l’Union européenne d’un organe sérieux du contrôle des dépenses, il serait éducatif de lui faire examiner les dépenses des autres membres de l’institution. En deuxième lieu, cette somme de détournements se déroule à la Cour des comptes, c’est-à-dire l’institution précisément créée pour les empêcher. Si la Cour n’est même pas capable d’effectuer un contrôle le plus élémentaire sur ses propres dépenses, on peut s’interroger sur sa capacité de le faire sur les dépenses des autres institutions. L’affaire Pinxten confirme ainsi la réputation de la Cour des comptes européennes comme un organe éminemment politique, pléthorique, et peu soucieux de pousser ses vérifications trop loin. En troisième lieu, les fraudes ont finalement été arrêtées non grâce aux contrôles internes, mais grâce à un lanceur d’alerte. Ce ne sont donc pas les gens payés pour remplir cette fonction qui l’ont remplie. Ce point montre combien le fonctionnement interne des institutions demeure déficient (de même, dans la nomination illégale de Martin Selmayr au secrétariat général de la Commission, les informations ont été lancées par la presse, dont on mesure encore une fois le caractère indispensable).

Cette incroyable affaire illustre l’énorme opacité de la gestion des institutions. Là, c’est la Cour européenne de justice qui assume une responsabilité. Les contrôles internes des institutions européennes présentent souvent des faiblesses, spécialement vis-à-vis de leurs membres. Les présidents des institutions, élus par leurs membres, veulent parfois éviter de les froisser (cela arrive moins à la Commission, où le président détient une autre légitimité). Cela rend d’autant plus indispensables les contrôles externes. Or, depuis 2010, la Cour de justice les paralyse en adoptant une définition de plus en plus réduite du principe de transparence. Elle a multiplié les exceptions et les obstacles procéduraux à l’accès du public aux documents administratifs (elle-même déploie d’ailleurs un régime extrêmement restrictif). Pour conclure, l’affaire Pinxten ne constitue hélas pas le seul épisode européen désastreux de mauvaise gestion ces dernières années. A titre d’exemple, les manipulations juridiques de la Commission européenne pour nommer secrétaire général le chef de cabinet de Jean-Claude Juncker ont révélé la passivité totale des commissaires européens dans de tels contextes. Le régime des cumuls d’activités et des conflits d’intérêts des parlementaires européens demeure aussi une plaisanterie. Trop souvent, un climat de démission morale sévit dans ces institutions, et les organes de contrôle interne révèlent trop de déficiences. Leurs dirigeants n’arrêtent pas d’inonder l’internet de communiqués, tweets, publicités facebook et messages vidéos. Tout cela reste en réalité peu efficace. Des dirigeants négligent en effet une réalité fondamentale. Tant qu’ils ne mettront pas un terme à de telles pratiques, toutes leurs communications apparaîtront comme des tromperies, et la déchirure entre le public et les gouvernants ne cessera de s’aggraver. A quand un vrai contrôle citoyen de cette technocratie qui tourne autour d’elle même.

« Donner des leçons aux autres c’est bien, mais être un exemple avant tout c’est mieux. » Willem Streair M

Nou artrouv’

David Gauvin

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