L’eau, un bien commun, que la finance veut accaparer

9 décembre 2021, par David Gauvin

La Réunion connait un épisode de sécheresse. C’est dans ces moments où l’on constate à quel point la question de l’eau est essentielle. Face aux pénuries mondiales, le néolibéralisme agit comme il en a l’habitude, en voulant marchander l’eau et faire ainsi d’énormes profits.

Il y a un an, le 7 décembre 2020, l’eau entrait en Bourse à Chicago.

« C’était la première fois que cette ressource vitale n’était plus seulement considérée comme une marchandise qu’on peut acheter et vendre, mais aussi et surtout comme une valeur financière sur laquelle on peut spéculer », dit à Reporterre Riccardo Petrella, économiste et ardent défenseur du droit à l’eau.

Concrètement, la Bourse de Chicago et le Nasdaq ont effectué en décembre 2020 les premières transactions de contrats à terme liés à l’eau. Or sur un marché à terme, on s’échange non pas la matière en tant que telle, mais des contrats financiers pariant sur l’évolution des prix. « Ceux qui achètent et vendent ces contrats n’attendent pas la livraison physique des marchandises, mais spéculent sur la hausse ou la baisse de ces marchandises », expliquait voici un an le journaliste Antoine Costa.

Tout a commencé en Californie. Cet État produit la moitié des fruits et des légumes des États-Unis, à grand renfort d’irrigation. Or cette région subit largement les effets du changement climatique : incendies et sécheresses à répétition.

« Les fleuves s’assèchent, les réserves baissent, l’eau devient de plus en plus rare, commente M. Petrella. Mais plutôt que de contraindre par la loi les agriculteurs et les industriels à économiser l’eau, les autorités s’en sont remises au marché. »

En Californie, il est ainsi possible depuis plusieurs années de détenir des titres équivalents à des permis d’utilisation d’eau. Des titres que l’on peut donc vendre et acheter.

« On a vu des agriculteurs vendre au plus offrant leurs titres plutôt que d’utiliser l’eau pour produire des fruits, parce que c’était plus rentable », souligne M. Petrella.

Autant dire que cette marchandisation de l’eau n’a empêché ni les sécheresses ni les pénuries. Depuis 2018, il existe aussi un indice financier, une sorte de « cours de l’eau », nommé le Nasdaq Veles California Water Index. Il est calculé sur la base des achats d’eau réalisés la semaine précédente. Le prix est exprimé en dollars par acre-pied, un volume correspondant à 1,2 million de litres. L’indice cote actuellement à 728 dollars, contre 495 dollars l’an dernier.

Ce qui fait de l’eau un bien commun, plus naturellement encore que les forêts ou les alpages ou d’autres ressources naturelles renouvelables, c’est tout simplement qu’elle coule en permanence, et qu’elle est de ce fait plus difficile à posséder : on peut bien en arrêter une partie par un barrage, mais elle finira pas s’écouler par-dessus. Même l’eau souterraine s’écoule dans le sol, ce qui conduit de plus en plus à remettre en cause son statut de propriété privée dans les pays relevant historiquement du droit romain. Seules les nappes fossiles qui ne se renouvellent pas font l’objet d’une appropriation, en général publique ; et souvent elles relèvent du code minier, alors que l’ensemble de l’eau, non. Par ailleurs l’eau pèse lourd, et cette tonne par mètre cube a très longtemps limité les capacités humaines pour la mobiliser sur de grandes distances, faute de moyens techniques et financiers. Donc l’eau est largement restée un affaire locale, sauf dans les ‘empires hydrauliques’ décrits par Wittfogel (et encore !) où on a surtout tiré parti de l’eau en l’accompagnant. En Europe, pour les tribus germaniques l’eau était leur chose commune ; seul l’Empire romain avait créé des eaux publiques pour faciliter la navigation, et des eaux privées (étangs creusés par les latifondiaires, impluviums, eaux souterraines), mais le chevelu des petits cours d’eau était un ensemble de biens communs de leurs riverains, et sûrement pas un ’bien public mondial’.

Mais une évolution fondamentale s’est produite en Angleterre dès le 18ème siècle, puis aux Etats-Unis, en Allemagne et en France, puis dans toute l’Europe occidentale : la combinaison du réseau étanche et sous pression, des robinets qui ferment, puis des compteurs d’eau, avec le mode de vie bourgeois, individualiste et privé. Cela a fait de l’eau urbaine, d’abord un ‘bien de club’. Puis, après la découverte de la bactériologie, c’est devenu un service public, avec la fameuse triple contrainte d’égalité d’accès, de continuité et de mutabilité.

Dans la plupart des pays, on n’est pas obligé d’acheter de l’eau ‘du robinet’, mais si on le fait on doit la payer au même prix que les autres en fonction du volume acheté. Le service est alors à caractère commercial, il est financé par ses bénéficiaires qui ne sont plus des usagers dans une communauté mais des consommateurs.
Aujourd’hui cependant les choses se compliquent : l’égalité consumériste dans l’eau potable est de fait remise en cause par la nouvelle problématique en termes de solidarité et d’équité que soulève la question du maintien du service de l’eau aux plus démunis. Comme par ailleurs la politique de l’eau des pays développés cherche à rapprocher les services publics de la gestion de la ressource en eau (en cherchant des solutions territoriales et naturelles plus durables que le recours à la technologie), un brouillage tend à se produire dans les esprits et notamment chez les défenseurs de l’eau comme ‘or bleu’ ou ‘bien public mondial’.

Certains le font en pensant aux pays du Sud global où l’accès à l’eau est si inégal ; mais nombre d’opérateurs publics de services d’eau et d’élus locaux européens, américains et canadiens voudraient éliminer la ‘privatisation’ de l’eau (en fait la gestion déléguée au secteur privé) chez eux, au profit d’une gestion en mains publiques, au nom de ce que l’eau est un bien commun en général ; et pourtant les opérateurs publics continuent d’envoyer des factures d’eau à leurs abonnés. Bien qu’ils ne fassent pas de profits, contrairement aux entreprises privées, ils vendent bien l’eau comme elles. Il n’y a qu’en Angleterre, par extraordinaire, que le financement de l’eau a été historiquement assuré par les impôts locaux sans lien avec la consommation. Cette application pragmatique du Common Wealth perdure car encore 60% des ménages britanniques n’ont pas de compteurs et payent l’eau comme un impôt local … C’est certainement ainsi que l’eau demeurera un bien commun non soumis aux marchés et aux objectifs de résultat des multinationales.

« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » Karl Marx

Nou artrouv’

David Gauvin

A la Une de l’actuSécheresseLutter contre la vie chère

Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus