Un article du “Monde” sur l’épidémie de chikungunya à La Réunion

À quoi sert la veille sanitaire ?

10 avril 2006

’Il vous faut prévoir l’imprévisible’, avait lancé un député au directeur général de l’Institut national de veille sanitaire (INVS), Gilles Brücker, après la canicule d’août 2003. Près de 3 ans après cette catastrophe sanitaire, qu’il n’avait pas su anticiper, le rôle de l’INVS est à nouveau en question, avec la flambée de chikungunya à La Réunion. Dans son édition du 6 avril dernier, “Le Monde” s’interroge sur l’efficacité de la veille sanitaire, sous la signature de Cécile Prieur. En notes, on lira les commentaires de “Témoignages”. Les passages soulignés en gras l’ont été par nous.

L’INVS avait-il les moyens de prévoir ce pic épidémique, aussi soudain que violent ? A-t-il failli à sa mission de surveillance et d’alerte en cas de menace pour la santé publique ? En créant, le 5 mars, une mission d’évaluation du système de veille sanitaire, le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a semblé accréditer l’idée : la vigie est une nouvelle fois dans le collimateur.
La crise du chikungunya est pourtant bien différente de celle de la canicule. Car si l’INVS a endossé sa part de responsabilité dans le ratage de 2003, il réfute toute faute dans le cas du chikungunya. "La canicule, on ne l’a pas du tout vue venir, on n’avait aucun instrument pour donner l’alerte, ce n’était pas dans nos priorités de l’époque, explique M. Brücker. Le chikungunya, au contraire, on l’a parfaitement anticipé. La veille sanitaire a fonctionné très en amont de l’épidémie, il n’y a eu aucune carence du système de surveillance". (1) Pour preuve, le directeur général tient le décompte de toutes les alertes - 17 en tout - que ses services ont faites depuis le début de l’épidémie. (2)
Daté du 17 mars 2005, deux mois avant l’apparition de l’épidémie à La Réunion, (3) le premier signalement fait état de 1.358 cas de chikungunya aux Comores, avec un risque d’importation de l’épidémie sur le territoire français, à Mayotte.
En mai, les premiers cas réunionnais sont rapportés (4) , et les professionnels de santé, notamment les médecins généralistes du Réseau sentinelles, sont mis en alerte ainsi que les services de démoustication. Se fondant sur les descriptions internationales, l’INVS considère le chikungunya comme un arbovirus bénin, et s’attend à son reflux avec l’hiver austral. (5)
Mais la donne change en octobre. Non seulement la maladie n’a pas disparu, mais des formes inconnues (6) , potentiellement graves, sont détectées : le 4 octobre, un nouveau bulletin d’alerte signale quatre cas de transmission de la femme enceinte à l’enfant (7) . En novembre, des formes sévères de méningite sont décelées chez l’adulte.
Puis tout bascule début janvier 2006 : alors que l’épidémie était sur une tendance de 200 à 300 cas par semaine depuis mars, elle passe subitement à plusieurs milliers de cas en quelques jours. "C’était une courbe épidémique hallucinante, avec un taux d’attaque jamais observé auparavant", commente M. Brücker. (8)

Un système dépassé

Très vite le système de comptage des cas, basé sur un recueil exhaustif du nombre des malades réalisé par les services de démoustication, est dépassé. Pendant deux à trois semaines, les services de l’État sont incapables de dire avec précision combien de personnes sont atteintes sur l’île.
"Dans la période d’explosion, le système de surveillance ne permettait plus de suivre l’épidémie, reconnaît Christophe Paquet, responsable du département international et tropical à l’INVS. C’est comme si vous rouliez tranquille avec une 2 CV sur l’autoroute et que, tout à coup, le moteur s’emballe avec le compteur de vitesse qui reste bloqué à 120. Vous savez que vous allez plus vite, mais vous n’avez plus aucune visibilité. Il a donc fallu qu’on réajuste le système de comptage, en se basant sur une extrapolation des données du Réseau sentinelles, ce qui a pris un peu de temps". (9)
Le 23 janvier, l’INVS fournit une première réévaluation, à 22.167 malades sur l’île. Du point de vue des épidémiologistes, le nombre cumulé de cas est une information cependant moins importante que l’existence d’une tendance épidémique à l’explosion, qui, elle, a été signalée.

"Anticiper, c’est mieux"

Du point de vue politique, en revanche, l’absence de chiffres fiables a eu un effet désastreux. Quand Gélita Hoarau, élue de La Réunion, a interpellé le ministre de la Santé le 19 janvier, au Sénat, en affirmant que sur l’île on a parlé de 40.000 cas, c’est sur la foi des chiffres de l’INVS, encore sous-évalués à cette date, que le ministre lui répond qu ’"à ce jour, 7.200 cas ont été recensés" . "Le décalage entre les chiffres a nui à la confiance sur place, les méthodes de calcul et de remontée d’informations ont vraiment posé problème", estime M. Bertrand, qui reconnaît toutefois que "personne, parmi les spécialistes, n’avait prévu et ne pouvait prévoir l’explosion qu’il y a eu".
Échaudé, le ministre demande aujourd’hui à l’INVS d’"anticiper" au maximum sur les épidémies à venir. Au bulletin d’alerte que lui envoie quotidiennement l’Institut et qui fait le point sur les risques sanitaires dans le pays, il souhaiterait ajouter des informations prospectives, susceptibles de prévoir l’évolution des maladies émergentes. "L’INVS doit être un thermomètre fiable et rapide, mais il pourrait aussi être un baromètre, affirme le ministre. Je ne demande pas des prévisions à six mois, mais à six, dix jours. Car savoir, c’est bien, anticiper, c’est mieux".

"Boule de cristal"

Confiée à Jean-François Girard, président de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), la mission d’évaluation devra dire dans quelle mesure l’anticipation est possible en matière sanitaire. "La grande difficulté, c’est de voir le germe de nos empoisonnements dans ce qui est sous nos yeux, comme le chikungunya, et qui ne paraît pas très grave, explique Didier Houssin, directeur général de la Santé. Il faut que se développe une épidémiologie prédictive, qui dès lors qu’on aurait identifié certains éléments relatifs au climat, à la faune, etc..., permettrait de construire différents scenarii d’évolution". (10)
Louable, l’ambition laisse dubitatifs les spécialistes de l’INVS, surtout en l’absence de moyens supplémentaires. (11) "Nous sommes capables, aujourd’hui, d’appliquer un modèle mathématique qui nous dit combien il y aura de cas potentiels de pandémie grippale, car c’est une maladie connue. Mais sur le chikungunya, qui fait partie des risques émergents, je ne vois pas comment cette anticipation est possible", réagit Jean-Claude Desenclos, responsable du département des maladies infectieuses. "Quand on est face à un phénomène totalement nouveau, par définition, on ne peut pas le prévoir, on n’a pas les outils pour l’analyser, explique Martine Ledrans, directrice du département santé-environnement. C’est ce qui sépare la prévision, qui se base sur des faits scientifiques, modélisables, de la prédiction, qui relève de la boule de cristal". (12)

(1) Ceci est faux et archifaux !
(2) Dans ce cas, pourquoi n’y a-t-il pas eu de réaction à la hauteur du risque jusqu’en octobre ?
(3) Faux et archifaux ! le premier cas importé à La Réunion date du 22 février 2005.
(4) Mais pour le médecin général de la DRASS, le Dr Christian Lassalle, dans une lettre datée du 10 mai 2005, il n’y a rien d’inquiétant !
(5) Les scientifiques savent que l’aedes albopictus peut survivre à l’hiver canadien mais il n’aurait pu survivre à l’hiver austral ?
(6) La communication à l’Académie de médecine date de l’année 1969 ; à part ça, on ne savait pas que des formes graves pouvaient exister !
(7) Faux et archifaux ! cette nouvelle sera cachée aux Réunionnais durant tout un mois.
(8) Or, si on a bien lu les correspondances du Pr. Brücker, on avait pris toutes les mesures de démoustication depuis le 17 mars 2005. De deux choses l’une : soit la démoustication était de pure façade ; soit on n’a pas procédé comme il convenait de la faire, sinon comment expliquer qu’après 9 mois de démoustication, l’épidémie ait flambé à ce point !
(9) Mais cela faisait des mois qu’on nous mentait sur la réalité des chiffres !
(10) Et sans doute être beaucoup plus attentifs à ce que disent les praticiens de terrain et les victimes elles-mêmes qui, tous deux, ont eu le sentiment d’être méprisés par la DRASS !
(11) En matière de recherche scientifique, les miracles n’existent pas : sans moyens, pas de résultats !
(12) La prédiction sera d’autant plus aisée que les services de prophylaxie seront étoffés. Mais, depuis 1977, date de constatation par l’OMS de l’éradication du paludisme à La Réunion, tous les gouvernements qui se sont succédé - ceux de Raymond Barre, Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Jacques Chirac, Michel Rocard, Édith Cresson, Pierre Bérégovoy, Édouard Balladur, Alain Juppé, Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin - ont fait des économies sur la politique de prévention sanitaire, alors que la Santé publique dépendait de l’État !


Une lettre du professeur Gilles Brücker au “Monde”

“Le Monde” de mercredi dernier a publié une lettre du professeur Gilles Brücker, directeur général de l’Institut national de veille sanitaire (INVS), qui relance le débat sur les carences et les erreurs du service de santé publique face à l’épidémie de chikungunya à La Réunion.
En effet, à lire cette lettre, tout aurait merveilleusement et normalement fonctionné, selon ce responsable. On y trouve nulle trace des alertes données par la presse aux autorités sanitaires sans que ces dernières réagissent à la mesure du problème posé. Nulle mention de la dissimulation, tout un mois durant, de cas de transmission materno-fœtale. Et le délai écoulé entre le 17 mars (alors que le premier cas détecté à La Réunion date du 22 février 2005) et le mois de décembre 2005 est présenté comme allant de soi.
Par contre, nous obtenons, sous la plume du professeur Brücker, la confirmation qu’on s’est lancé dans des opérations de démoustications désordonnées sans en connaître ni les risques, ni la pertinence. On lira ci-après le texte de cette lettre envoyée au “Monde” à la suite de son article du 22 mars intitulé "Le chikungunya après la canicule".

"L’alerte sur le risque lié au chikungunya a été donnée au ministère de la Santé par l’INVS dès le 17 mars 2005 devant la survenue d’une épidémie aux Comores et en raison des risques d’extension vers Mayotte.
Dès le 28 avril, le système de surveillance des médecins sentinelles a été activé à La Réunion ainsi que les équipes de démoustication. Le 29 avril, le premier cas à La Réunion a été identifié. Une fiche d’alerte internationale a été établie le même jour compte tenu du contexte de circulation des personnes dans l’océan Indien.
Le 3 mai, une nouvelle fiche d’alerte a fait état de cas importés du chikungunya dans la communauté comorienne de Marseille. Le développement de l’épidémie a été ainsi suivi à La Réunion, à Mayotte, en métropole, pas moins de 16 fiches d’alerte élaborées tout au long de 2005 précisant les évolutions de la situation.
Dès octobre 2005, une nouvelle fiche d’alerte a annoncé l’existence des tout premiers cas de transmission materno-foetale, et du premier cas de méningo-encéphalite chez l’adulte.
La fiche précise que ces cas doivent faire considérer le potentiel de gravité de cette maladie et que sa transmission pourrait reprendre de façon plus active avec le retour de l’été austral et la pullulation de vecteurs...
Ces éléments ont conduit à l’envoi d’une mission d’expertise en décembre sur l’île de La Réunion. (...) On ne peut affirmer, comme le fait votre journal, que la bibliographie spécialisée existait et que l’on s’est abrité derrière l’absence du savoir médical : nous avons, à l’INVS, analysé l’ensemble des données existantes. Aucune épidémie rapportée n’avait l’ampleur de celle qui sévit à La Réunion.
Bien-sûr, comme dans toutes les maladies infectieuses, des formes graves ont été décrites ; elles sont pour le chikungunya non seulement rares, mais assez mal documentées. De plus, jamais la réalité de la mortalité globale imputable à cette maladie n’a fait l’objet d’une publication scientifique, aucun document n’avance la moindre mesure de la létalité.
On peut vouloir croire que la veille sanitaire doit savoir tout prévoir, et l’accuser de "failles grandes et insoupçonnées" quand les événements prennent une sévérité incontestable. C’est méconnaître les incertitudes liées à la complexité de ces phénomènes épidémiques et à celle de leur condition de prise en compte dans l’action publique, en particulier l’impact des mesures de démoustication (...) ".

 (Source “Le Monde”) 


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