Devant l’insuffisance des moyens de lutte de l’État contre l’épidémie

Chikungunya : tirer les leçons du passé

18 novembre 2005

La volonté politique et les moyens mis en œuvre dans les années 30 et 50 pour combattre et éradiquer le paludisme à La Réunion devraient servir d’exemple pour lutter contre l’épidémie de chikungunya.

À l’image de Gélita Hoarau, qui est intervenue à la tribune du sénat le jeudi 10 novembre dernier, plusieurs élus réunionnais de toutes tendances ont interpellé le gouvernement pour lui demander des moyens suffisants afin de combattre le chikungunya. (voir “Témoignages” du samedi 12 novembre) On peut citer à ce sujet le maire de Saint-Denis et président de l’Association des maires de La Réunion, le maire de Saint-Paul et le Conseil communautaire du Territoire de la côte Ouest (TCO) (voir encadré) . Avant-hier, le député-maire de Saint-Denis est intervenu dans le même sens à l’Assemblée nationale.
Malheureusement, le ministre de l’Outre-mer n’a rien annoncé de plus à l’élu dionysien que ce que son collègue du ministère de la Santé avait promis il y a plus d’une semaine à la sénatrice communiste. Soit une enveloppe de 52.000 euros. Or cela reste très insuffisant pour juguler le fléau qui continue de s’étendre et qui risque de prendre des proportions dramatiques avec l’été chaud et humide qui arrive. Manifestement, Paris continue de sous-estimer la gravité du fléau et de ses conséquences. (voir les témoignages de médecins publiés dans notre journal du lundi 14 novembre)
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Parti communiste réunionnais tient ce matin une nouvelle conférence de presse sur ce grave problème, comme il l’a annoncé dans son invitation aux médias. Et afin de justifier leur démarche, il est fort probable que les responsables du PCR ne manqueront pas - entre autres - de s’appuyer encore une fois sur ce qui a été réalisé au cours des années 30 et 50 à La Réunion pour combattre et éradiquer le paludisme.

Les mesures qui s’imposaient

En effet, à cette époque, il s’est trouvé des responsables politiques pour ne pas minimiser ce qui était un grave problème de santé publique et pour prendre les mesures qui s’imposaient. C’est ce que confirment les historiens réunionnais que “Témoignages” a interrogés. Ainsi, Prosper Ève, rappelle que "le paludisme était une des principales causes de la mortalité dans notre île avant la seconde guerre mondiale". Et en 1934, lorsque le docteur Raymond Vergès fut nommé directeur du service de Santé de la colonie, il prit ce fléau à bras le corps. (voir ci-après les extraits du livre de Chantal Lauvernier) "Il fit planter de nombreux pieds de quinquina et fabriquer des pilules à base d’écorce de cette plante, qui étaient ensuite distribuées aux élèves. Cette action permit de sauver en particulier de nombreux enfants", affirme le professeur d’Histoire à l’université.
Puis, lorsque Raymond Vergès et son collègue député Léon de Lépervanche menèrent le combat avec toutes les forces populaires et démocratiques du pays pour décoloniser La Réunion, le vote de la loi du 19 mars 1946 et le passage du statut de colonie à celui de département leur permirent d’avoir les moyens de débarrasser notre île du paludisme. Comme le souligne l’historien Eugène Rousse, à la fin des années 40 et au cours des années 50, "les agents du service de prophylaxie de la DASS passaient partout sans arrêt pour répandre du DDT afin de détruire les anopheles, ces moustiques qui transmettent le dangereux parasite paludéen".
Eugène Rousse raconte : "je me souviens qu’à cette époque j’habitais à Saint-Paul et que les agents passaient systématiquement dans toutes les cours, dans les rues, les chemins et même à l’étang pour y pulvériser ce puissant insecticide. Ils demandaient à tous les habitants d’éliminer la moindre flaque d’eau et tout récipient qui pouvait devenir un bouillon de culture pour les moustiques. On pouvait même être sanctionné et devoir payer une amende si ce travail n’était pas effectué. Cela a donné les résultats positifs que l’on connaît. Aujourd’hui, un tel service a presque disparu et on en mesure les conséquences avec l’épidémie de chikungunya, qui ne cesse de s’étendre. Il est temps que le gouvernement réagisse et prenne les mesures qui s’imposent".

L. B.


Les élus du T.C.O. craignent "une pandémie avec l’arrivée de l’été"

Le Conseil communautaire du T.C.O. (Territoire de la côte Ouest), qui regroupe les communes de La Possession, Le Port, Saint-Paul, Trois-Bassins et Saint-Leu), s’est réuni le lundi 14 novembre dernier à son siège dans la cité maritime. À cette occasion, les élus communautaires ont adopté une motion soulignant que depuis le mois de mars dernier, La Réunion est confrontée au développement croissant d’une maladie transmise par l’intermédiaire de moustiques : le chikungunya.
Or, disent-ils, "les mesures de lutte mise en œuvre par la DRASS ne semblent pas produire les effets escomptés" et "le nombre de cas déclarés est très nettement sous-estimé". Les élus soulignent "le risque évident d’une pandémie avec l’arrivée de l’été" ainsi que "le caractère invalidant de cette maladie et, par là-même, l’incidence lourde sur l’économie".
C’est pourquoi le Conseil communautaire du TCO a demandé "solennellement" au préfet "de solliciter du gouvernement la mise en application des dispositions de la loi n° 64-1246 du 16 décembre 1964, relative à la lutte contre les moustiques, modifiée par les lois n° 2004-809 du 13 août 2004 et n° 2004-1343 du 9 décembre 2004".
"Le recours aux dispositions de cette loi offrira non seulement un cadre juridique adapté pour définir et imposer les mesures de lutte nécessaires, mais permettra aussi de donner compétence aux services départementaux pour mettre en œuvre et amplifier sur le terrain les actions définies par les services de l’Etat, par l’intermédiaire d’un véritable service départemental de prophylaxie",
concluent les élus du TCO.


Le combat du docteur Raymond Vergès contre le paludisme

Nommé en 1935 à la direction d’un important service, Raymond Vergès donna la priorité à la définition d’un programme de Santé publique. Le médecin établit que deux moyens contribuaient à la défense de la maladie : guérir et prévenir (...). Le nouveau directeur du service de Santé proposa de nouvelles directives. Selon lui, le but de l’assistance médicale consistait à donner des soins aux malades indigents.
D’une façon générale, le directeur du service de Santé envisageait la réduction des maladies par la destruction des causes pour améliorer l’état sanitaire de la colonie. La lutte contre le paludisme apparaissait prioritaire. (...) Contre cette maladie extrêmement répandue aux colonies, Raymond Vergès voulait ordonner des mesures appropriées :

- la distribution de quinine préventive, de quinacrine curative et la surveillance des enfants porteurs de virus ;

- l’emploi de liquides ou de poudres larvicides sur les eaux stagnantes et le lâcher de "gambusias", poissons miniatures voraces, friands de moustiques ;

- l’identification des moustiques, l’établissement des index hématologiques et spléniques pour aboutir à une statistique rigoureuse permettant le contrôle des progrès réalisés ;

- l’utilisation de médicaments antifébrins.

Avantages

Son objectif visait à l’utilisation de l’écorce de quinquina du pays. Pour cela, une équipe comprenant un manipulateur en pharmacie, aidé de six détenus, fut mise en place à l’hôpital Félix Guyon. (...) Le stock ainsi constitué couvrait six mois de besoin dans la quinquinisation scolaire et les pilules fabriquées présentaient des avantages :

- elles étaient acceptées malgré ses inconvénients (bourdonnements et hémoglobinurie (rare) ;

- de fabrication locale, elles favorisaient l’extension des plants de quinquina ;

- de coût inférieur, elles nécessitaient 40.000 francs (besoins scolaires), 80.000 francs (hors scolaires).
L’œuvre de quinquinisation lui apparaissait urgente et concernait la fabrication de pilules d’écorces de quinquina finement pulvérisées. Les raisons de la mise en œuvre d’un programme de quinquinisation se liaient à la volonté de réduire le ravitaillement en quinine, onéreuse et malaisée. Raymond Vergès exposa dès 1935 à l’Administration sa campagne de lutte contre le paludisme par l’analyse de la situation dans la colonie, l’organisation de la fabrication des pilules, la production et les résultats enregistrés.
Son étude porta sur :

- le mode d’action des pilules d’écorces de quinquina ;

- leur posologie dans la jugulation des cas aigus ;

- les conditions de la production et les répercussions sur l’économie locale ;

- les incidences au point de vue social ;

- la possibilité d’entreprises similaires dans les autres colonies.

Des “crottes de lapin” très appréciées

L’origine de cette initiative se ramenait à une coutume jadis répandue à La Réunion, retrouvée dans certaines villes du littoral. Le gouverneur Choteau connaissait cette utilisation dans d’autres colonies où les habitants macéraient des écorces et autorisa Raymond Vergès réaliser son projet. Pour cela, se substituant "au cartel des pharmaciens accoutumés de l’acquisition à bon compte" selon sa propre déclaration, il acheta au service des Eaux et Forêts la récolte d’écorces de quinquina avec des crédits extrêmement limités.
En raison de l’urgence de la situation, une équipe s’organisa avec un manipulateur et six détenus. Deux d’entre eux furent affectés au broyage des écorces, l’un à la préparation de la masse pilulaire, les autres à la confection des pilules. Le stock ainsi constitué s’élevait à 20.000 pilules par jour et permettait l’approvisionnement des écoles de l’île. La distribution s’effectuait aussi au service des Travaux publics, au Chemin de fer, aux Ports et Rades et à de nombreux fonctionnaires.
La conservation se faisait dans des boîtes parallélépipédiques en bois dont une paroi, mobile par glissement dans deux rainures, portait au recto l’adresse de l’institution, au verso celle du service de Santé. Les pilules prélevées, la boîte était renvoyée pour renouvellement sans correspondance inutile. La distribution se faisait sur les rangs à la sortie de la classe par le maître d’école et les élèves, au lieu de se dérober, réclamaient leurs pilules qui ressemblaient à des crottes de lapin de couleur brune. Les enfants mâchaient ces petites boules dont l’amertume était corrigée par le sirop de miel et la poudre de réglisse entrant dans la composition.

Des résultats encourageants

Le directeur du service de Santé appréciait les avantages présentés par ce programme de quinquinisation :

- les élèves acceptaient les pilules sans répugnance. Celles-ci convenaient aux parents qui n’y trouvaient pas les inconvénients de la quinine ;

- la dépense, peu coûteuse, s’élevait à 25.000 francs pour la population scolaire au lieu d’un million. La quinisation de toute la population pouvait être assurée pour une somme modique ;

- l’extension des plantations de quinquina était prévue pour couvrir tous les besoins locaux et même des exportations dans d’autres colonies.
L’expérience porta sur quatre années et ses résultats contribuèrent à la réduction de l’absentéisme scolaire pour cause de paludisme. (...) Ces résultats, fort encourageants, satisfaisaient l’initiateur du projet, car les conséquences pour la colonie n’étaient pas négligeables. La lutte contre le paludisme par la quinquinisation libérait La Réunion de la dépendance extérieure et mettait des sommes considérables à la disposition de la colonie. En outre, elle contribuait à l’amélioration des conditions d’existence et du statut social des habitants. Le médecin déplorait toutefois l’absence de guérison réelle ou durable des maladies chez les hypoalimentés.

Félicitations du gouverneur

Cette initiative personnelle de Raymond Vergès lui valut les félicitations du gouverneur Court, satisfait des résultats du projet. Le chef de la colonie le considérait "comme un collaborateur précieux pour sa culture et son esprit de réalisation".
Par un arrêté de mars 1939, la création d’un laboratoire de fabrication de pilules de quinquina à La Réunion fut décidée. La structure se plaçait sous la direction du pharmacien-gestionnaire de la pharmacie d’approvisionnement et sous le contrôle direct du directeur du service de Santé et de l’Hygiène publique. Le laboratoire avait pour charge de diminuer les importations ; de fabriquer les pilules, teintures et extraits ; d’approvisionner toute l’île ; de collaborer avec le service des Eaux et Forêts pour l’extension de la culture du quinquina.
L’arrivée du matériel nécessaire au fonctionnement du laboratoire intervint en 1941. L’aménagement du bâtiment eut lieu sur la plate-forme servant de garage, située près du logement du receveur des PTT (rue de la Victoire) où les travaux furent effectués, permettant l’installation du matériel (broyeuse électrique).
L’intensification de la fabrication des pilules contribua à l’approvisionnement de toute l’île. Parallèlement à la prise de mesures contre le paludisme, Raymond Vergès entreprit un programme de réduction des autres maladies sévissant à La Réunion, l’épidémie de typhoïde, le mal vénérien (syphilis) (...).

Extraits du livre de Chantal Lauvernier “Raymond Vergès 1882 - 1957”
(les inter-titres sont de “Témoignages”)


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