Le Port, le 27 janvier 2006 : Discours du Président de La Région Réunion, Paul Vergès. 850 “emplois verts” réunis à la Halle des manifestations

’Unir ses forces pour gagner la bataille’

3 février 2006

"Je voudrais d’abord vous remercier d’être venus si nombreux. Étant donné la rapidité avec laquelle cette réunion a été organisée, nous comptions sur la présence d’environ une moitié des 850 “emplois verts”. Or, tout le monde est là et c’est une leçon à méditer : pourquoi et comment cette “brigade” a-t-elle répondu aussi massivement à notre appel ?
Par contraste avec ce que font d’autres, la réunion d’aujourd’hui montre que lorsqu’on demande un travail, ceux qui l’accompliront ne sont pas là pour obéir à des ordres sans comprendre. Les travailleurs sont des partenaires, des collaborateurs dignes de respect. Il s’agit donc d’expliquer, de faire prendre conscience de la situation.
En premier lieu, on peut se demander pourquoi la Région a décidé de participer à la lutte contre le chikungunya alors que cela ne relève pas de ses compétences et qu’elle ne dispose pas pour cela de budget spécial. La loi attribue cette tâche à l’État et au Conseil général. Devant la gravité de la situation, si la Région n’exerce pas là sa compétence, elle prend ses responsabilités.
Cette maladie, présente à La Réunion depuis environ un an, comporte plusieurs points négatifs. D’abord le nom de cette maladie nouvelle : ce terme de chikungunya n’est pas facile à prononcer et cette maladie est transmise par un moustique dont le nom est encore plus difficile. Mais les gens font l’expérience concrète de ce que c’est et ils en souffrent énormément. Certains souffrent quelques jours, d’autres plusieurs semaines et même plusieurs mois, devenant parfois grabataires. Or, à ces gens qui souffrent, les autorités répondent qu’il n’y a pas de médicament et qu’il faut prendre patience. Cette souffrance a touché et va toucher des dizaines de milliers de victimes.

Désarroi

Concernant l’appréciation de la situation, certains parlent de catastrophe, chiffres à l’appui, tandis que d’autres, à l’inverse, minimisent le problème. Depuis presque un an, la polémique remplit la presse, le courrier des lecteurs, Internet... Mais si cela permet d’exprimer son opinion, aucune polémique ne guérit du Chikungunya ! On a perdu du temps et le gâchis est considérable.
D’où le désarroi de la population qui a le sentiment que si cette maladie touchait la France, elle serait prise plus au sérieux. Je ne dis pas que cela correspond effectivement à l’attitude du gouvernement, mais c’est bien le sentiment des Réunionnais laissés sans information objective régulière. On constate que la population se sent abandonnée. La situation est donc extrêmement grave. Aujourd’hui, la population est résignée, demain elle sera peut-être révoltée. Komm di Kréol : "na in zour i apèl domin".

Catastrophe économique

Les conséquences sont très nombreuses. Rien qu’au Conseil Régional, déjà 22 cas ont été déclarés avec des absences allant parfois jusqu’à 10 ou 15 jours. Par ailleurs, tout le monde se prépare à la rentrée scolaire qui concerne des dizaines de milliers de jeunes. Compte tenu de la gravité de la situation, la rentrée vient d’être reportée. Mais ne pouvait-on pas prévoir cela plus tôt ? Ce report entraîne le gaspillage de dizaines de milliers de repas déjà préparés. Le fonctionnement même de l’administration est en cause. Et quand la rentrée aura effectivement lieu, combien d’élèves, combien d’enseignants, combien d’encadrants seront alors malades ?
L’économie est également touchée. Combien d’entreprises réunionnaises ne comportent que 2 ou 3 employés ? Plus de 90% ! On imagine les conséquences quand 1 ou 2 employés tombent malades. Les conditions du fonctionnement de l’économie sont donc menacées. S’y ajoute le coût de tous ces arrêts de travail supporté par la Sécurité sociale.
Autre secteur concerné, le tourisme. Quels résultats attendre de toutes ces campagnes de promotion de notre île avec son soleil, ses paysages et sa sécurité sanitaire alors que toute la presse en France évoque le chikungunya ? Qui va venir ici être victime de cette maladie ? Et quelles seront les conséquences sur l’emploi dans le secteur hôtelier en particulier ? Nous n’inventons rien, un exemple pris dans un journal régional “L’indépendant” illustre la situation : un couple habitant à Carcassonne a séjourné à La Réunion et les deux ont été victimes du chikungunya. À leur retour, ils ont raconté leur mésaventure dans la presse. Comme ce sont de braves gens, ils ont créé une association de lutte contre la maladie, mais ils n’ont évidemment pas invité les lecteurs à venir ici.
Sur le plan économique, cela peut devenir une véritable catastrophe. Or, pourquoi ne pas avoir réfléchi plus tôt à toutes ces conséquences et avoir laissé s’étendre la maladie ? C’est maintenant, un an après les premiers cas de maladie, que les premières mesures correspondant à l’ampleur et à la gravité de l’épidémie sont prises.

Faire plus et plus vite

Face à la situation actuelle et en regardant l’avenir, on peut affirmer que le plus mauvais moment n’est pas encore arrivé. L’épidémie prend de l’importance, en nombre et en gravité. Ce matin, le chiffre de 25.000 cas a été avancé et on annonce 30.000 assez rapidement pour 750.000 habitants. Cela équivaudrait pour la France à 1 million 500.000 ou 2 millions de malades. S’il y avait autant de malades en France, le gouvernement aurait bougé, diverses organisations auraient protesté. Mais ici, il a fallu atteindre ce niveau de gravité pour déclencher une véritable réaction. Or, plus le nombre de cas augmente, plus la contagion s’amplifie. Le danger est devant nous, il faut faire beaucoup plus et beaucoup plus vite.
C’est pourquoi, la semaine dernière, nous avons rencontré divers ministères à Paris et exprimé notre sentiment en demandant au gouvernement de prendre la situation au sérieux et de mettre au point un certain nombre de mesures. Nous avons proposé l’envoi ici de missions pour faire une évaluation de la situation et pour mener une recherche dans la mesure où cette maladie prend ici des aspects particuliers. Par exemple, on peut se demander quelles seront les conséquences sur le développement des enfants touchés par la méningo-encéphalite transmise pendant la grossesse. Nous avons demandé la participation de tout le monde et cela dans la concertation. En allant au-delà de nos compétences, nous avons décidé la participation à la lutte des “emplois verts”. L’ensemble de ces 850 “emplois verts” représente un effectif aussi important que les équipes réunies par l’État, la DRASS et le Conseil général. Par cet engagement, nous joignons l’acte à la parole et nous appliquons concrètement notre exigence de faire plus et plus vite.

Le soutien actif de la population

Participent à cette lutte, l’État à travers le service de la DRASS, l’armée, la Région, le Département, les communes, etc., mais nous n’atteindrons pas notre objectif si nous n’associons pas toutes les compétences. Sous une forme ou une autre, le partenariat est absolument nécessaire. En particulier, les personnels de santé, médecins, pharmaciens, infirmiers, ont exprimé récemment leur sentiment d’exclusion alors qu’ils sont au contact des malades dans toute l’île. Ils doivent être plus étroitement intégrés. De même en ce qui concerne les associations qui viennent de se créer pour lutter contre cette maladie. Nous devons rentrer dans la bataille tous ensemble et soutenir nos parlementaires : la sénatrice Gélita Hoarau et la députée Huguette Bello, que leur qualité de femmes a peut-être particulièrement sensibilisées au problème, sont intervenues à plusieurs reprises depuis de la début.
L’information est essentielle pour éviter la propagation de fausses rumeurs. Les autorités doivent alimenter régulièrement la presse et les divers médias d’informations pour permettre aux gens de comprendre le sens des décisions prises ; ainsi la population se sentira respectée parce qu’on fait appel à son intelligence.
Des travaux sont à entreprendre. Le plus urgent est la démoustication pour éliminer les moustiques et leurs larves, tout en sachant que les opérations sont à renouveler chaque semaine. Mais d’autres leçons sont à tirer pour les particuliers et les municipalités. Les décharges ne sont pas seulement inesthétiques, elles ont aussi un lien direct avec les malades puisque les moustiques y prolifèrent. Il faut donc éliminer de manière permanente les “décharges sauvages”.

Nouveaux métiers

Cette maladie entraîne de nouveaux besoins. Dans certaines familles, les malades sont immobilisés sur leur lit et ont besoin d’aide. Cela ouvre la voie à de nouveaux et vrais métiers. Par exemple, des aides-soignantes à domicile doivent être formées pour assurer ces soins auprès des personnes qui en ont besoin.
D’autres nouveaux métiers seront utiles. Ces derniers temps, tout le monde a vu ces sortes d’extra-terrestres qui diffusent partout des produits pour éliminer les moustiques. Or, c’est toute La Réunion qui va être ainsi arrosée de produits toxiques, qui ne tueront pas seulement les moustiques mais également d’autres insectes. Par exemple, que va devenir notre gèp péi ? Qu’adviendra-t-il de notre riche biodiversité ? Pour faire face à ce nouveau problème, et compte tenu de son ampleur, la formation de personnes compétentes est décisive. Nous ne devons pas nous limiter au présent. Nous avons rencontré récemment la mission composée du directeur général de la Santé publique, M. Didier Houssin, du directeur de l’Institut de veille sanitaire, M. Gilles Brücker, et du directeur des Affaires politiques et financières du ministère de l’Outre-mer, M. Richard Samuel. Nous avons insisté auprès d’eux sur la nécessité d’anticiper. Cette lutte prendra au minimum un an. En conséquence, il faut préparer et former les personnes aux tâches de démoustication, mais aussi aux nouveaux métiers, métiers sociaux de soutien aux personnes âgées et aux malades, métiers liés à la protection de l’environnement.
D’un aspect négatif peuvent être tirées des leçons pour que les gens soient prêts à maîtriser ces nouveaux services dans la durée. Il faut créer à La Réunion un grand service de prophylaxie. Il y a 40 ans le paludisme a été éliminé, mais, aujourd’hui il faut éradiquer le chikungunya. Avec qui ? Eh bien avec vous ! Et puisque ce service est permanent, on peut en finir avec la précarité de l’emploi. En même temps que nous accomplissons les tâches immédiates, il faut préparer l’avenir pour les travailleurs grâce à la formation et l’introduction de métiers permanents. La lutte contre l’épidémie pourrait ainsi permettre d’assurer l’insertion des travailleurs et mettre fin à ces contrats précaires, CIA, CES, CAE, qui provoquent régulièrement des inquiétudes quant à leur renouvellement. C’est la bataille pour l’insertion qu’il faut faire progresser.

Rechercher les causes et les effets

En même temps, notre expérience ne doit pas être faite seulement de l’inquiétude et de la souffrance des uns et des autres, mais permettre de dégager des enseignements. Le Dr Catherine Gaud soulignait que cette maladie a des conséquences qu’on n’a vues nulle part ailleurs. Personne n’a “jeté un sort” sur La Réunion... Il faut donc que des chercheurs viennent étudier les causes de cette maladie soudaine et les raisons de son extension rapide. Y a-t-il une responsabilité humaine ? Les autorités ont-elles trop tardé à intervenir ? Si, dès le départ, des mesures avaient été prises, l’éradication de la maladie eût été sans doute plus facile. Si les autorités avaient alors réagi comme elles le font actuellement, on n’aurait pas connu cela.
Il s’agit donc de relever les erreurs commises. L’heure n’est pas à la polémique ni à la désignation de coupables. Pendant qu’on se dispute, le moustique pique tout le monde. Tirons donc les leçons que le moustique nous donne ! Tout le monde étant concerné, tout le monde doit prendre ses responsabilités. Mais la gravité de la situation et l’urgence d’intervenir ne doivent pas nous faire oublier les erreurs commises ni les responsabilités vis-à-vis de toute la population. Outre le bilan des erreurs, il faudra étudier les causes de cette maladie, ses aspects nouveaux constatés seulement à La Réunion, en particulier ses effets sur le cerveau et sur le cœur. C’est pourquoi nous avons demandé au Premier ministre des missions d’évaluation de haut niveau, dont l’une est déjà là. Les chercheurs spécialisés de l’Institut Pasteur, de l’INSERM (Institut national de santé et de recherche médicale), de l’IRD (Institut de recherche pour le développement) auront à dégager de notre expérience les moyens d’éviter ce type de maladie et de mettre au point des médicaments adéquats. Le Dr Catherine Gaud a évoqué l’existence d’un vaccin utilisé par l’armée américaine mais non commercialisé. Nous avons envoyé un courrier en urgence au Premier ministre pour voir si ce vaccin peut nous aider dans la lutte contre le chikungunya.

Respect et responsabilité

En même temps que nous demandons au gouvernement de prendre ses responsabilités, nous devons montrer sur le terrain que nous aussi nous sommes capables de prendre les nôtres. Nous devons mettre tout le monde ensemble et faire preuve d’esprit de responsabilité. Il faut respecter notre partenaire, que ce soit l’État, que ce soit le Conseil général, que ce soit les mairies, les associations, les médecins. Nous respectons nos partenaires dans la discussion, et nous voulons être nous-mêmes respectés. Nous ne sommes pas là pour mettre à disposition 850 personnes dont on pourrait faire ce qu’on veut. Nous avons reçu la demande d’un élu, la presse s’en est fait l’écho. Il demandait l’envoi immédiat de 20 à 30 emplois verts dont il a besoin. Nous ne concevons pas les choses ainsi. On n’a pas “d’engagés” à distribuer de la sorte ! C’est dans la concertation entre partenaires et avec les “emplois verts” que nous devons voir ce qu’il faut faire. Nous sommes égaux et vous connaissez notre vieux mot d’ordre : "nou lé pa plis, nou lé pa moins, respek anou". Nous respectons le gouvernement, le Conseil général, les mairies, tout le monde. Les autres doivent également nous respecter. Il faut élever le niveau des gens en informant la population. Il n’est pas étonnant que des personnes accusent les autorités, si ces dernières ne les informent pas suffisamment. La population de La Réunion doit être traitée comme une population de majeurs, capable de comprendre et sans l’appui de laquelle on ne parviendra pas à gagner la bataille. Le soutien de la population est une condition décisive pour remporter notre victoire. Ce que nous faisons là est important aussi pour nos voisins qui peuvent être touchés. Il y a déjà quelques cas en France. Donc ce qui est fait ici doit servir à éviter de reproduire les mêmes erreurs et à susciter la mise en œuvre de moyens analogues.
Enfin, si nous vous avons réunis aujourd’hui, c’est pour exposer l’importance de votre mission. Une population de 750.000 habitants est menacée d’être frappée par la maladie, de connaître inquiétudes et souffrances. Pour les éviter ou les réduire, partout, des Réunionnais et des Réunionnaises entrent dans la bataille. Vous devez avoir un grand sens des responsabilités dans vos tâches et à tous les niveaux chacun doit être respecté pour le travail accompli. C’est l’efficacité de ce travail qui permettra d’arrêter l’épidémie. La Réunion n’a pas été souvent menacée par une épidémie semblable touchant tous nos compatriotes. Durant cette année de travail concernant tout le monde, il faut réfléchir à la formation de nouveaux métiers pour trouver peut-être une nouvelle chance d’insertion permanente dans la société réunionnaise. L’enjeu pour vous est important car c’est votre avenir personnel qui est concerné en même temps que celui de La Réunion. C’est pourquoi je vous remercie d’être venus si nombreux. Le premier acte à faire était de vous informer pour que vous rentriez dans la bataille, conscients et responsables.


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