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La base stratégique américaine de Diego Garcia : la prorogation du bail jusqu’au 30 décembre 2036 et ses conséquences - 1-

Libre opinion d’André Oraison, Professeur des Universités, juriste et politologue

vendredi 22 février 2019, par André Oraison


Consenti aux États-Unis par la Grande-Bretagne pour 50 ans en vertu d’un traité conclu le 30 décembre 1966 afin de protéger les « routes des hydrocarbures » dans l’océan Indien, le bail stratégique sur Diego Garcia – l’île principale des Chagos – a été prorogé pour 20 ans. Mais la décision visant à maintenir les Américains dans une zone conflictuelle n’est pas surprenante. Les observateurs prédisaient que le bail serait reconduit le 30 décembre 2016. Plusieurs indices militaient en faveur de cette thèse.


L’île de Diego Garcia sur laquelle se situe la base américaine (en haut à gauche).

D’abord, les anglo-américains n’ont jamais songé à remettre en cause leur présence à Diego Garcia entre le 30 décembre 2014 – date à laquelle le bail pouvait être dénoncé par l’une ou l’autre des Parties – et le 30 décembre 2016, date d’expiration du bail initial. Leur position paraît logique : selon une enquête du Financial Times publiée en 2015, les Américains auraient dépensé plus de 3 milliards de dollars pour la création et la modernisation de la base de Diego Garcia. « Marchepied vers la Liberté », « Nouvel Okinawa » : les formules ne manquent pas pour qualifier la base édifiée par les Américains dans la décennie « 70 » et, par la suite, agrandie et modernisée. Diego Garcia abrite l’une des plus grandes bases militaires américaines à l’extérieur du territoire national des États-Unis. Cette base a accueilli en 1990/1991 une armada d’avions et de navires de guerre lors de l’opération « Tempête du désert » décidée par les Nations Unies et dirigée avec succès contre l’Irak du président Saddam Hussein dont l’armée venait de s’emparer du Koweït, au mépris du droit international. Avec l’aval de l’ONU, cette armada a encore été présente à Diego Garcia en 2001/2002 et, de nouveau, efficace lors de l’opération « Liberté immuable » engagée contre les talibans d’Afghanistan et les fondamentalistes islamistes qui opèrent dans la mouvance d’Al-Qaïda, après les actions terroristes dirigées le 11 septembre 2001 par Oussama Ben Laden contre les intérêts américains à New York et à Washington.
Ensuite, compte tenu de la situation qui prévalait en 2016 au Proche-Orient où perdure depuis 1948 le conflit israélo-palestinien, en Asie centrale où l’Iran est perçu comme un danger par les États de la péninsule Arabique bien qu’il ait officiellement renoncé à l’arme nucléaire en 2015, à la Corne de l’Afrique déstabilisée par la guerre au Yémen et la piraterie maritime qui compromet la liberté de navigation dans l’océan Indien occidental, en Irak dont le territoire a été illégalement occupé par les États-Unis de 2003 à 2011 et où la sécurité n’a pas été rétablie à l’intérieur d’un pays encore menacé, en 2016, par l’organisation terroriste sunnite Daesh et en Afghanistan où le régime de Kaboul est inquiété par les djihadistes en dépit de l’annonce par le président Barack Obama en 2014 d’un calendrier pour le retrait de l’armée américaine du territoire afghan qui devait être achevé en 2016 mais ne l’est toujours pas, tous les spécialistes en géostratégie étaient convaincus que le bail initial accordé pour 50 ans aux États-Unis sur l’atoll de Diego Garcia serait prorogé jusqu’au 30 décembre 2036.
Enfin, les anglo-américains ont eux-mêmes manifesté leur intention de rester à Diego Garcia au-delà du 30 décembre 2016. Dans une déclaration à la Chambre des Communes, le 16 novembre 2016, la ministre d’État britannique au Développement international a indiqué que son Gouvernement refusait le retour des Chagossiens dans leur pays d’origine pour des raisons se rapportant à « la défense et la sécurité ». Joyce Anelay avait précisé que le bail consenti au profit des Américains serait « tacitement » prorogé le 30 décembre 2016 – c’est-à-dire sans modification de son contenu – alors même qu’un Comité de députés, le Foreign Affairs Committee, avait souhaité en 2014 que, dans l’hypothèse d’une reconduction du bail, une clause soit insérée dans l’accord initial pour obliger les États-Unis à demander le feu vert de la Grande-Bretagne avant d’engager des opérations militaires à partir de Diego Garcia.

I.- Le processus juridique de création de la base stratégique de Diego Garcia.

Dans un contexte de rivalité Est-Ouest, un accord politique anglo-américain est conclu en 1961 par le Premier ministre britannique Harold Macmillan et le Président américain John Fitzgerald Kennedy : celui-ci s’engage à installer une base militaire dans l’océan Indien pour y défendre les intérêts de l’Occident à condition que le territoire anglais retenu pour l’abriter échappe au processus de décolonisation et que sa population en soit évacuée. Suite à cet accord, la Grande-Bretagne a institué le British Indian Ocean Territory (BIOT). Le décret-loi du 8 novembre 1965 incluait dans cette colonie l’archipel mauricien des Chagos situé au cœur de l’océan Indien et trois îlots seychellois ancrés dans sa partie occidentale : Aldabra, Desroches et Farquhar. D’emblée, la création d’une nouvelle colonie britannique en 1965 a inquiété les États riverains qui, pour la plupart, ont élevé des protestations. Depuis la rétrocession d’Aldabra, Desroches et Farquhar à la République des Seychelles le 29 juin 1976, le jour de son accession à l’indépendance, cette colonie se réduit désormais aux seules îles Chagos dont les habitants ont été « déplacés » entre 1967 et 1973 : pour la plupart vers Maurice, dans des circonstances condamnables, tandis qu’un petit nombre était dirigé de la même manière vers les Seychelles. Au plan juridique, l’opération visant à militariser Diego Garcia a été réalisée en trois étapes : chacune d’entre elles a été ponctuée par un accord anglo-américain conclu à Londres et entré en vigueur le jour même.

A) Le traité du 30 décembre 1966 portant cession à bail des îles Chagos.
Ce traité donne le « coup d’envoi » de la rivalité américano-soviétique dans l’océan Indien : il a pour objet de rendre disponibles à des fins militaires les îles Chagos dans son article 11, ainsi rédigé : « Le Gouvernement des États-Unis et le Gouvernement du Royaume-Uni prévoient que les îles resteront disponibles pendant un laps de temps indéterminé afin de répondre aux besoins éventuels des deux Gouvernements en matière de défense. En conséquence, après une période initiale de 50 ans, le présent Accord demeurera en vigueur pendant une période supplémentaire de 20 ans, à moins qu’un des deux Gouvernements, deux ans au plus avant la fin de la période initiale, notifie à l’autre sa décision d’y mettre fin, auquel cas le présent Accord expirera deux ans après la date de cette notification ». Ce bail consenti aux États-Unis a été prorogé le 30 décembre 2016 pour une période additionnelle de 20 ans.

B) Le traité du 24 octobre 1972 portant création d’un centre commun de communications navales à Diego Garcia.
Lorsque les États-Unis ont obtenu la cession à bail des îles Chagos, l’Union soviétique a renforcé sa présence dans l’océan Indien. Mais cette riposte prévisible a aussitôt provoqué une surenchère de la part des Occidentaux qui ont annoncé leur intention de signer un nouvel accord en vue d’installer une « station de communications par satellite » à Diego Garcia. Conclu le 24 octobre 1972, ce traité a vocation à rester en vigueur aussi longtemps que le traité initial du 30 décembre 1966, lui-même prorogé jusqu’au 30 décembre 2036. Les caractéristiques physiques de Diego Garcia ont été décisives lorsque les Américains ont voulu ériger un « centre commun de communications navales » dans cet espace maritime : d’abord, Diego Garcia est la plus vaste des îles Chagos avec une superficie de 45 kilomètres carrés. Par ailleurs, la couronne récifale de cet atoll abrite un immense lagon interne dont la largeur peut atteindre 10 kilomètres et la profondeur 31 mètres. Le traité du 24 octobre 1972 précise que la construction de la station de communication est prévue dans la zone occidentale de l’atoll. A contrario, la zone orientale de Diego Garcia et les autres îles Chagos ne sont pas visées par l’accord de 1972.

C) Le traité du 25 février 1976 portant création d’une base militaire à Diego Garcia.
La signature du traité de 1972 avait aussitôt provoqué un renforcement de la présence des Soviétiques dans l’océan Indien, considéré par leurs dirigeants comme une voie de transit naturelle entre les ports ukrainiens de la mer Noire et ceux de la Sibérie russe. Mais l’Union soviétique n’a jamais disposé dans l’océan Indien d’une station analogue à celle installée à Diego Garcia par les États-Unis. Désireux néanmoins de renforcer les liens qu’ils ont noués avec les pays riverains, les Soviétiques ont obtenu des « facilités de mouillage » pour leurs navires de guerre dans plusieurs ports de la région, notamment à Bombay et Madras en Inde et Aden au Sud-Yémen. Jusqu’à l’implosion de l’URSS en 1991, les mouvements de l’US Navy dans l’océan Indien n’ont pu échapper à la surveillance d’une flotte soviétique composée d’une quinzaine de bâtiments de surface. En réplique, la Grande-Bretagne a révélé, dès le 5 février 1974, que les puissances anglo-américains allaient conclure un accord visant à créer à Diego Garcia une véritable base militaire afin « de faire contrepoids aux activités soviétiques croissantes dans l’océan Indien ». Se substituant au traité du 24 octobre 1972, un nouveau traité anglo-américain est effectivement signé à Londres le 25 février 1976.
Diego Garcia a été érigé au rang de complexe ultramoderne et polyvalent, probablement destiné à servir au-delà de la nouvelle date butoir du 30 décembre 2036. Appliquée aux patrouilleurs maritimes à long rayon d’action de l’US Navy, la technique de ravitaillement en vol permet, à partir de cet atoll, d’observer tout le trafic aérien et maritime dans l’océan Indien. Philippe Leymarie note – dès 1976 – que cet îlot présente des « avantages exceptionnels » pour les Américains dans la mesure où « les avions n’ont à redouter, au départ de Diego Garcia, ni cyclones ni vents trop forts, fréquents dans d’autres parties de l’océan ». Un autre atout de Diego Garcia, c’est son isolement : ses abords sont interdits après que les Chagossiens – 1 400 personnes réparties en 426 familles – aient été expulsés entre 1967 et 1973. Dans l’océan Indien, les États-Unis disposent encore de la Ve flotte dont le quartier général est fixé à Bahreïn et de plusieurs « bases ricochets » au Proche-Orient, à la corne de l’Afrique et en Australie.

(à suivre)

André Oraison


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