Tribune libre d’André Oraison, Professeur des Universités, Juriste et Politologue

La résilience des esclaves abandonnés sur le récif de Tromelin

24 janvier 2022, par André Oraison

Pour bien se rendre compte de la pugnacité des esclaves abandonnés pendant 15 ans sur un îlot qui porte aujourd’hui le nom de Tromelin, il est d’emblée utile de connaître cette terre aux plans physique et historique.

Campagne de fouilles archéologiques à l’île de Tromelin.

Isolé dans le bassin sud-ouest de l’océan Indien, à 450 kilomètres de la côte orientale de Madagascar et à 560 kilomètres dans le nord-ouest de La Réunion, le récif de Tromelin est une île d’origine volcanique qui culmine à 7 mètres à peine au-dessus des flots. Entouré de fonds abrupts de l’ordre de 4 000 mètres, cet écueil de forme ovoïde a une superficie dérisoire : un km2 de terre émergée. Parce qu’il est situé à l’écart des principales lignes de navigation dans l’espace indianocéanique, il n’a été aperçu et identifié que tardivement par la France. Accompagnée chaque fois d’une descente à terre – les deux premières étant accidentelles (en 1761 et en 1775) et la troisième volontaire et réussie (en 1776) – de la part de navigateurs embarqués sur des navires arborant le pavillon du Roi de France, la prise de possession de ce « résidu d’Empire colonial » a en fait été réalisée en trois étapes, dont la seconde fut tragique.

D’abord, le récif de Tromelin a été « reconnu » de manière fortuite pour la première fois en fin d’après-midi du mardi 11 août 1722 (vers 17 heures) par le vaisseau la « Diane », un navire de la Compagnie française des Indes orientales commandé par le capitaine Briand de La Feuillée, lors d’un périple de Saint-Paul (île de La Réunion alors connue sous le nom d’île Bourbon) vers les Indes, sans qu’il y ait eu descente à terre et prise de possession officielle au nom du Roi de France. Il est vrai aussi que cet îlot sans relief est loin d’être accueillant : il est ceinturé par une barrière d’écueils coralliens qui sont extrêmement dangereux pour la navigation et rendent son accès toujours aléatoire. À ce sujet, une autre précision s’impose au plan juridique. Comme ce fut le cas pour la plupart des territoires insulaires, exigus, inhospitaliers et désertiques de l’océan Indien et conformément au droit international coutumier en vigueur à l’époque de sa découverte, le récif de Tromelin – qui reçut le nom d’Isle de Sable (Sandy Island) en raison de ses plages de sable blanc – ne fut pas expressément annexé par la France le 11 août 1722.

I. Le naufrage de la flute l’« Utile » sur le récif de Tromelin le 31 juillet 1761

Quelque 39 ans plus tard, dans la soirée du vendredi 31 juillet 1761 (vers 22 heures), après avoir été sans doute trompée par les courants et les vents, généralement très forts dans cette partie de l’océan en cette période de l’année (hiver austral), la flûte française l’« Utile », placée sous les ordres du capitaine Jean de Lafargue, heurta les brisants de la côte nord-ouest du récif (l’ancre du navire y est encore visible à marée basse) alors qu’elle se rendait de Madagascar, où elle avait pris en fraude une « cargaison » de quelque 160 esclaves (hommes, femmes et enfants), à l’île de France (l’actuelle île Maurice). Dans le naufrage du vaisseau de commerce – devenu pour la circonstance « navire négrier » – qui appartenait également à la Compagnie française des Indes orientales et qui transportait environ 300 personnes, 21 marins ou passagers et 72 esclaves périrent noyés. Mais le reste de l’équipage et des esclaves parvint à se réfugier sur l’îlot [1].

Au nombre de 123, les rescapés blancs de l’équipage construisirent en 57 jours une embarcation de fortune avec les planches et autres matériaux récupérés sur les débris de l’« Utile », rejetés sur la plage. Le dimanche 27 septembre 1761, ils s’embarquèrent sur cette embarcation – baptisée pour la circonstance la « Providence » – et rejoignirent Foulpointe (une localité de la côte orientale de Madagascar) après une traversée rapide de quatre jours (grâce aux vents alizés qui soufflent d’ouest en est pendant la majeure partie de l’année), puis l’île de France, après avoir laissé aux esclaves l’équivalent de trois mois de vivres et promis qu’on les enverrait chercher le plus tôt possible. Mais ces derniers – du moins les rares survivants – durent attendre plus de 15 ans.

Trois premières tentatives de sauvetage des naufragés de l’« Utile » ont été entreprises par le Gouverneur français en poste à l’île Maurice et l’Intendant de Port-Louis. Mais elles furent tardives, infructueuses et périlleuses. Certes, au cours de la première, la corvette française la « Sauterelle » réussit, en août 1775, à mettre à l’eau un canot de sauvetage avec deux hommes à bord pour tenter de gagner le rivage inhospitalier de Tromelin et récupérer les naufragés. Mais alors qu’ils se trouvaient tout près du rivage, une houle particulièrement forte et soudaine fit chavirer le canot : l’un des deux marins réussit à regagner le bateau à la nage tandis que l’autre, qui avait été projeté sur le récif, fut à son tour abandonné et subit le même sort que les esclaves.

II. Le sauvetage des esclaves par la corvette la « Dauphine » le 29 novembre 1776

C’est en fait la quatrième tentative qui sera couronnée de succès. Le vendredi 29 novembre 1776, Jacques Marie Boudin de la Nuguy de Tromelin, enseigne de vaisseaux du Roi de France, commandant la corvette la « Dauphine », réussit à débarquer sur l’Isle de Sable à laquelle l’Histoire devait, par la suite, donner son nom définitif. Il avait trouvé, dans la partie nord-est, un étroit « passage » permettant à des canots de sauvetage d’accéder par temps relativement calme – c’est-à-dire en fait rarement – au seul point abordable du dangereux écueil. Il ramena aussitôt à l’île de France les survivants du naufrage de l’« Utile ». Pour être complet au sujet de ce sauvetage, voici une autre précision : dans un « mémoire apologétique », d’une centaine de pages publié en 1790 et adressé au ministre de la Marine qui l’avait radié des cadres à titre de sanction pour cause de désobéissance au combat en 1782, nous avons pu personnellement constater que Jacques Marie Boudin de la Nuguy de Tromelin – par manque d’intérêt, modestie ou oubli – ne fait pas allusion à l’épisode pourtant réussi du sauvetage réalisé sur l’îlot le 29 novembre 1776.

Mais il est vrai aussi que le résultat du sauvetage est plutôt faible au plan humain, si l’on peut s’exprimer ainsi. Sur quelque 80 esclaves qui avaient pu trouver refuge sur le récif en 1761, au moment du naufrage de l’« Utile », seulement sept femmes et un bébé de huit mois – qui, pour la circonstance, sera baptisé à Port-Louis Jacques Moyse (Moïse), le dimanche 15 décembre 1776 – avaient survécu sur cet écueil étriqué de 1 700 mètres de long et 700 mètres dans sa plus grande largeur et soumis à un climat de type tropical maritime. Encore faut-il ajouter que ledit écueil est dépourvu d’arbres et d’eau douce, qu’il est brûlé le plus souvent par le soleil et qu’il est balayé chaque année pendant l’été austral par les tempêtes et les cyclones. Sans contredit, l’issue heureuse de ce petit groupe humain dans un environnement défavorable relève du miracle.

En vérité, les infortunés naufragés de Tromelin nous donnent une belle leçon de ténacité. Ils ont fait preuve de résilience en mettant en pratique un principe immarcescible : « l’espoir au cœur humain doit toujours rester vivace ». D’abord, ils ont pu survivre en buvant, pendant 15 ans, l’eau saumâtre d’un puits creusé à plus de cinq mètres de profondeur par l’équipage blanc et en se nourrissant de plantes comme le pourpier et la patate à Durand, mais surtout de la chair des oiseaux de mer (sternes fuligineuses) et des tortues marines de l’espèce chelonia mydas, qui viennent régulièrement pondre et déposer leurs œufs sur la plage.

Les archéologues Max Guérout et Thomas Romon soulignent que les naufragés n’ont jamais manqué d’ingéniosité [2]. Afin de se vêtir, de se reposer ou de dormir, les femmes ont notamment utilisé des plumes d’oiseaux marins pour en faire des pagnes et des couvertures. Pour se protéger du soleil, du vent, des pluies et des cyclones, les hommes ont construit dans la partie la plus élevée du récif de petits abris de fortune avec des « moellons de corail », grâce aux outils abandonnés après le départ de l’équipage blanc : notamment des clous de grande taille, des couteaux, des haches, des hameçons pour la pêche, des marteaux, des pics, des récipients et des tisonniers. Pour faire cuire la chair des oiseaux et des tortues marines, les survivantes du naufrage ont affirmé avoir conservé l’usage du feu pendant 15 ans après le départ de l’équipage blanc, probablement grâce à la pratique du « briquet à pierre » ou du « chien de fusil à silex » qui leur aurait été enseignée par les marins français (avant leur départ pour Foulpointe) [3] et en récupérant les bois de charpente provenant de l’épave de l’« Utile ».

Conduits à l’île Maurice, le samedi 14 décembre 1776, les rescapés – tous en très mauvais état physique et physiologique – ne furent pas affranchis. Max Guérout et Thomas Romon précisent qu’ils ont été « déclarés libres » car ils avaient été achetés « en fraude » à Madagascar et ne pouvaient donc pas être « considérés par l’administration comme étant des esclaves » [4]. Telle est l’histoire des Malgaches abandonnés sur le récif de Tromelin et de leur sauvetage, plus de 15 ans après le naufrage d’un navire qui devait les emmener comme esclaves aux îles Mascareignes.

III. Réflexions terminales sur le statut administratif du récif de Tromelin

D’abord, au plan interne français, le récif de Tromelin a été rattaché, en droit, avec les îles Éparses du canal de Mozambique (Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India) à une collectivité territoriale dotée d’un statut sui generis depuis l’entrée en vigueur de la loi du 21 février 2007 : les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) [5]. De surcroît, en vertu d’un arrêté édicté dès le 23 février 2007, ces îlots forment désormais le cinquième district des TAAF.

Ensuite, au plan international, depuis le 2 avril 1976, le Gouvernement de Port-Louis revendique le récif de Tromelin et son immense zone économique exclusive de 280 000 kilomètres carrés, riche en ressources halieutiques et en nodules polymétalliques [6]. À ce jour, le différend franco-mauricien, qui relève autant du droit international public que du droit constitutionnel français – deux disciplines juridiques à bien des égards contradictoires – n’est toujours pas résolu et ne le sera très probablement jamais.

Néanmoins, afin de rapprocher des points de vue opposés entre deux États amis et voisins dans l’espace indianocéanique, un accord-cadre transactionnel franco-mauricien a été signé à Port-Louis le 7 juin 2010 pour mettre en œuvre une gestion commune du récif et de ses espaces maritimes environnants, au triple plan économique, environnemental et scientifique7. Mais à ce jour, cet engagement international – un traité conclu pour une période de cinq ans et renouvelable par tacite reconduction – n’est toujours pas entré en vigueur, faute d’une ratification par le Parlement français. Autant dire que la question de la cogestion franco-mauricienne du récif de Tromelin est au point mort en 2022 et risque fort bien de le rester encore pendant très longtemps.

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