Sciences politiques
Lettre ouverte à Ericka Bareigts au sujet de la mise en œuvre de l’égalité réelle à La Réunion
Libre opinion
/ 29 février 2016
André Oraison, Professeur des Universités, juriste et politologue, adresse une lettre ouverte à la nouvelle secrétaire d’État à l’Égalité réelle, Ericka Bareigts.
André Oraison, Professeur des Universités, juriste et politologue, adresse une lettre ouverte à la nouvelle secrétaire d’État à l’Égalité réelle, Ericka Bareigts.
- Le Professeur André Oraison.
Nous savons tous - Madame Ericka Bareigts - que le principe d’égalité, au sens formel, remonte à la Révolution de 1789 et qu’il a, par la suite, survécu à tous les régimes politiques. Il est énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Après avoir décrété dans son article 1er que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », son article 6 surenchérit : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Le principe d’égalité apparaît également dans le Préambule de la Constitution de la IVe République dont l’alinéa 5 dispose de manière péremptoire : « Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ». Le principe apparaît enfin dans l’article 1er de la Constitution de Ve République, ainsi rédigé : « La France… assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Quant à l’article 2 de la Constitution, il rappelle - si besoin était - que « La devise de la République est Liberté, Égalité, Fraternité ».
À la suite de ce rappel historique, le professeur Michel Borgetto peut affirmer, sans risque d’être démenti, que le principe constitutionnel d’égalité est « l’une des pierres angulaires - pour ne pas dire la véritable colonne vertébrale - du droit public français ». De même, le professeur Jean-Marie Pontier ne se trompe pas lorsqu’il présente le principe républicain d’égalité comme « l’un des principes les plus profondément ancrés dans la conscience politique des Français ». Est-il besoin de préciser que ce principe est reconnu non seulement dans les collectivités territoriales métropolitaines mais aussi - avec la même intensité - dans les départements d’outre-mer (DOM) depuis le vote de la loi de décolonisation du 19 mars 1946 dont nous allons bientôt célébrer le soixante et dixième anniversaire ?
À ce sujet, vous savez également - Madame la secrétaire d’État à l’égalité réelle - que le logiciel égalitariste de la départementalisation a été conçu au lendemain immédiat de la Libération dans les vieilles colonies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion. Ce logiciel a plus précisément été adopté par les populations locales, quasi-unamines, sous l’impulsion clairvoyante de cinq parlementaires ultra-marins progressistes - Gaston Monnerville en Guyane, Léopold Bissol et Aimé Césaire en Martinique, Léon de Lépervanche et Raymond Vergès à La Réunion - avant d’être consacré, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale constituante dans la loi de décolonisation du 19 mars 1946 ou, « mieux » loi « d’égalisation », selon la formule beaucoup plus juste du poète et député-maire de Fort-de-France Aimé Césaire, alors rapporteur des trois propositions de loi « tendant au classement comme départements français » des « quatre vieilles » à la Commission des territoires d’outre-mer.
Après l’étape cruciale de la liberté obtenue avec la suppression de l’esclavage le 20 décembre 1848, la loi du 19 mars 1946 marque une autre étape majeure : celle de l’égalité juridique entre Domiens et Métropolitains. Dès lors, ne pourriez-vous pas chère Ericka Bareigts - suite à la proposition de loi déposée par le sénateur communiste Paul Vergès - convaincre le Gouvernement de « rendre férié le jour anniversaire de la départementalisation, le 19 mars 1946 » au même titre que le 20 décembre 1848, lui-même effectivement célébré comme jour férié et chômé depuis le 20 décembre 1983 ?
Ces remarques générales étant faites, vous n’êtes pas dupe Ericka Bareigts car vous savez bien que « l’égalité formelle » ou égalité en droit ne coïncide pas avec « l’égalité réelle » ou égalité effective. À cet égard, vous êtes sur la même longueur d’onde qu’Alain Supiot lorsque ce professeur du droit du travail et de la sécurité sociale s’exprime en des termes particulièrement bien frappés : « C’est l’un des enseignements de l’histoire du principe d’égalité qu’il ne suffit pas de le proclamer pour qu’il existe. C’est seulement lorsque l’on cesse de considérer les individus et les peuples comme des entités abstraites et qu’on tient compte de ce qu’ils sont humainement qu’on donne corps à l’égalité ».
De fait, l’affirmation réitérée du principe d’égalité depuis la Déclaration de 1789 n’a pas empêché les inégalités de se creuser entre les individus au triple plan économique, social et culturel. Ce constat peut être fait non seulement dans l’Hexagone mais plus encore dans les collectivités territoriales ultramarines et notamment dans les départements et régions d’outre-mer (DROM). Ces inégalités sont aujourd’hui de plus en plus tangibles pour ne pas dire choquantes. Que faire alors dans le cadre de la République française pour les réduire, sinon les faire disparaître ? Comment mettre en œuvre ce que vous appelez l’égalité réelle ? Comment prétendre la réaliser en 20 ans alors même que les efforts déjà accomplis depuis la Déclaration de 1789 n’ont pas donnés les résultats escomptés ? En vérité, la mission qui vous a été confiée le 10 février 2016 est immense pour ne pas dire herculéenne quand on envisage notamment l’avenir des Outre-mer et tout particulièrement celui de La Réunion. L’œuvre à entreprendre est d’autant plus ardue qu’elle risque fort de se heurter à des obstacles importants de tous ordres.
Un tableau récapitulatif démontre qu’on est bien loin de l’égalité réelle à La Réunion. Il faut d’abord noter un pourcentage trois fois plus important de chômeurs à La Réunion qu’en Métropole : 180 000 Réunionnais sont inscrits à Pôle emploi, soit environ 30 % de la population en âge de travailler et près de 60 % des jeunes actifs de moins de 25 ans. Plus de 42 % de la population vit aujourd’hui au-dessous du seuil de pauvreté, avec moins de 980 euros mensuels pour une personne seule. Il y a une pénurie de 25 000 logements sociaux et 120 000 personnes sont illettrées. Il faut également mentionner la faiblesse des salaires du secteur privé, alors même que les fonctionnaires de l’État bénéficient d’une surrémunération de 53 % par rapport à leurs collègues métropolitains. Il y a enfin le coût de l’existence qui ne cesse de progresser : la vie est globalement 40 % plus chère ici que dans l’Hexagone. Les prix de certains produits de consommation courante vendus dans les grandes surfaces y sont même, en moyenne, 60 % plus élevés à La Réunion qu’en Métropole. Cependant, la dégradation du pouvoir d’achat de la population locale ne s’explique pas seulement par la fiscalité et l’insularité. En dépit du vote de la loi du 19 mars 1946 qui correspond - en droit - à la décolonisation de l’île, le département français des Mascareignes demeure - dans les faits - une terre bardée d’oligopoles commerciaux de plus en plus insupportables, notamment dans le domaine de l’importation des pièces détachées, achetées par les automobilistes, ainsi que dans le domaine ultra sensible de la grande distribution où les marges bénéficiaires sont, depuis longtemps et pour la plupart, considérées comme arbitraires et excessives.
Décrire la situation présente, c’est aussi laisser entrevoir les milles et une réformes qui s’imposent pour rattraper les retards grandissants des Outre-mer par rapport à la Métropole et tendre vers l’égalité réelle dans les DROM en général et à La Réunion en particulier : combattre la vie chère, faire baisser de manière substantielle le taux du chômage, traquer les fraudeurs qui échappent à l’impôt sur le revenu, revoir la politique du logement, mettre en œuvre une vraie continuité territoriale entre les DROM et la Métropole, éradiquer l’illettrisme, revaloriser les retraites du monde agricole, supprimer la prime de vie chère des fonctionnaires en poste dans les Outre-mer. Cette liste n’a pas la prétention d’être exhaustive et les résultats ne sont pas acquis d’avance. Mais au préalable, je suis convaincu - chère Ericka Bareigts - qu’une réforme structurelle « à plusieurs facettes » s’impose à La Réunion pour mettre en priorité notre pays à égalité de chance au plan juridique avec les autres DROM.
1) Vous savez fort bien qu’en application de l’article 62 de la loi d’orientation pour l’outre-mer (LOOM), une structure appropriée a été créée dans les régions d’outre-mer comprenant un seul département : il s’agit du « congrès des élus départementaux et régionaux composé des conseillers généraux et des conseillers régionaux » et habilité pour délibérer sur « toute proposition d’évolution institutionnelle ». Par la suite, cette institution a été mise à contribution en Guyane, en Guadeloupe et à la Martinique et - dans les trois cas - « le congrès des élus départementaux et régionaux s’est prononcé pour le remplacement du DROM par une collectivité territoriale unique avec des compétences élargies. Or, comme vous le savez également, la LOOM n’est pas applicable à La Réunion au plan statutaire dans la mesure où ses élus se sont déclarés attachés « à ce que l’organisation de leur île s’inscrive dans le droit commun » et cette option a été confirmée par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, relative à l’organisation décentralisée de la République. Ainsi, l’institution du congrès n’existe pas à La Réunion. Ce vide juridique est préjudiciable car il freine toute évolution statutaire dans notre île. C’est dire, chère Ericka Bareigts, qu’il vous faudra en priorité intervenir afin que le « congrès des élus départementaux et régionaux » devienne par la voie législative une institution effective à La Réunion, de nature à proposer à sa population les réformes institutionnelles nécessaires pour la mise en œuvre de l’égalité réelle.
2) En toute logique, vous devez alors aussitôt pressentir, chère Ericka Bareigts, qu’une réforme structurelle clarificatrice et de grande ampleur s’impose en Guadeloupe et à La Réunion en application de l’article 73, alinéa 7, de la Constitution. Cette réforme implique - en ce qui concerne La Réunion - la fusion de la région et du département dans le but notamment de réduire le coût de fonctionnement des services publics locaux et rétablir, en conséquence, l’égalité au plan statutaire avec les autres DOM qui sont déjà dotés d’une collectivité territoriale unique en application de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 : Mayotte depuis le 31 mars 2011, la Guyane et la Martinique depuis le 1er janvier 2016.
3) Dans un autre domaine, vous êtes déjà convaincue - Ericka Bareigts - qu’il faut de surcroît donner à La Réunion les mêmes pouvoirs ou « outils juridiques » que ceux qui sont désormais reconnus aux trois départements français d’Amérique depuis l’entrée en vigueur de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 : vous devez donc reprendre le plus tôt possible - avec le concours du sénateur Paul Vergès qui vous a précédé de 24 heures en ce domaine ! - votre judicieuse proposition de loi constitutionnelle déposée au Palais Bourbon le 11 avril 2013 afin d’obtenir la suppression de l’alinéa 5 de l’article 73 de la Constitution qui empêche le seul DROM de La Réunion de disposer d’un pouvoir législatif et règlementaire par habilitation, selon le cas, du Parlement ou du Gouvernement dans des matières hautement stratégiques comme la culture, l’éducation, la fiscalité locale, l’énergie, les transports publics et - aujourd’hui priorité des priorités - l’emploi des jeunes Réunionnais de moins de 25 ans.
4) Tendre vers l’égalité réelle implique enfin - Ericka Bareigts - que l’État fasse jouer davantage le principe de la solidarité nationale au profit de l’ensemble des collectivités territoriales ultramarines et accepte de transférer aux DROM par la voie législative de nouvelles et larges compétences, notamment dans le domaine sensible de l’emploi, ainsi que de moyens financiers correspondants.
Cette « fusée institutionnelle » à quatre étages n’est elle-même qu’un préalable à la mise en œuvre de l’égalité réelle dans les Outre-mer. Pour conclure, une ultime question mérite d’être posée : aurez-vous - chère Ericka Bareigts - outre votre foi et votre détermination qui sont évidentes, le temps, les moyens financiers et surtout le soutien indéfectible du Président de la République, de son Premier ministre et de l’ensemble des membres du Gouvernement ainsi que l’appui des élus politiques et responsables syndicaux locaux pour mener à bien la noble tâche pour laquelle vous avez été bien tardivement désignée ? Vous seule, dans les mois à venir, pourrez répondre à cette angoissante et terrible question. Bien cordialement.
André Oraison