Le droit des langues ultramarines - 3 -

Lois de la République et droit international : conséquences juridiques sur les langues ultramarines

29 octobre 2004

La réticence juridique de la France face aux langues régionales, évoquée dans nos précédentes éditions, à conduit en 1992 à la modification de la Constitution. Altide Canton-Fourrat, juriste, nous décrit le régime juridique linguistique des collectivités ultramarines.

Le régime juridique linguistique des collectivités ultramarines est défini en partie par la Constitution française et certaines lois particulières.
Le tout forme le droit interne des langues régionales ultramarines. Par ailleurs, le droit international joue un rôle fondamental dans la promotion et la conservation du patrimoine linguistique ultramarin.

1 - Le droit interne des langues régionales ultramarines

Les collectivités ultramarines font partie intégrante de la République française. Par conséquent, les lois linguistiques françaises leur sont applicables sous certaines conditions.
Ces collectivités relèvent de la constitution de 1958 qui dispose en son article 2 : "La langue de la République est le français" (1). La langue officielle pour ces territoires est le français. Cependant, la diversité locale incite au pragmatisme. Ainsi, diverses mesures législatives ont été prises en faveur des régions d’Outre-mer et des autres collectivités.

Toutefois, la loi Deixonne est la première à admettre l’enseignement de langues régionales alors appelées dialectes locaux (2). L’enseignement du corse fut autorisé par un décret du 16 janvier 1974. Un décret de 1981 étendra cette mesure au tahitien et le décret du 20 octobre 1992, aux langues mélanésiennes.

La loi du 11 juillet 1975 relative à l’éducation prévoit qu’un enseignement des langues et cultures régionales peut être dispensé tout au long de la scolarité. La loi Savary relative à l’enseignement supérieur pose en principe que le service de l’enseignement a, en outre, pour mission, la promotion, l’enrichissement de la langue française et des langues et cultures régionales.

De même, des mesures incitatives ont été prévues en matière de médias et culture. Ainsi, un décret du 17 janvier 1990 énonce : "Constituent des œuvres cinématographiques ou audiovisuelles d’expression originale française, les œuvres réalisées intégralement ou principalement en version originale en langue française ou dans une langue régionale en usage en France".

1-1 - La législation particulière des langues des régions ultramarines

La loi du 2 août 1984 relative aux compétences des régions de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion, consacre un titre II à l’éducation, la recherche, la culture et la communication (3).
Les régions de Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion définissent les actions qu’elles entendent mener en matière culturelle... À cette fin, le Conseil régional élabore un programme culturel régional, notamment dans le domaine des langues et cultures régionales, de la littérature, des arts...
L’adoption de la loi d’orientation pour l’Outre-mer (4) entrée en vigueur le 14 décembre 2000 a clarifié la position de l’État quant à la situation des langues régionales ultramarines. Les articles 33 et 34 fixent le cadre juridique des actions des départements et territoires ultramarins.
L’article 33 dispose que "l’État et les collectivités locales encouragent le respect, la protection et le maintien des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales fondées sur leurs modes de vie traditionnels et qui contribuent à la conservation du milieu naturel et l’usage durable de la diversité biologique".
Et l’article 34 de continuer : "les langues régionales en usage dans les départements d’outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation... Elles bénéficient du renforcement des politiques en faveur des langues régionales afin d’en faciliter l’usage". Cette loi confirme que la loi Deixonne n° 51-46 du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux est applicable aux départements - régions ultramarins.

1-2 - La législation spécifique des autres collectivités ultramarines

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité à souveraineté partagée. Cependant, l’article 2 de la constitution y est applicable. Un régime spécifique en matière de langues régionales est élaboré. Il résulte de la loi du 9 novembre 1988 (5), de l’accord de Nouméa de 1998 et de la loi du 19 mars 1999 (6).
Il est prévu que les noms kanaks des lieux seront recensés et rétablis. Les sites sacrés selon la tradition kanake seront identifiés et juridiquement protégés, selon les règles applicables en matière de monuments historiques.
Par ailleurs, les langues kanakes sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. Leur place dans l’enseignement et les médias doit être accrue et faire l’objet d’une réflexion approfondie.

Enseignement obligatoire du tahitien

La Polynésie Française est soumise au droit commun et à un régime particulier. En dehors du droit commun dont il est fait état ici pour les collectivités ci-dessus analysées, l’article 115 de la loi organique (7) portant statut d’autonomie de la Polynésie Française prévoit que le français est la langue officielle ; la langue tahitienne et les autres langues polynésiennes peuvent être utilisées.
La loi du 6 septembre 1984 instituant l’autonomie interne de la Polynésie Française pose le principe de l’enseignement obligatoire du tahitien dans toutes les écoles maternelles et primaires du premier cycle, facultatif et à option au secondaire.

Wallis-et-Futuna, véritable territoire ultramarin, n’échappe pas aux dispositions du droit commun des langues régionales. Les textes nationaux relatifs à ce sujet sont applicable. Les adaptations prévues par la loi n° 61-814 du 29 juillet 1961 conférant aux îles Wallis-et-Futuna le statut de territoire d’outre-mer doivent être appliquées. Aucune disposition particulière n’est prévue en matière linguistique.

La loi 91-428 portant statut de la collectivité territoriale de Corse élabore un titre III propre à l’identité culturelle de la Corse. Aux termes de cette loi, sur proposition du conseil exécutif, qui recueille l’avis du conseil économique, social et culturel de Corse, l’Assemblée détermine les activités éducatives complémentaires que la collectivité territoriale de Corse organise. L’assemblée adopte, dans les mêmes conditions, un plan de développement de l’enseignement dans le temps scolaire. Ces modalités font l’objet d’une convention conclue entre la collectivité territoriale de Corse et l’État.

Protection précaire et parcellaire

À Mayotte, le français demeure la langue officielle. Les dispositions de la loi d’orientation pour l’Outre-mer 2000 -1207 du 13 décembre 2000, trouvent à s’appliquer ici. La promotion et la protection des langues régionales font partie des missions prioritaires dont le Conseil régional a la charge. D’après la loi d’orientation d’outre-mer, la loi n° 51-46 du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux leur est applicable.

Ainsi, par des pas de lutin, la politique linguistique française parsème de petites touches disséminées le paysage législatif des langues régionales, notamment ultramarines de la République. Toutefois, cette protection est précaire et parcellaire. Le droit international est venu compléter le paysage.

2 - Le droit international et la protection des langues régionales ultramarines

La protection des langues régionales est inscrite, en droit international, dans le programme plus vaste du droit des minorités. Cette protection s’adresse aux États signataires. Les collectivités ultramarines étant une partie de la République Française, ces conventions leurs sont également destinées. Toutefois, seul le Conseil de l’Europe a adopté un texte spécifique instituant un traitement différencié aux groupes linguistiques régionaux.

2-1 - Le droit international des langues minoritaires

Plusieurs textes œuvrent dans le sens de la protection des minorités, notamment les minorités linguistiques. Nous citons, sans aucune exhaustivité, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) du 16 décembre 1966 (8), dont l’article 27 reconnaît aux membres d’une minorité le droit d’utiliser sa propre langue.
L’article 13 du Pacte International, relatif aux Droits économiques et sociaux et culturels (PIDESC) du 16 décembre 1966 (9), met à la charge des États signataires l’obligation de faciliter l’éducation des membres de tout groupe minoritaire, notamment linguistique.
La déclaration de principe de l’UNESCO du 4 novembre 1966 opine dans le sens de la protection des minorités, notamment linguistiques.
La Convention de l’Organisation internationale du travail N° 169, relative aux peuples indigènes et tribaux du 26 juin 1989, dit dans son article 3 : "des dispositions doivent être prises pour sauvegarder les langues indigènes des peuples intéressés et en promouvoir le développement et la pratique".
La recommandation 1134 met à la charge de l’État l’obligation de faciliter le droit d’accès des membres d’une minorité linguistique à des formations publiques dans leur langue maternelle (10).
La résolution 47/135 (11) de l’assemblée générale des Nations-unies confirme le droit des personnes appartenant à des minorités linguistiques d’utiliser leur propre langue.

Respect de la diversité

Le droit européen n’est pas en reste. L’article 22 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne stipule que l’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique. Ce respect est fondé sur les dispositions de l’article 6 TUE, relatif au respect des principes de liberté et de démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit au sein de l’Union. En ce sens, le respect de la diversité est essentiel pour permettre l’accès des minorités aux droits fondamentaux.
L’article 22 se fonde également sur les dispositions de l’article 151 CE, relatif à l’action communautaire dans le domaine de la culture, dont les paragraphes 1 et 4 disposent que, dans le cadre de ses actions, la Communauté respecte et assure la promotion de la diversité de ses cultures.
Cette garantie vise donc le respect et le soutien des minorités culturelles ou régionales européennes. Au croisement de ces deux articles des traités, l’article 22 de la Charte devrait garantir le respect de toute minorité culturelle, religieuse ou linguistique dans le cadre de l’Union.
Il existe peu de conventions relatives à la diversité culturelle, religieuse ou linguistique. Seul le Conseil de l’Europe est actif dans ce domaine.
La plus grande innovation en faveur de la protection des langues locales demeure la Charte du 5 novembre 1992 (12). La France a adopté un comportement réservé vis-à-vis des obligations cette convention en s’entourant de précautions.

2-2 - La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la France

La Charte européenne fait l’obligation à l’État signataire qui la ratifie de protéger et promouvoir les langues régionales ou minoritaires ; soit au sens de la charte, "les langues pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’État et d’autre part, des langues différentes de la ou des langues officielles de cet État"... rappelons que cette définition n’inclut pas les dialectes de la langue officielle ou celle des migrants.
Les États qui ratifient la convention doivent faire deux déclarations. Ils doivent indiquer chaque langue régionale ou minoritaire ou chaque langue officielle moins répandue sur l’ensemble ou une partie de son territoire, visée par les paragraphes constituant l’engagement de l’État.
Par ailleurs, ils doivent indiquer les 35 paragraphes ou alinéas, au minimum, choisis parmi les dispositions relatives aux mesures favorisant l’emploi des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique. La France a signé cette convention et a accepté 38 dispositions.
À l’égard de la Charte, l’attitude de la France est des plus réservées. Elle a signé cette convention en s’entourant de précautions, dans la perspective de sa ratification.

Contraires à la Constitution

Ainsi, s’est-elle armée d’une déclaration interprétative. Dans ce contexte, elle interprète la Charte dans un sens compatible avec le préambule de la Constitution, conformément au principe de l’égalité. Cette interprétation confirme que le français est langue officielle.
L’accessibilité des textes législatifs nationaux les plus importants dans les langues régionales et minoritaires ne s’oppose pas à ce que seule la version officielle en langue française des textes puisse être utilisée par les personnes morales de droit public et les usagers dans les relations avec l’administration et les services publics.
Le Conseil constitutionnel considère que cette déclaration tente d’apporter une réponse en considérant qu’elle n’a pas d’autre force normative que de constituer un instrument en rapport avec le traité et concourant, en cas de litige, à son interprétation (13).
La saisine du Conseil constitutionnel par le Président de la République, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, a conféré légitimité à l’attitude de l’État français. Par décision du 15 juin 1999 (14), le conseil a estimé que la Charte comportait des clauses contraires à la constitution. Pour ce faire, le conseil s’est référé aux principes d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français qui s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance.
Il se fonde, en outre, sur la liberté de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et les dispositions de l’article 2 de la constitution, pour conforter sa décision.
Par ailleurs, certaines dispositions de la partie II de la Charte qui confère un droit imprescriptible tant dans la vie privée que la vie publique à la pratique d’une langue régionale ou minoritaire, notamment certaines dispositions de l’article 7, sont réputées contraires à la Constitution, dans la mesure où ces clauses tendent à conférer des droits spécifiques à des groupes linguistiques à l’intérieur des territoires dans lesquels ces langues régionales sont pratiquées.

Conclusion

L’Égalité républicaine a, de tout temps, côtoyé l’altérité ultramarine. Depuis 1946, de par l’institution des départements ultramarins reposant sur l’objectif d’assimilation et celle des territoires ultramarins relevant du principe de spécialité législative, les collectivités ultramarines jouissent toujours d’un traitement différencié. La constitution de 1958 (préambule et art. 72) conserve cette diversité juridique.
L’exception de nécessité locale prévue dans la Convention des Droits de l’homme (15) apporte du ciment à l’institution. L’universalité de la République offerte par la langue française n’est pas antinomique de l’altérité des langues régionales ultramarines. La construction juridique permettant l’expression de l’altérité linguistique dans la République est offerte par la Charte européenne des langues régionales et minoritaires.

L’État de droit français peut, sans préjudice de l’unité nationale, tout en s’ouvrant à l’altérité linguistique, confirmer sa modernité par la modernisation de la gestion des langues régionales. La ratification de la charte offre cette possibilité, même au prix de la modification de la Constitution.

(Fin)

Altide Canton-Fourrat


(1) Constitution de 1958 modifiée par Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992.
(2) Loi N° 51-46 du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement de la langue française (article 11 et 21) et ses décrets d’application.
(3) Loi 84-747 DU 2 août 1984
(4) Loi 2000-1207 du 13 décembre 2000
(5) L 88-1028 du 9 novembre 1988 portant dispositions statutaires et préparations à l’autodétermination de la Nouvelle Calédonie en 1998
(6) Loi 99- 209 du 19 mars 1999
(7) Loi 96- 312 du 12 avril 1996
(8) Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) du 16 décembre 1966 dont l’article 27
(9) Pacte International relatif aux Droits économiques et sociaux et culturels (PIDESC) du 16 décembre 1966
(10) Recommandation 1134 du 1er octobre 1990 relative aux droits des minorités
(11) Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques Adoptée par l’Assemblée générale dans sa résolution 47/135 du 18 décembre 1992
(12)
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l’Europe - signée le 5 novembre 1992
(13) Décision du 15 juin 1999 - conseil constitutionnel - Décision 99-412
(14) Conseil constitutionnel - Décision 99-412
(15) Syméon Kragiannis “l’Aménagement des droits de l’Homme outre-mer : la clause de nécessités locales de la Convention européenne”, RBDI 1995/1 Bruylant - Bruxelles.


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