À propos de la réserve naturelle instituée sur les îles Éparses - 2 -

Une vocation : l’inscription au ’patrimoine mondial naturel et culturel’

3 janvier 2006

Suite et fin de la libre opinion d’André Oraison, professeur de droit public à l’Université de La Réunion, sur le classement en réserve naturelle des îles Éparses.

B) Le champ d’application spatial de la réserve naturelle instituée sur les îles Éparses

L’arrêté édicté en 1975 aux fins de classement des îles Éparses en réserve naturelle se caractérise par une omission : il ne prévoit pas le classement de Juan de Nova ! Cette prétérition s’explique par l’existence d’un projet d’aménagement, à finalité commerciale, présenté par le Club Méditerranée (1) . Mais ce projet a par la suite été abandonné. Il serait donc opportun de compléter l’arrêté de 1975 en étendant le classement des îles Éparses en "réserves naturelles" au récif de Juan de Nova afin de mettre le droit et le fait en harmonie. Cet îlot est en effet logé à la même enseigne que les autres îles Éparses en ce qui concerne la protection de l’environnement. Comme aux Glorieuses et à Europa, il y a en effet à Juan de Nova un gendarme qui est chargé de faire respecter la réglementation inhérente aux réserves naturelles.
L’arrêté édicté en 1975, aux fins de classement des îles Éparses en réserve naturelle, est lacunaire sur un autre point. Seule la partie terrestre des îlots est à l’origine protégée alors même que le classement peut affecter aussi bien "le domaine terrestre que le domaine public maritime et les eaux territoriales françaises". Des périmètres de protection peuvent en effet être institués par arrêté du représentant de l’État sur un territoire déterminé, après enquête publique. Dans ces périmètres, des prescriptions peuvent être imposées sous forme de servitudes interdisant toute activité susceptible de porter atteinte à la réserve naturelle. De fait, 2 décisions administratives très importantes ont été prises au cours de la décennie "90" afin que les eaux ceinturant les îles Éparses soient efficacement protégées. D’abord, par un arrêté en date du 15 février 1994, le préfet de La Réunion dispose que "toute pêche est interdite à l’intérieur des eaux territoriales des îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India". De même, un arrêté du 26 mai 1994 décide que "toute action dirigée de pêche ou de chasse des mammifères marins est interdite dans les zones économiques exclusives... des îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India".
Pour avoir une vue globale de la question de la protection de la faune et de la flore spécifiques aux îles Éparses, il convient d’ajouter que le classement effectif en réserve naturelle des îles Éparses a été judicieusement complété par une interdiction d’aller et venir sur le territoire des différents îlots (II).

II. L’interdiction d’aller et venir sur le territoire des îles Éparses

Il existe une autre spécificité qui s’applique sur les îles Éparses et qui découle d’un second arrêté, en date du 18 novembre 1975. Cet arrêté décide que seul le préfet peut autoriser l’accès et le séjour de quiconque sur les îlots. Dès lors, il importe de préciser le fondement de l’interdiction d’aller et venir sur le territoire terrestre des îles Éparses (A), avant d’envisager les effets d’une telle décision (B).

A) Le fondement de l’interdiction d’aller et venir sur les îles Éparses

Devant le nombre croissant de demandes d’accès et d’autorisation de séjour sur les îles Éparses, le délégué du Gouvernement de la République a été contraint d’établir une directive qui réglemente de manière draconienne l’autorisation d’accès et de séjour sur chacun des îlots. Il s’agit de la directive du 2 septembre 1981. Pour justifier cette politique restrictive d’accès et de séjour sur les îlots et pour lutter contre toute forme de tourisme, 3 arguments ont été avancés par les responsables de la directive.
Le premier est le classement en réserve naturelle des îles Éparses. Dès lors, il faut limiter au maximum la présence humaine sur les îlots si l’on veut assurer une protection efficace de leur environnement. Le deuxième argument est relatif à la responsabilité du Gouvernement dans la mesure où chacune des îles Éparses relève du domaine privé de l’État. À ce sujet, la directive de 1981 observe que "toute autorisation de séjour engage l’Administration". Dès lors, l’éventualité d’évacuations sanitaires, dans des conditions difficiles, doit inciter à la prudence de la part des autorités compétentes pour l’administration des îles Éparses. Le troisième argument consiste à tenir compte des litiges dont sont l’objet les îles Éparses. Toute activité touristique mise en œuvre par la France sur ces îlots aurait pour effet d’aggraver les relations existantes sur le plan politique avec les pays revendiquants. On peut dès lors comprendre la volonté de la France de faire preuve de discrétion à l’égard des îlots.
Depuis le 1er janvier 1982, la desserte des îles Éparses n’est donc possible qu’à titre exceptionnel et toujours avec l’accord exprès des autorités compétentes pour des vols à caractère officiel. Quelles sont alors les conséquences de l’interdiction d’aller et venir sur le territoire des îlots (B) ?

B) Les conséquences de l’interdiction d’aller et venir sur les îles Éparses

L’arrêté du 18 novembre 1975 a pour effet d’empêcher la circulation du public, quel que soit le moyen employé, la divagation des animaux domestiques ainsi que le survol de la réserve naturelle. Par ricochet, il vise à prohiber toutes activités de nature sportive ou économique sur les îlots et dans leurs lagons. Il vise à interdire l’exercice de la chasse ou de la pêche ainsi que les activités agricoles, aquacoles, forestières et pastorales, les activités artisanales, commerciales et touristiques et, a fortiori, les activités industrielles et minières.
Grâce à cette réglementation qui interdit tout forme d’aménagement, les risques de dégradation du milieu naturel des îlots sont très limités. Ces derniers ont ainsi vocation à rester des réserves hospitalières pour leur flore - cocotiers, euphorbes arborescentes, filaos, palétuviers, veloutiers - et des sanctuaires absolus pour les colonies d’oiseaux résidents - fous masqués, fous à pieds rouges et frégates noires - ou migrateurs - flamands roses et sternes fuligineuses - ainsi que pour les tortues marines, protégées par la Convention de Washington du 3 mars 1973 (2) .

Il est ici opportun de rappeler les avatars de la ferme aquacole créée en 1978 à Saint-Leu (La Réunion) par une société spécialisée dans l’élevage des tortues marines de l’espèce chelonia mydas. La ferme Corail avait été autorisée par la préfecture de La Réunion à prélever des juvéniles à Tromelin, à les élever en bassin et à assurer leur commercialisation. Mais à la suite de critiques formulées par les écologistes, une mission d’experts du ministère de l’Environnement, venue contrôler la filière tortue marine à La Réunion, en 1994, a rédigé un rapport critique. Les experts ont constaté que la ferme Corail n’est qu’un établissement d’engraissement d’animaux sauvages au seuil de l’extinction biologique, capturés de surcroît dans une réserve naturelle ! À la suite de ce rapport, une lettre du 29 novembre 1994 émanant du Directeur de cabinet du ministre de l’Environnement a donné des instructions au préfet de La Réunion afin "de faire cesser toute autorisation de prélèvement de tortues juvéniles sur les îles Éparses". Concrètement, il s’agissait d’asphyxier la ferme Corail en amont puisque cet établissement est dans l’incapacité d’assurer la reproduction en ranch des tortues marines.
Depuis le 1er janvier 1995, la ferme de Saint-Leu a dû se préparer à une inévitable reconversion qui est devenue effective le 30 novembre 1997 avec le dernier abattage de tortues marines. Au 1er janvier 1998, la ferme Corail a tourné la page. Vingt ans après sa création, elle a réussi sa reconversion sans pour autant assécher ses bassins. La société qui l’exploitait dans une optique économique a été dissoute pour laisser la place au Centre d’étude et de découverte des tortues marines de La Réunion. Rebaptisée "Kelonia" en 2005, cette structure a désormais pour mission d’assurer la présentation des chelonia mydas au public dans un but récréatif et scientifique (3) . Que dire alors en guise de réflexions terminales ?

Réflexions terminales

L’arrêté du 3 janvier 2005 qui enlève la responsabilité de l’administration des îles Éparses au préfet de La Réunion pour la confier au préfet des TAAF demeure un "pis-aller" dans la mesure où les îlots continuent d’être des "territoires résiduels de la République". Depuis l’entrée en vigueur du décret du 1er avril 1960, les îles Éparses ne constituent pas en effet une collectivité territoriale autonome au sein de la République. Elles ne sont pas davantage intégrées dans une collectivité territoriale existante de la région de l’océan Indien.
Cependant, l’intégration des îlots dans les TAAF a aujourd’hui beaucoup de chance de devenir une réalité en vertu d’un projet de loi ordinaire, "portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’Outre-mer", et plus précisément de son article 10 dont l’objectif est d’actualiser la loi du 6 août 1955, consacrée aux TAAF. Ainsi mis à jour, l’article 1er de ce texte législatif devra être lu de manière suivante : "L’île Saint-Paul, l’île Amsterdam, l’archipel Crozet, l’archipel Kerguelen, la Terre Adélie et les îles Bassas da India, Europa, Glorieuses, Juan de Nova et Tromelin forment un territoire d’Outre-mer doté de la personnalité morale et possédant l’autonomie administrative et financière".

Lorsque ce projet de loi sera voté, les îlots cesseront d’être des "curiosités juridiques". Cependant, leur future intégration dans une collectivité territoriale de la République ne fera pas disparaître leurs spécificités. Ces îlots forment en effet une réserve naturelle. En ce domaine, les résultats obtenus sont insuffisants. De nouveau efforts s’imposent. Sur le plan interne, il convient de classer en réserve naturelle Juan de Nova comme le sont déjà, depuis 1975, Tromelin, Glorieuses, Europa et Bassas da India. Au plan international, la solidarité entre États apparaît également souhaitable. La coopération régionale en matière de protection et de conservation de la faune et de la flore locales doit être menée à bien dans le cadre de la Commission de l’océan Indien. Le principe d’une "cogestion des îles Éparses" - décidé le 3 décembre 1999 lors du 2ème Sommet des chefs d’État ou de Gouvernement des États-membres de la COI - pourrait ainsi prendre tout son sens. Cependant, cette solution politique n’a pas été reprise lors du 3ème Sommet des chefs d’État ou de Gouvernement des pays membres de la COI qui s’est tenu à Antananarivo, le 22 juillet 2005 (4) .

De surcroît, les îles Éparses ont vocation à être inscrites au "patrimoine mondial naturel et culturel" en application de la Convention de Paris, conclue sous l’égide de l’UNESCO le 23 novembre 1972 et entrée en vigueur le 17 décembre 1975. C’est dire qu’elles pourraient se voir attribuer au plan international la qualité de sanctuaires inviolables présentant "une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique" (5) . Les îles Éparses pourraient alors rejoindre dans l’océan Indien occidental 2 dépendances des Seychelles : l’îlot d’Aldabra qui abrite une colonie de tortues terrestres géantes et la "Vallée de Mai" sur l’île de Pralin où l’on peut contempler les vestiges d’une forêt de palmiers endémiques, constituée par les cocos de mer ou cocos-fesses. Dans l’hypothèse où ce label prestigieux et sélectif leur serait accordé, les îles Éparses continueraient à être administrées en tant que réserve naturelle par une autorité nationale. Mais elles le seraient alors sous le contrôle d’une instance internationale à l’autorité incontestable : le Comité du patrimoine mondial.
En conclusion, il est certain qu’une telle inscription des îles Éparses au patrimoine mondial naturel de l’UNESCO aurait pour conséquence principale de rendre moins virulentes les revendications des autorités politiques malgaches et mauriciennes sur les derniers sanctuaires océaniques que constituent dans la région de l’océan Indien occidental les îles Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India.

Étude achevée à Saint-Denis de La Réunion, le jeudi 15 décembre 2005.

(Fin)

André Oraison

(1) Voir Hoarau (A.), “Les îles éparses. Histoire et découverte”, Azalées éditions, La Réunion, 2002, p. 200.
(2) Voir Oraison (A.), "Comment le droit international a sauvé la Chelonia mydas originaire des îles Éparses : de la ferme C.O.R.A.I.L. au Centre d’Études et de Découvertes des Tortues Marines de La Réunion (C.E.D.T.M.)", R.J.O.I., 2001-2002/2, pp. 179-187.
(3) Voir Barra (Th.), "De la ferme Corail à Kelonia", “Le Quotidien de La Réunion”, samedi 7 mai 2005, p. 5.
(4) Voir Quéguiner (Th.), "Troisième Sommet des chefs d’État hier à Madagascar. La COI en quête de dynamisme", “Le Journal de L’île”, samedi 23 juillet 2005, p. 12.


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus