Jean-François Reverzy

Un grand conformisme bêtifiant envahit la scène hospitalière

20 juillet 2007

Vous dites être victime d’une forme d’application aveugle de la réforme hospitalière en cours. Quelles sont ses incidences dans les services de psychiatrie ?

- JFR
 : Il y a actuellement une volonté affirmée du gouvernement de normaliser, voire de liquider la psychiatrie que nous avons connue. L’essentiel de ma vie professionnelle et de mes efforts, je l’ai voué - comme beaucoup de ceux de ma génération - à une psychiatrie communautaire, au plus près de la population et du territoire, respectant la liberté des patients, favorisant leur expression - même lorsqu’elle est aberrante quelquefois -, respectant leur culture et évitant les traitements imposés par la contrainte violente et l’hospitalisation.
Cette psychiatrie est celle de toute une période historique. Vous avez entendu le président critiquer mai 68... Tout ce mouvement de l’après-guerre, qui a prôné une certaine liberté, il faut le ramener dans l’ordre... D’autant que « tout cela coûte cher », disent-ils. On a besoin d’une psychiatrie “sécurisée”, d’hôpitaux prison, d’injonctions thérapeutiques, de psychiatrie biologique.
Il y a deux lignes convergentes : celle vers un nouvel ordre social, tel qu’il se profile au travers des dispositifs des gouvernements pour diminuer les coûts de la santé et de les rentabiliser à l’extrême dans les hôpitaux publics ; et celle d’enjeux économiques et bio-politiques liés aux lobbies de l’hospitalisation privée et de l’industrie pharmaceutique.
On réclame une psychiatrie rentable, biologique, répressive... qui, d’ailleurs, paraît assez séduisante pour le public : des traitements “efficaces”, à moindre coût pour la Sécurité sociale et les usagers.

Comment cela va-t-il se passer dans les services de Saint-Paul et Saint-Pierre ?

La réforme hospitalière a été conçue par un certain nombre d’acteurs médico-administratifs depuis environ 5 ans et vise à rentabiliser l’hôpital sur un modèle nord-américain. Dans ce modèle, le médecin doit produire des actes, qui génèrent des recettes, et l’hôpital ne favorisera ses activités qu’à partir de ces principes. Cela suppose de tout concentrer, donc on supprime des services. Tout ceci est habillé d’un discours “révolutionnaire” : c’est supposé amener la “démocratie”, en supprimant les services et les “chefs” de services - non pas que je veuille les défendre... Mais ceci est supposé amener un système moderne, rentable, un modèle de “rupture”... Et en fin de compte, qu’est-ce qu’on crée ? Un monde de petits chefs toujours assujettis au pouvoir central, qui toucheront éventuellement des primes s’ils rendent de bons et loyaux services à leurs commanditaires.
Alors, la psychiatrie là-dedans dérange, parce que c’est une discipline qui ne peut pas entrer dans ce système. Elle ne peut pas y entrer parce qu’elle est une science approximative, qui est toujours dans l’expérience avec la personne humaine, dans la relation thérapeutique, dans le transfert... Aucun de nos actes n’est véritablement codifiable, encore moins “rentable”. On peut évaluer de ce que nous faisons ; mais avec de nouvelles grilles d’analyse et une organisation originale. Des directeurs d’hôpitaux l’ont dit : s’il fallait appliquer à la psychiatrie la réforme hospitalière, il faudrait trouver des formes différentes à son application. Ce n’est pas ce qu’on fait à La Réunion : nous sommes dans une ultra-périphérie, on applique de manière aveugle des schémas nationaux. Nous sommes aussi dans une “île laboratoire”, et certains gestionnaires ont envie de mettre en application ces modèles-là.

Qu’est-ce que cela va changer pour les patients réunionnais ?

Pour les patients, ce qui se profile déjà est la limitation du nombre de praticiens d’accessibilité. L’encouragement est donné à une psychiatrie de la non-parole, de non-écoute, d’actes qui vont être délivrés de manière unilatérale, reposant sur des modèles biologiques, laissant de côté tout ce qui est d’ordre culturel et social. Ce sont des choses qui n’auront plus droit de parole dans les lieux de rencontres entre les personnes qui souffrent psychologiquement et les praticiens compétents pour les recevoir.

Vous dites aussi que ce qui vous arrive n’est pas un cas isolé. En quoi ?

En effet. Je le vois au travers de courriers syndicaux et professionnels. Il est certain qu’il y a une volonté de normalisation de la psychiatrie. Ici à La Réunion, je pense qu’il y a la convergence de deux facteurs. D’une part, la volonté d’appliquer la réforme hospitalière d’une manière assez aveugle, en ramenant des médecins dociles dans le bercail de nos “nouveaux gouverneurs”. De l’autre côté, il y a les lobbies de l’hospitalisation privée en psychiatrie qui sont importants. Des cliniques doivent s’implanter dans le Sud, des liens se sont déjà tissés entre les décideurs à ce niveau-là pour offrir le modèle assez lisse d’une psychiatrie standardisée, rassurante, de modèle métropolitain... Il n’est pas anodin de voir certains des acteurs se tourner plutôt du côté de l’enseignement de l’expertise judiciaire ou des procédures médico-légales que vers l’anthropologie, la psychanalyse ou les psychothérapies, leviers fondamentaux de l’action en psychiatrie.

Il nous faudrait dire adieu aux travaux sur l’interculturel et ce que vous aviez entrepris entre les îles de l’Océan Indien, par exemple avec votre collège Régis Airault, en poste à Mayotte ?

Régis Airault, que j’ai bien connu à Mayotte, a été en effet le premier à tomber sous les fourches caudines. Ensemble, nous avions permis la création d’un service de psychiatrie à Mayotte. Airault est un garçon d’une expérience très originale - il a travaillé auparavant avec l’Ambassade de France à New Delhi - et il a choisi d’être le premier psychiatre à Mayotte à mettre en place un service de santé mentale. Il l’a fait en axant ce Centre sur l’intégration de la culture mahoraise dans tous les paramètres - de religion, de guérissage... Par exemple, quand on a inauguré le CMP de Mayotte, il a intégré plusieurs tradi-praticiens qui sont venus “consacrer” le lieu. Imaginez cela à La Réunion... Il y aurait des remous ! Il avait institué des séminaires - les mercredis de Mamoudzou - très suivis par la population de Mayotte, d’origine Mzoungoue ou Maoré. Il a fait un extraordinaire séminaire sur les djinn, par exemple, qui avait attiré près de 500 personnes. C’est considérable... On n’a jamais vu cela à La Réunion.
Et ce collègue, à la fois original et très médiatique*, tombe soudain “dans le collimateur”. C’est vrai qu’il y a eu une très forte pression des élus mahorais et des pouvoirs publics, qui voulaient une petite unité de psychiatrie fermée pour tous ces gens “qui dérangent”... pour tous ces “clandestins dont il faut traiter les désordres” ! Airault avait pris souvent position à ce sujet. On lui a signifié, il y a à peu près 1 an, que sa fonction et son rôle étaient remis en question.
Et puis, il y a eu une autre personne, un médecin de l’administration - dont je tairai le nom - un homme de libre parole également, rigoureux... qui a été sanctionné pour des motifs internes à cette administration.
Je ne suis pas étonné d’être le troisième, parce que nous venions tous les trois de Seine Saint-Denis et de l’Essonne, partageant la même philosophie, les mêmes approches, même si Airault est plus jeune que nous.
Que l’on tombe dans le collimateur de ce grand conformisme bêtifiant qui envahit la scène de l’hospitalisation réunionnaise, et de la psychiatrie malheureusement aussi, n’a rien de surprenant.

Les désordres mentaux font peur et peut-être aussi que ce qui fait peur dans votre façon de les aborder, c’est la crainte de voir ceux que l’on dit “fous” réintégrer la société ?

La folie fait peur - c’est un vieux mécanisme archaïque - le fou fait peur parce qu’on s’identifie à lui : on peut, comme lui, verser dans la destruction de soi et la destruction de l’autre ! Or, chez ces personnes, même les formes les plus extrêmes - délires aigus, menaces criminelles, violence ou suicide -, quand on les prend avec la douceur, avec l’amour, avec la compassion, avec un environnement neutre et bienveillant... on voit tous ces états critiques fondre comme neige au soleil.
En 22 ans de pratique à La Réunion, dans un territoire de 200.000 habitants et dans des zones très diverses (de Cilaos jusqu’au littoral), je n’ai jamais connu réellement de malade dangereux. J’ai vu quelquefois des gens qui ont “fé le kouyon” pour parler à la réunionnaise, qui ont commis des actes menaçants ou redoutables, mais je n’ai eu qu’un seul cas de grand malade criminel - genre serial killer psychiatrique... Et encore ! C’est un garçon que je vois très souvent, qui est quelquefois hospitalisé : nous le traitons, il fait partie de notre famille !
Ce dont rêvent malheureusement beaucoup, ce n’est pas cela ; c’est une psychiatrie carcérale, d’enfermement, où l’on ne parle même plus ; on donne des traitements médicamenteux massifs, on pratique des électrochocs... Voilà ce qui fait rêver actuellement les décideurs : une psychiatrie “propre”, qu’on ne voit pas et vers laquelle on va envoyer tout ce qui gêne dans les contradictions de la société réunionnaise... et Dieu sait si elles sont importantes en ce moment.

Propos recueillis par P. David

* Régis Airault est l’auteur de “Les fous de l’Inde”. Tiré de son travail dans le sous-continent asiatique, cet ouvrage a donné lieu à un film qui a fait un certain bruit... Plus récemment est paru “Pouce !” Faire une pause dans sa vie, qui retrace son expérience à Mayotte. Petite bibliothèque Payot, 2002 et 2004.




Lettre ouverte de Jean-François Reverzy

« Des vexations mesquines »

Jean-François Reverzy, ancien Interne des Hôpitaux psychiatriques de Paris et psychanalyste praticien, exerce depuis le 1er mai 1985 au Groupe Hospitalier Sud Réunion, en qualité de psychiatre chef de service. Nommé par concours, il y a 22 ans, il vient de voir cette fonction être remise en question « à une voix près, dans une séance tenue en fin de soirée avec 20 participants ». Dans une lettre à la presse, il dénonce la « médiocrité » de plusieurs « vexations mesquines » dont il est la cible.

Pendant 22 ans, avec son équipe, le docteur Reverzy a inauguré dans l’île une psychiatrie “à visage humain” tournant le dos à l’hospitalisation temps plein et aux procédures les plus redoutées du public : internement, traitement sous contrainte, chambres d’isolement, électrochocs, traitements médicamenteux abusifs. Il estime avoir réussi puisque « la durée de séjour des patients qui fréquentent l’unité basée à l’hôpital de Saint-Pierre tourne aux alentours de 6 jours et pourraient encore baisser. Toutes les mesures médico-légales de placement se limitent à des séjours de courte durée », expose-t-il en préliminaire. « De plus, nous sommes un des rares services à avoir insisté sur la dimension sociale et culturelle de la souffrance psychologique », ajoute le docteur Reverzy, qui est aussi à l’origine d’une quinzaine de colloques dont certains, de renommée internationale, ont été publiés.
Ce succès ne lui a valu ni la reconnaissance, ni les encouragements des pouvoirs publics - DRASS puis ARH. « En témoigne (...) un accroissement très modeste de nos ressources, du personnel paramédical composant nos équipes et de notre équipe médicale. La plupart de nos bases, les centres médico-psychologiques, sont encore installés dans des locaux locatifs, souvent mal placés dans les communes ».
Ses prises de position politiques et ses critiques à la réforme hospitalière lui ont attiré de solides inimitiés jusque dans le cabinet ministériel de Roselyne Bachelot où officie désormais l’ancien directeur de l’ARH, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas brillé, dans l’île, lors de l’épidémie de chikungunya.
« La réforme hospitalière, avec son caractère centralisé et sa volonté aveugle d’évaluer les pratiques et de les rendre rentables sur le plan économique, transforme le médecin en technicien de santé, producteur d’actes qui rapportent des recettes à l’hôpital. Cette orientation est pathogène et contraire aux orientations de notre discipline », déclare le praticien de Saint-Pierre. « La nouvelle gouvernance (...), en faisant miroiter le mirage du futur CHR-CHU, mobilise tous les fantasmes de carrières universitaires et de concentration du pouvoir médical, et chez les administratifs, une augmentation du grade, du statut et du salaire », poursuit-il dans sa lettre.
Cette dernière a d’abord pour objet de faire connaître « les vexations mesquines, voire sordides, accompagnées de certaines manipulations » dont il attribue la responsabilité aux « instances médico-administratives » du GHSR, qui ont remis en cause son rôle de “chef de pôle” et de chef de service.
Jean-François Reverzy ajoute qu’une pétition spontanée, signée par l’équipe de psychiatrie III - une soixantaine de personnes - et par d’autres acteurs de la santé mentale demande à ces dirigeants de revoir leur décision.

P.D.


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Messages

  • Merci au docteur Jean François Reverzy de défendre une médecine psychiatrique à visage humain. Il le faisait déjà à l’automne 1982 quand il défendait les lieux de vie du midi de la France métropolitaine contre une grossière machination politico-policière.

  • est ce que le docteur Reverzy connait L’APPEL des APPELS initié par Roland Gori ?

    c’est un mouvement de résistance susceptible de l’intéresser

    merci de lui transmettre

    • bien sur que le Dr Réverzy connait l’appel des appels !
      On a tout de suite prévenu nos collègues psychiatres
      en métropole de cette réforme
      en cours qui veut faire disparaitre la psychiatrie
      (dixit Antoine Perrin ARH à la Réunion à cette époque)
      Personne ne nous a écouté ni cru
      et nous avons fait les frais (nous et notre famille)
      de ce combat solitaire contre cette vague "négationniste" :
      la nouvelle gouvernance...


Témoignages - 80e année


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