Enfants de La Creuse

’Au nom d’un calcul inhumainement bête et froid’

2 juillet 2005

L’État-bandit se joue des textes, aujourd’hui encore plus ouvertement. La ’patrie des Droits de l’Homme’ bafoue impunément les lois établies en matière de la protection de l’enfant.

(page 5)

Le 22 juin dernier, le commissaire du gouvernement notait que les plaintes déposées au tribunal administratif de Saint-Denis par Maître Damayantee Gobordhun, pour l’affaire “Enfants de la Creuse contre l’État”, étaient bien fondées sur des lois et principes fondamentaux, mais ne relevait pas la responsabilité de l’État français.
"La France nie honteusement son implication dans ce dossier", déplore l’avocate des 10 Réunionnais déportés pendant leur enfance, même si tout porte à croire qu’elle a initié et permis, entre 1963 et 1981, la “déportation” de plus de 1.600 mineurs réunionnais, âgés de 6 mois à 18 ans, pour mener la politique de Michel Debré, nommée “de la migration des pupilles”.
Les conséquences sont avant tout humaines, et le transfert orchestré par Michel Debré émanait d’un calcul purement politique. Répondre à deux urgences, voilà sur quoi s’appuyait.
L’ancien Premier ministre a tenté de justifier cette opération politique inhumaine sur la base de deux éléments : le fort taux de natalité à La Réunion à l’époque, et l’exode rural dans certaines régions de l’Hexagone telles que la Creuse, le Tarn ou encore le Cantal.

Dérives dramatiques

La mise en œuvre de cette politique entraîne vite des dérives dramatiques, qu’explique Jean-Jacques Martial dans son livre "Une enfance volée".
Cet extrait est éloquent. "L’État français avait décidé de s’occuper des orphelins de La Réunion, de les envoyer en France où ils pourraient suivre des études, et même être adoptés. Le gouvernement espérait ainsi faire deux bonnes actions : diminuer la misère qui sévissait dans l’île, d’une part, et repeupler les campagnes françaises qui commençaient sérieusement à se vider d’autre part.
Le problème, c’est que très vite il n’y eut plus assez d’orphelins. Alors les autorités ont décidé de choisir des enfants qu’elles jugeaient abandonnés. On a profité alors de l’illettrisme des gens pour leur faire signer d’un pouce des actes d’abandon, lorsque ceux-ci n’étaient pas carrément falsifiés. De toute manière, les Réunionnais étaient convaincus qu’ils n’avaient pas le droit de s’opposer à l’autorité. Un jour, j’avais sept ans, la 2 CV vint pour moi"
, écrit-il.
Pourtant, l’auteur vivait paisiblement chez sa grand-mère, avec son frère et sa sœur, bien que séparé de ses parents. Ainsi est bafoué l’article 227-8 du code pénal, qui stipule condamner par cinq ans d’emprisonnement et 500.000 francs d’amende, "le fait, par une personne autre que celles mentionnées à l’article 227-7 [NDLR : tout ascendant légitime, naturel ou adoptif] de soustraire, sans fraude ni violence, un enfant mineur des mains de ceux qui exercent l’autorité parentale ou auxquels il a été confié ou chez qui il a sa résidence habituelle".

Déportation ou transfert ?

"Des vies entières brisées, au nom d’un calcul politique d’une logique imparable, mais inhumainement bête et froid...", note Élise Lemai, docteur en psychologie, auteur de "La déportation des Réunionnais de la Creuse", ouvrage publié par l’Harmattan. Un titre sur lequel expriment des réserves, les 3 scientifiques auteurs de "Triste tropique de La Creuse".
En effet, Gilles Ascaride, Corine Spagnoli et Philippe Vitale préfèrent l’utilisation de "transfert" plutôt que "déportation", un terme trop connoté par sa référence historique.
Selon les 3 auteurs de "Triste tropiques de La Creuse", "le terme déportation renvoie à ce que les linguistiques nomment l’intertextualité. La déportation est, pour citer librement Mikhaïl Bakhtine, habitée par des voix autres". Il ne faudrait donc pas utiliser ce terme, mais il existe tant de similitudes entre ses autres voix et le pénible timbre des ex-mineurs de La Creuse.
Je n’entrerai pas dans ce débat sémantique ou historique, bien que je préfère personnellement le terme "déportation", qui semble rendre compte de cette histoire plus équitablement à mes yeux. En effet, je n’oublie pas que ces ex-mineurs, qui témoignent, déclarent avoir vécu ce transfert comme une déportation. Et, "cette déportation doit être révélée, dévoilée...", écrit Élise Lemai.

Qui doit porter la responsabilité ?

Voilà l’important. Dire ce qui s’est passé, raconter ses vies brisées, s’insurger contre la personne "publique" qui a bel et bien initié par la force, ou par mesquinerie, le transport de mineurs réunionnais hors de leur pays natal. Le terme "transfert" est lui, à mon sens, plus nuancé, peut-être un peu chétif, plus "politiquement correct", faible pour rapporter une telle honte. Car il s’agit bien là dans ce dossier de "déportation infantile", interdite par les lois, françaises et internationales.
Reste à statuer sur une question incontournable : qui doit porter la responsabilité ? La France s’exonère totalement des faits et rejette la faute sur le Conseil général de La Réunion, qui par ailleurs est assigné également en justice par maître Damayantee Goburdhun. Le 22 juillet prochain, le tribunal administratif de Saint-Denis rendra son verdict quant à savoir si l’État est responsable ou non.

Bbj

Enfants réunionnais exilés

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