Débat sur les enfants de La Creuse

’C’était une politique du chiffre’

15 juillet 2005

Six livres, un CD, de nombreux documentaires et articles, des assignations en justice... le dossier des enfants de La Creuse, en seulement deux ans, a connu une médiatisation internationale. Pourtant, il reste un constat troublant : l’État s’en moque.

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"Je connais vos difficultés, vos misères", déclarait Michel Debré à la population réunionnaise, en vendant sa formule miracle contre le surpeuplement de l’île de La Réunion : la migration vers la verte patrie. De 1963 à 1982, plusieurs dizaines de milliers de Réunionnais vont se retrouver dans les grandes agglomérations de l’hexagone pour se former à un métier, ou travailler. Tous les moyens étaient alors mis en œuvre pour que les Réunionnais partent, et restent, en France. La migration se fera par le truchement du service militaire, le BUMIDOM ou encore par le regroupement familial. Cette migration était volontaire, et concernait principalement des jeunes majeurs. Pour autant, cette migration reste critiquable. "C’était une politique du chiffre", précise le géographe Wilfrid Bertile. En 1968, il était un des rares à dénoncer une toute autre affaire, celle des enfants réunionnais, soit disant pupilles de la nation, envoyés manu militari vers les foyers de 65 départements, souffrant quant à eux de l’exode rural. Mercredi soir, un débat a été organisé, avec la participation d’ex-mineurs de La Creuse, venus témoigner de cette déportation incompréhensible.

Des éléments troublants

"Vous avez entre vos mains toutes les clés pour faire bien", entend-on sur le CD "Exil" des auteurs Bruno Coquerelle et Mano Gentil et du compositeur Daoud Houmed. Oui, l’État - parce qu’il est bien question de l’État français - dispose de toutes les clés pour faire toute la lumière sur ce dossier, faire le bien envers des adultes brisés par une politique de calcul inhumain. Pour ouvrir le débat, une série de projections est proposée aux 80 participants. Tout d’abord, c’est le très mitigé film de Francis Girod, "Le pays des enfants perdus" qui ouvre le débat. Un film jugé en décalage avec la réalité. "Ce film ne traduit pas le sujet en profondeur", note par exemple José Cotché qui fut déporté avec 9 de ses frères et sœurs en 1966. S’il indique que toute sa fratrie est restée ensemble, il note que ce ne fut pas le cas pour bon nombre de ces enfants perdus, victimes d’un véritable trafic d’enfants, livrés à l’esclavage dans les fermes, à l’appétit sexuel de certains pères adoptifs. Les nombreux témoignages d’ex-mineurs de La Creuse laisseront l’assemblée perplexe, parfois mal à l’aise. "On nous a cramé le cerveau avec cette histoire", "j’ai été déporté, déraciné", "ce qui nous a tué, c’est une immense solitude", "on ne peut pas parler de mobilité pour des enfants qui tètent encore leurs mères", "ils ont pris La Réunion pour un laboratoire", "je voudrais dire beaucoup de choses, mais je ne peux pas, je ne suis pas encore prêt", "ma femme a appris mon histoire il y a seulement 3 ans, comme vous, par la presse". Les faits sont accablants, les propos souvent tenus d’une voix étouffée, serrée. Jean-Philippe Jean-Marie, président de l’association Rasinn Anlèr, raconte par ailleurs comment les enfants seront sélectionnés, selon leurs comportements, leurs couleurs aussi. Et puis, les enfants de La Creuse désignent du doigt celui qui porte la lourde responsabilité dans ce dossier. L’État-voleur, l’État-menteur, l’État-falsificateur, l’État sans cœur.

Voyage ou déportation ?

En 1967, soit 4 ans après le début de la vague migratoire, le professeur Benoist envoyait une lettre au député Michel Debré pour dénoncer la déportation de ces enfants. Déportation, c’est le mot juste selon les ex-mineurs de La Creuse. Pire, ils parlent de rafles, faux et usage de faux. Les témoignages sont éloquents en la matière, parce qu’ils dénoncent des faux actes d’abandon. Arlette, une mère de famille aujourd’hui encore anéantie par cette histoire, raconte que son père l’a recherchée 17 ans durant. "À 65 ans, il est tombé à mes pieds. Il m’a dit : pourquoi tu m’as fait ça, pourquoi tu es partie", raconte-t-elle. Et de poursuivre : "je lui ai dit, papa, pourquoi m’as-tu abandonnée. Il m’a répondu : tu étais ma fille unique, pourquoi je t’aurais fait ça". Pour elle, il ne fait aucun doute que l’État soit le responsable de cette machination, jouant sur l’illettrisme des Réunionnais. D’autres expliquent comment les identités ainsi que les lieux de naissance ont été changés pour brouiller les pistes. Le lecteur attentif ne pourra que faire le lien avec les faits supportés par nos aïeux esclaves, privés de leur culture, de leur histoire. À maintes reprises, on entendra que "tout sera fait pour que le lien avec La Réunion soit rompu". "Le but du gouvernement de l’époque c’était de nous couper de nos racines, de notre culture, de tout ce qui avait un rapport avec notre pays", note Jean-Philippe Jean-Marie. Et puis, il s’agissait de mineurs. José Cotché pose une question intéressante : "Quand on enlève des enfants, qui tétaient encore leurs mères, qu’on les envoie à plus de 10.000 kilomètres de là, comment doit-on appeler cela : voyage ou déportation ?". À chacun de voir.

Procédure contre l’État, et le Conseil général

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2002, les conclusions du commissaire du gouvernement désengagent les responsabilités de l’État français. Pour eux, les documents l’attestent. C’est le département qui a manœuvré. L’État serait entièrement étranger dans cette affaire. "Foutaise", rétorquent les plaignants, appuyés d’ailleurs par le géographe Wilfrid Bertile, qui endossait à l’époque des faits, le mandat de conseiller général. Il signale à l’assistance que "pour que le Département soit responsable, il faut que l’on trouve des délibérations, ordonnant au préfet d’exécuter la politique migratoire". Or, il n’y en a pas selon lui. L’État ne peut aujourd’hui se permettre de se déroger de sa culpabilité, même s’il est indiqué que les Réunionnais ont fermé les yeux "pour des raisons politiques", parce que le Parti communiste réunionnais s’opposait farouchement à cette déportation, par la voix de Bruny Payet notamment. Il doit porter ses responsabilités. Il est coupable. Maître Goburdhun porte cette certitude, et l’a brillamment démontrée dans sa plaidoirie lors de l’audience au Tribunal administratif de Saint-Denis, en juin dernier. "Je ne doute pas d’une issue favorable, ce n’est plus qu’une question de temps", déclare-t-elle. Le tribunal donnera son verdict le 22 juillet prochain, dans une semaine donc. "Aujourd’hui, c’est bien que les gens s’expriment, mais moi ce qui m’importe, c’est la décision du 22", poursuit-elle, en indiquant qu’elle songe également aux voies de recours. Par exemple, elle devrait assigner le Conseil général en justice, puisqu’en désengageant l’État, le commissaire du gouvernement accuse la collectivité d’être l’auteur de la déportation.

Réparation financière ? Dédommagement administratif ?

Mais reste l’entière question de la réparation. Comment doit-elle s’organiser ? Certains, une infime partie des enfants de La Creuse, qui ont bien vécu la migration vers la France, parce que bien intégrés, scolarisés, se défendent de parler d’argent. Pourtant, le rappelle José Cotché, "c’est bien parce que l’on a parlé d’argent que cette histoire a été découverte". Jean-Jacques Barbey, de son vrai nom Jean-Jacques Martial, demandait un milliard d’euros en réparation du mal subi. "Si Barbey avait demandé un euro cinquante symbolique, personne n’aurait entendu parler de cette histoire. Mais en demandant un milliard d’euros, il mettait le doigt sur une grosse affaire. Les gens se diraient, soit il est fou, soit cette histoire est vraie", note José Cotché. Les Français, les Réunionnais, et puis le monde apprenaient que l’État français pourrait être responsable d’une déportation d’enfants. Le coup médiatique ne doit cependant pas cacher une finalité, comment l’État compterait réparer, s’il est tenu responsable. Réparation financière, pourquoi pas. Mais, il faut aussi penser à la réparation administrative. Rendre à chaque enfant leur identité, leur famille. L’État devrait notamment se montrer plus coopératif, en facilitant les démarches administratives, pour retrouver les victimes du convoi des petits réunionnais dans les années 1960 et 1970. Lorita Alendroit-Payet, de l’association ANKRAKE, explique toutes les difficultés supportées par une famille saint-pierroise pour retrouver deux frères, Roland et Gaëtan Payet. Si les deux frères de Marie-Chantal Payet ont été retrouvés - de manière tout à fait personnelle, sans aide du gouvernement français - ils souffrent d’une grande détresse, dépourvus de repères. C’est la raison pour laquelle Gaëtan, le plus jeune, est retourné vivre en France, disons dans les rues de France. SDF, sa misère était devenue plus rude sous le soleil de son île natale, une île qu’il ne connaissait plus. Lorita Alendroit-Payet déplore le manque de moyens mis en œuvre pour que ces enfants puissent revenir au pays, près des leurs. Dans les années 1960, on promettait aux parents, ainsi qu’aux enfants, un billet de retour. Certains pensaient même que les enfants allaient en colonie de vacances, pour ne jamais plus les revoir, ou sinon une quarantaine d’années plus tard. L’État français devrait d’ailleurs rouvrir attentivement ce dossier, des enfants de La Creuse, menant une lecture fidèle, rigoureuse. Encore faudra-t-il faire montre d’empathie, et rendre justice à ces enfants déportés, du 20ème siècle.

Bbj


Motion du Comité dionysien de soutien

Mercredi, un comité de soutien à la lutte menée par les enfants réunionnais de La Creuse a été constitué. Il a diffusé une motion dont nous reproduisons le texte ci-après.

Lors d’une réunion, qui a eu lieu mercredi 13 juillet à Saint-Denis, les participants :

- ont, avec beaucoup d’émotion, entendu de nombreux témoignages ou pris connaissance de documents se rapportant à la tragédie des Enfants de la Creuse.

- ont été scandalisés par le traitement infligé à des enfants exilés sans leur consentement ou celui de leurs parents adoptifs ;

- ne comprennent pas pourquoi on a cherché à étouffer cette vérité en ne donnant aucune information sur ses modalités et en refusant de communiquer aux intéressés les éléments de dossier les concernant ;

- condamnent l’attitude scandaleuse des pouvoirs publics à l’égard des victimes de cette tragédie, et notamment l’avis donné par le commissaire du gouvernement qui, dans une affaire en cours devant le Tribunal administratif, cherche, malgré les faits et les preuves qui existent, à dégager les responsabilités dans ce dossier ;

- exigent que justice soit rendue aux Enfants de la Creuse.
Ils ont décidé de se constituer en un Comité dionysien de soutien qui se donne pour objectif de populariser toutes les initiatives que prendront les Enfants de la Creuse ou leurs organisations pour faire connaître leur drame et pour exiger réparation.
Ce Comité appelle les Réunionnais et les Réunionnaises à manifester leur soutien le plus total.
Ce Comité a élu domicile provisoirement au 83, rue Sainte-Marie, à Saint-Denis.
Adopté à l’unanimité à Saint-Denis le 13 juillet 2005.

Enfants réunionnais exilés

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