Journée internationale des droits des femmes

Féminicides à La Réunion, un indicateur de plus d’une violence sociétale postcoloniale

7 mars 2020, par Patrice Pongérard

« Ce pays aux pulsions destructrices, cette île encasernée sur sa propre défaite avec ce tapage des nerfs dans la tête des fous et dans la nuit des esclaves, avec l’érosion mentale, la crevasse sismique entre les plis de l’inconscient, cette agression du sabre à canne qui coupe la veine populaire du beau-frère, éventuelles femmes enceintes, martèle à coups de galets le rival d’un jour, ce pays-là est celui de la violence cachée et de la désespérance bloquée », Alain LORRAINE

Une étude récente (février 2020) ayant pour objet les féminicides à La Réunion révèle que 49 femmes y ont été les victimes ; le long de ces douze dernières années, classant l’île en troisième position derrière la Guyane et la Corse.
Commandée par l’ORVIFF (Observatoire Réunionnais des Violences faites aux femmes), l’étude a été conduite par le Centre de Recherche Juridique de l’Université de La Réunion et l’IRTS. Le travail de restitution des recherches a reçu un bon accueil du public composé des professionnels du social, des magistrats et autres représentants institutionnels tels que l’État ou le Conseil Départemental. Le traitement des aspects juridiques et sociologiques a amené de nombreuses propositions « pratiques » pour aider les femmes en danger face aux violences conjugales pouvant les exposer à la mort par assassinat de la part de leur conjoint.
L’étude amène plus d’une quarantaine de proposition « opérationnelles » dont l’adaptation du numéro d’urgence aux « spécificités locales » ou encore l’augmentation de la capacité d’accueil aux victimes en danger.

En tant que chercheur je comprends que les limites matérielles ne permettent pas de longs développements, mais le rôle de l’anthropologue est d’observer et d’apporter une analyse critique « à longue vue » faisant varier les échelles d’analyse. Il faut relever l’absence voulue dans le public, des proches des victimes qui de toute évidence sont directement concernés par le choc traumatique engendré par la disparition d’un être cher et le nécessaire, mais lancinant travail de deuil de ces « survivants ».
Pour représenter les victimes, seul était présent Le Collectif de Soutien de La Famille de Vanina Galais Férard, qui avait souhaité assister de son chef à ce rendu d’étude. Certains diront que les responsables et les travailleurs associatifs des structures de « suivi et de prise en charge » sont suffisants pour représenter la voix des proches, mais cette absence du « public concerné » peut interpeller. Ce que Noëline Férard, n’a pas manqué de relever lors des échanges amenant enfin et de facto un débat contradictoire à un statut quo consensuel. En fait cette absence est symptomatique d’un « entre-soi » institutionnel ou l’absence de l’usager fait sens sur la non contradiction d’une étude recueillant les félicitations d’un auditoire tout acquis à ses biens fondés et résultats.

Si Andy Warhol aimait à souligner que l’artiste était assis sur le perron du riche, il semble ici, que la sociologie soit restée soumise et dépendante à la commande publique d’État intimant comme l’exprime le sens commun : « de ne pas faire de vagues ». Sans exiger une socio-anthropologie de la « matrifocalité » des sociétés post-esclavagiste et engagistes, comment les chercheurs de cette étude n’ont à aucun moment abordé la question des causes socio-historiques du phénomène du féminicide ? Comment la généalogie structurelle des phénomènes sociétaux de violence dans notre contexte postcolonial a-t-elle été déniée. Cette approche aurait pu, par exemple apporter des commencements de réponse contextualisées au fait que les classes supérieures échappent largement à l’issue fatale. Question mettant en relation les rapports sociaux d’un « macro-social » clivé et fortement inégalitaire, laissée sans réponses pour ne pas dire éludée par les « spécialistes ». La réalité sociétale des séquelles coloniales reste un point aveugle de ce type d’approches « institutionnelles » qui laissent dans le déni, la compréhension des racines du mal.
Il serait capital de s’interroger sur ces réflexes dominants de l’amnésie des institutions.
Prendre le mal par ses racines, éduquer et socialiser la mémoire des structures sociohistoriques de la violence pour étudier et donner des repères propres à éviter le massacre des innocentes tel est le combat engagé par Noëline Férard, mère de Vanina, étudiante en médecine, assassinée au début de l’année 2018.

Patrice Pongérard,
Anthropologue, Directeur de l’Institut du Développement Indianocéanique, Secrétaire Général de KAS LA SHÈNE, PO LIBÈR NOUT MÉMWAR.

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Messages

  • Merci Patrice PONGERARD pour votre analyse. Comment expliquer que les femmes au sein de ces institutions se taisent face à cette double violence. Celle des maltraitances du conjoint, p’tit père , frère.. etc et celles du traitement inculqué aux victimes par les institutions. Les victimes brillent par leur absence dans les débats . Comment s’appuyer sur les études menées ? Comment les valider ..?

  • Vous avez dit « féminicides » ?

    8 février 2020 : deuxième réunion du comité de pilotage de l’étude des féminicides à La Réunion mis en place par le CR-CSUR (Centre de Ressources de la Cohésion Sociale et Urbaine de la Réunion).
    Il nous est apparu que la Délégation aux droits des femmes a mobilisé, autour de la question des féminicides, le Département et la Préfecture en charge de la cohésion sociale qui ont financé une recherche confiée à l’IRTS (Institut Régional du Travail Social) et au CRJ (Centre de Recherche Juridique). Cinq étudiants en droit ont travaillé avec Cathy Pomart, et 17 autres en sociologie avec Dominique Ramaye. La première réunion du comité de pilotage s’était tenue le 9/04/2019, ce qui fait un délai très court pour l’étude qui était restituée le 8 février sur invitations aux officiels et aux associations. Etaient représentés la justice, la gendarmerie, la préfecture, le département, la déléguée aux droits des femmes, l’IRTS, et pour les associations l’UFR (Union des Femmes de la Réunion), Femmes Solidaires et le Kolektif Vanina Galais. On a beaucoup parlé d’éducation mais il n’y avait aucun représentant de l’Education Nationale, aucune religion non plus. La Ligue des droits de l’homme était là.
    La commande était très précise. La sous-préfète, Isabelle Rebattu a bien cadré les choses. Le président Macron a déclaré, fin 2017, les féminicides « grande cause du quinquennat ». S’en est suivi un « Grenelle des VIFF (Violences Faites aux Femmes) » et une loi Pradier. Il fallait donc aller au rapport. Ainsi a-t-on appris de la bouche du procureur que le 974 est classé 62° pour la délinquance globale, mais 3° pour les VIFF.
    Le rapport sociologique était franchement décevant. Il ne se donnait pour tâche que de décrire les représentations et les discours des personnes concernées par ces drames. Aucun questionnement sur les violences. Rien sur l’histoire. Service minimum pour ne pas faire de vagues. Alors que les travailleurs sociaux -au nombre 500 a-t-il été indiqué- sont en première ligne, on ne connaît rien de leur pratique et de leur expérience accumulée. ‘S’il peut se permettre une critique’, c’est qu’il manque des places d’accueil en urgence : quelle audace ! Quant aux préconisations : on devrait former les associations aux dispositifs mis en place par l’Etat… C’est toujours à la société de s’adapter au « national » : un Etat de droit qui fonctionne à l’envers. Et la dernière : il faudrait une « supervision des intervenants ». Au lieu de les encourager à libérer la parole, à traduire la souffrance sociale pour poser les bons problèmes, on ferait appel à des psys…
    Le rapport juridique a été applaudi car il fait montre d’une implication personnelle de son auteure. 49 dossiers ont été étudiés, de 2006 à 2018. Le féminicide n’existe pas dans le droit, trois autres qualifications ont été retenues : meurtre, assassinat, coups ayant entraîné la mort. Le sexisme n’est pas considéré comme une circonstance aggravante. Cinq hommes ont été victimes et une femme lesbienne auteure. Les tentatives ratent le plus souvent grâce à l’intervention d’un tiers. Les couples concernés sont d’une grande diversité. L’âge est variable. L’addiction est une réalité dans la moitié des cas, mais pas forcément au moment des faits. On est en présence d’un engrenage dont l’historique ne peut malheureusement pas être reconstitué parce que les victimes n’ont pas fait appel à la « médecine légale ». Deux éléments qui me semblent importants ont bien été mis en valeur. Le premier est que ce qui est en jeu c’est que « l’autre vous appartient ». Le second le caractère clastique (comme une éruption volcanique) dans bien des passages à l’acte. Cela nous renvoie directement à l’histoire et aux maladies de la mémoire, même si cela n’a pas été dit par la rapportrice. Une grande variété d’armes a été utilisée. Bien des dérapages se produisent à l’occasion du droit de visites aux enfants. Ce sont les CSP (Catégories Sociales et Professionnelles) modestes voire très modestes qui sont concernées par ces affaires.
    Le débat fut court et très consensuel. Les officiels occupèrent le temps de parole. L’UFR et Femmes Solidaires s’inscrivirent dans cette démarche de l’Etat sans trouver à y redire. On a discuté s’il fallait une loi sur l’emprise. Elle existe déjà, a-t-il été répondu. On a mis en exergue la nécessité de prendre en charge les enfants de ces familles-là. On s’en est remis à l’école pour éduquer sans s’interroger sur ses responsabilités dans cette situation. On a insisté sur le besoin de médiation, mais on n’a pas mis le doigt sur l’enclosement des familles. D’ailleurs, de société et de culture, il ne fut jamais question ce qui est un comble vu le sujet abordé ! Il n’y avait que des victimes d’un côté et l’Etat de l’autre. Qu’elles puissent être victimes de cet Etat ? Cette question friserait l’indécence ! Et pourtant il faudra bien envisager toutes les questions sociétales, dans lesquelles s’insère le drame des féminicides, comme des dégâts directement provoqués par l’assimilation. La répression d’une culture n’est jamais sans conséquence. Il y a des fondamentaux de la vie qui ne pourront jamais être monnayés. Il est temps de faire l’état des lieux et de s’emparer de ces questions qui ont été abandonnées par les politiques. Marie-Claude a pu parler in extremis sur le besoin d’exprimer la douleur des femmes réunionnaises et présenter l’action du Kolektif Vanina Galais. Elle fut la seule à insister sur l’importance de la langue créole pour dire et pour comprendre.

    Philippe


Témoignages - 80e année


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