Conférence-Débat de Jean-Philippe Jean-Marie sur les enfants réunionnais de la Creuse

’Je veux que l’État reconnaisse ce besoin d’enracinement...’

22 août 2005

1963-1976, pendant les années Debré, 1.461 enfants réunionnais sont arrachés de leur terre pour aller peupler le département de la Creuse. Aujourd’hui, l’heure de la réparation a sonné. Elle passe aussi par l’appropriation de cette période dramatique par l’ensemble des Réunionnais.

"Quand vous êtes loin de votre pays, vous n’avez plus de repères, ça commence à tourner dans votre tête (...) Je veux m’enraciner ici et je veux que l’État reconnaisse ce besoin d’enracinement". Jean-Philippe Jean-Marie, président de l’association Rasine anlèr, se départit rarement de son calme comme si rien ne pouvait lui arriver de pire que d’avoir été arraché à sa terre et à ses parents à l’âge de douze ans. Pourtant, quand il évoque son passage au foyer d’Hell Bourg, il ne peut masquer les sanglots dans la gorge et les larmes qui lui montent aux yeux. À l’initiative de Saint-Pierre Avenir, Jean-Philippe Jean-Marie animait une conférence-débat, samedi après-midi, à Pierrefonds.
Et ce genre de manifestation devrait se multiplier à travers l’île. Car il est nécessaire que les Réunionnaises et les Réunionnais s’approprient ce pan de leur histoire contemporaine. Qu’ils s’emparent de ce drame qui a touché 1.421 jeunes Réunionnaises et Réunionnais arrachés de leur île dans les années soixante à l’initiative de Michel Debré, et qui présente des similitudes avec l’esclavage, avec cette “déportation” qu’avaient subi certains de leurs ancêtres venus d’Afrique ou d’Inde.

"Pour faire des études"

Et la partie n’est pas gagnée. "Quand je rencontre des Réunionnais et que je leur raconte cette histoire, ils ont du mal à imaginer ce qui c’est passé (...) Que je devienne un enfant de la Creuse a tenu à un fil", explique le président de Rasin anlèr. Une petite fugue avec sa soeur à la suite du vol de son cartable et l’engrenage administratif s’enchaîne. Impitoyable. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il se retrouve au foyer d’Hell-Bourg. Un an et demi après, malgré les démarches de sa mère, il est embarqué pour la Creuse. "Il fallait remplir les avions", lâche-t-il. Et pour convaincre sa mère, on lui annonce sans vergogne que son fils "pourra faire des études dans des grandes écoles en France".
En fait de grandes écoles, c’est dans une famille qu’il se retrouve où il devra s’occuper de deux enfants handicapés, ce qui ne lui laisse même pas le temps de faire ses devoirs. Et commence l’opération de “démavouzaz” si bien rendue dans le film “Le pays des enfants perdus” de Franck Girardot. "Tout était fait pour nous couper de nos parents", soutient Jean-Philippe Jean-Marie. Il explique qu’il a vécu cette “déportation” comme "une piqûre dont on se réveille longtemps après". Il parle de sa blessure quand, lors d’une rencontre avec des compatriotes, il n’est pas "reconnu comme Réunionnais". Il évoque aussi "comme s’il était responsable de sa propre déportation, la peur d’être considéré comme un délinquant". Parce qu’en plus, on a essayé de culpabiliser ceux qui étaient à l’évidence des victimes. Et puis, quand il rentre en 1987, presque par hasard, c’est la difficulté de renouer avec les parents biologiques.

Étouffement

Ce drame a longtemps été caché. En 1997, alors que Jean-Philippe Jean-Marie s’était adressé au Conseil général, sa démarche a encore été l’objet "d’une tentative d’étouffement". Aujourd’hui, pourtant, trois procédures judiciaires ont été lancées. Une à Paris par Jean-Jacques Martial, une au Tribunal administratif de Saint-Denis par Rasin anlèr et une autre auprès du Tribunal administratif de Limoges par l’association Les Réunionnais de la Creuse. Le Tribunal administratif de Saint-Denis a tenté de dédouaner l’Etat en rejetant la faute sur le Département. C’est méconnaître les conditions politiques des années soixante où Debré - c’est à dire l’État - régentait tout.
Appel a été interjeté de la décision du Tribunal administratif de Saint-Denis. Au-delà des chiffres qui circulent, c’est de réparation dont il s’agit. Mais, comme le souligne dans un discours clair le président de Rasin anlèr, "nous n’avons pas chiffré la douleur, mais le coût de la procédure qui peut durer des années". Il note pourtant que la démarche politique de Michel Debré, c’était "de déplacer certains Réunionnais pour que les autres soient mieux dans une île qui subissait alors une forte pression démographique".
Aussi, au-delà de l’argent, la réparation passe par une appropriation de ce pan d’histoire par la population réunionnaise. Pour rendre justice à ces enfants de la Creuse qui, comme l’a souligné Jean-Max Hoarau, ont été frappés trois fois, victimes de problèmes familiaux, de conditions de vie difficiles et de “déportation”. Il note encore : "On a voulu faire le silence sur cette période comme on a voulu le faire sur la période de l’esclavage et de l’engagisme. Nous devons faire en sorte que cette période dramatique soit connue des Réunionnaises et des Réunionnais".

Correspondant


Débat

"Rèspèk soufrans banna..."

Jean-Philippe Jean-Marie a subi le feu roulant des questions sur la vie des enfants de la Creuse, sur leur demande de réparation, sur leur retour à La Réunion... Un homme se demande si un membre de sa famille considéré comme mort n’a pas en fait été “déporté” vers la Creuse. Il demande l’aide de l’association Rasin anlèr pour éclaircir cette affaire, ôter le doute affreux qui s’est emparé de la famille.
Et puis le débat s’oriente sur le plan politique. Normal. Cette affaire des enfants de la Creuse est hautement politique. Une manifestation du colonialisme quelque vingt ans après la départementalisation. Mais peut-on, comme le fait Jean-Claude Barret, comparer cette “déportation” avec la mobilité vers le Québec, vers les pays de la zone ou vers l’Europe ? Pas certain, même si la mobilité pose et posera sans doute toujours question.
Gélita Hoarau, sénatrice, relève la souffrance des enfants de la Creuse : "D’un seul coup, plus d’attaches avec l’île, plus de repères... Rèspèk soufrans banna". Et elle souligne la voie à emprunter pour arriver à la juste réparation. "Nous avons le devoir, nous citoyens de La Réunion, d’être solidaires. Cela ne demande même pas débat". Et pour cela, elle met aussi son espoir "dans la jeune génération qui lève pour écrire ou réécrire, non seulement ce pan d’histoire contemporaine, mais d’autres encore".

Enfants réunionnais exilés

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