Un système inhumain qui perdure dans les ’ex-colonies françaises’

« La violence en situation coloniale »

14 mars 2013

L’anthropologue Michel Naepels vient de publier à Paris, aux éditions de l’EHESS, un ouvrage de 288 pages intitulé : ’Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)’. Le journaliste Benoît Trépied présente et commente cet ouvrage sur le site laviedesidees.fr depuis le 4 mars dernier, sous le titre : ’Anthropologie de la violence en situation coloniale’. Voici de larges extraits de cet article, avec des intertitres de ’Témoignages’.

Comment produire une histoire du pouvoir et de la violence en contexte colonial qui ne se réduise pas au seul discours de l’État, mais prenne toute la mesure de l’historicité des sources ethnographiques et archivistiques ? M. Naepels répond à cette question à partir d’une enquête de longue haleine en Nouvelle-Calédonie.

Le dernier livre de Michel Naepels n’est pas seulement un ouvrage essentiel dans le champ des études sur la Nouvelle-Calédonie : il constitue aussi et surtout l’aboutissement magistral d’une anthropologie du pouvoir et de la violence en situation coloniale et postcoloniale menée depuis vingt ans, ainsi qu’une proposition concrète de renouvellement de l’écriture des sciences sociales dans un horizon résolument pragmatique.

De Houaïlou…

Dans la lignée de ses travaux antérieurs sur la rencontre entre anthropologie et histoire, M. Naepels nous livre là une œuvre passionnante ancrée dans un terrain singulier, Houaïlou : une commune rurale de Nouvelle-Calédonie qui, au fil de la lecture, apparaît aussi, indissociablement, comme un espace social kanak et océanien, et comme un produit des impérialismes européens et de la colonisation française.

Il décrit d’abord la production d’un espace mondialisé qui émerge au milieu du 19ème siècle à l’intersection de deux « systèmes-mondes » mouvants et instables — l’un océanien et l’autre européen — et qui va progressivement prendre le nom de "Houaïlou".

… aux « pierres de guerre »

L’auteur aborde ensuite les modalités, enjeux et tensions du déploiement de l’emprise coloniale à Houaïlou — dont les techniques répressives comme les représentations de la société indigène sont très directement liées à l’expérience française en Algérie — à partir de deux points d’entrée :

• les multiples usages sociaux des « pierres de guerre » entre la deuxième moitié du 19ème siècle et l’entre-deux-guerres (guerres, conversion au christianisme, collecte ethnographique et muséographique) ;

• les trajectoires des chefs administratifs dans un ordre colonial de plus en plus oppressant, mais aussi de plus en plus complexe (mobilisations militaires et sanitaires, concurrences lignagères, configurations de pouvoir diversifiées entre chefs, gendarmes, missionnaires et colons).

Une gouvernementalité néo-coloniale

La question de la sortie du colonial est abordée dans la deuxième partie du livre. Elle replace l’accession des Kanaks à la citoyenneté en 1946 dans la perspective d’une tentative globale de construction de nouveaux rapports sociaux locaux après l’abolition du régime de l’indigénat, dont témoignent d’intenses mobilisations collectives menées tous azimuts par les mêmes personnes à Houaïlou : militantisme partisan, création d’une coopérative agricole, renforcement des « conseils des anciens » au détriment des chefs, chasse aux sorciers, engagement scolaire et religieux.

Les deux derniers chapitres se penchent enfin sur les processus de production et de forclusion de la violence qui accompagnent l’émergence progressive à Houaïlou d’une « nouvelle gouvernementalité postcoloniale » réorganisant le champ sociopolitique local et pesant sur les corps et les esprits depuis les années 1980. Le chapitre 5 analyse les émotions politiques et les affects subjectifs investis dans l’action violente au moment des « événements » de 1984-1988, et lors de conflits segmentaires liés à la réforme foncière.

Quant au chapitre 6, il examine diverses modalités de construction de collectifs et de mobilisations politiques dans le contexte de décolonisation ouvert par l’Accord de Nouméa (1998).

Non au seul discours institutionnalisé de l’État

Anthropologue reconnu, M. Naepels est aussi pleinement historien au vu de la qualité de ses recherches en archives — tout aussi poussées et minutieuses que son ethnographie de terrain — et de son maniement de la critique interne et externe des sources ; à tel point que son ouvrage nous semble constituer un brillant plaidoyer pour l’unicité épistémologique des (ou de la) science(s) sociale(s).

En tout état de cause, cette "micrologie" a vocation à intéresser autant les historiens que les anthropologues, les sociologues que les politistes : non seulement par les élargissements spatiaux et temporels qu’elle met en œuvre, mais aussi par son ambition foucaldienne de saisir le pouvoir à travers les logiques pratiques de l’action et les processus de subjectivation — jusque dans les « mécanismes infinitésimaux » — plutôt que dans le seul discours institutionnalisé de l’État.

Nouveaux regards

Bien d’autres aspects novateurs de l’ouvrage mériteraient de plus amples commentaires, notamment la démonstration empirique selon laquelle les Kanaks ont autant modelé et utilisé les dispositifs coloniaux à leurs propres fins, que la colonisation ne les a catégorisés et subordonnés. On pense aussi au lien clairement établi entre les formes de gouvernement politique et leurs processus de subjectivation dans les corps et les affects, qui permet de penser la violence dans un continuum allant des émotions intimes à la guerre coloniale, en passant par toute la gamme des violences familiales et domestiques.

Certains pans de la réalité sociale et politique de Houaïlou auraient certes pu être approfondis pour « compléter le tableau »  : par exemple les réseaux de relations entre certains colons et certains Kanaks (voisinage, travail, alliance matrimoniale, intimité affective, etc.), les clivages internes au monde social des colons, ou encore la mobilisation des capitaux scolaires, professionnels et économiques dans la redéfinition des rapports de pouvoir locaux.

Mais outre que ce programme de recherche nécessiterait encore des années d’enquête, il risquerait de confiner à l’illusion de l’exhaustivité monographique. Or, comme le note justement M. Naepels à la fin de son introduction, « il y aurait bien d’autres façons de raconter cette histoire ».


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