Immigration clandestine entre Anjouan et Mayotte

Les ’sans papiers’ intégrés dans l’économie mahoraise

8 novembre 2005

Dans ’Témoignages’ d’hier, nous avons évoqué la montée explosive d’un racisme anti-anjouanais ’sans papiers’ à Mayotte. Pourtant, ces immigrants clandestins sont un maillon essentiel de l’économie mahoraise.

Entre janvier 1998 et octobre 2005, 46.032 étrangers sans papiers ont été expulsés. 8.591 d’entre eux l’ont été en 2004 ce qui représente plus de la moitié des expulsions sur l’ensemble du territoire français. En mettant l’accent sur les moyens déjà déployés par la France pour protéger les côtes mahoraises (vedettes maritimes et radars notamment), Jean-Paul Kihl, le préfet de Mayotte, s’exclame : "nous n’allons pas construire un mur tout autour de l’île". En plus qu’irréaliste, le moyen serait d’autant plus inefficace que la situation économique, sociale et sanitaire de l’Union des Comores ne cesse de se dégrader. Alors malgré le climat anti-Anjouanais sévissant dans l’île aux parfums, malgré les maisons de "sans papiers" saccagées, les étals tenus par les “clandestins” brûlés sur les marchés, malgré la chasse aux enfants de "sans papiers" organisées dans certaines écoles, les kwassas kwassas continuent d’arriver sur les côtes mahoraises.
En ce mois d’octobre 2005, en plein Ramadan, les départs de Domoni, (la commune anjouanaise géographiquement la plus proche des côtes mahoraise) en direction de Mayotte se faisaient au rythme de 2 à 3 par semaine. "On va en faire plus après le Ramadan", note un passeur qui témoigne sous couvert d’anonymat (voir article par ailleurs).
Pourtant selon le gouvernement d’Anjouan, les solutions pour réduire cette immigration massive existent. "Il est évident que l’on pourrait considérablement ralentir le flux d’immigrants pour peu que l’on nous aide à fixer notre population", souligne Mohamed Bacar, le président de l’État autonome d’Anjouan. Il pense principalement à la France. "Par son passé et son action dans l’archipel, à une responsabilité historique vis-à-vis des Comores", commente ainsi Djaanfar Salim Allaoui, ministre de l’Intérieur d’Anjouan.

"Cela coûterait moins cher"

Pour le gouvernement anjouanais, l’aide de la France pourrait se décliner en trois volets. Il s’agit d’abord d’autoriser les agriculteurs anjouanais à aller vendre leur production en Mayotte qui n’est pas autosuffisante en fruits et légumes. "Les gens qui ont une parcelle de terre ici dans leur pays n’auront plus envie de partir ailleurs s’ils sont certains de pouvoir vendre leur production à des prix décents leur permettant de vivre dignement de leur travail", relève le président Bacar.
Le deuxième volet porte sur l’amélioration du système de soins. Les compétences en la matière existent, plusieurs médecins anjouanais sont installés sur place et trois médecins français coopérants travaillent à l’hôpital de Mutsamudu (capitale d’Anjouan), mais par manque de moyens en médicaments et en équipements, ils ne sont pas en mesure de faire face correctement à tous les problèmes de santé. D’où le départ des malades et des femmes enceintes pour Mayotte. "À mon sens, nous aider à mettre en place un service sanitaire de qualité devrait coûter moins cher à l’État français que l’expulsion de milliers de Comoriens", estime le ministre de l’Intérieur.
Enfin le troisième volet viendrait palier le manque de main d’œuvre à Mayotte. "Nous, les Anjouanais, nous n’avons pas peur des travaux durs et pénibles. Nous pouvons être maçons, carreleurs, creuser des soubassements, nous sommes habitués aux tâches pénibles. Mayotte manque de bras dans plusieurs secteurs d’activité. L’État français pourrait autoriser des Anjouanais à occuper légalement ces postes", déclare Mohamed Bacar. "Nous n’avons jamais été opposés à cela. D’ailleurs sachant que le Mahorais n’est pas pêcheur par tradition et que la grosse majorité des pêcheurs étaient des ressortissants comoriens en situation irrégulière, nous avons procédé à la légalisation de leur séjour", rappelle le préfet de Mayotte. Il ajoute que "le cadre législatif français autorise un employeur à recruter légalement un travailleur étranger s’il prouve qu’il n’a pas trouvé sur place un employé répondant au profil recherché". Mais la procédure en question est longue et pas toujours suivie d’effet. La facilité pour les employeurs locaux qu’ils soient métropolitains ou mahorais est d’employer clandestinement... un “clandestin”.

Sous peine de dénonciation

Personne ou presque ne s’en est privé au cours des dernières années. Les champs sont travaillés par des "sans papier", le bétail est élevé par eux, les enfants sont gardés par ces mêmes "sans papier", le ménage est fait par eux. Ce sont eux toujours qui sont employés en grand nombre pour des travaux de BTP (bâtiment et travaux publics) et pour des emplois de service (taxis, serveurs des bars-restaurants etc). Tous travaillent dur pour moins que le salaire minimum local, n’ont pas droit à la revendication sous peine de dénonciation aux autorités et tous font tourner une bonne partie de l’économie locale. "Mayotte a toujours fonctionné avec une économie souterraine et le fait qu’il y est autant de personnes en situation irrégulière relève aussi de la responsabilité des Mahorais eux-mêmes", reconnaît d’ailleurs Jean-Paul Kihl.
Au fil des années, ces travailleurs anjouanais sans papiers se sont tellement ancrés dans le monde du travail que les expulser en masse du jour au lendemain reviendrait à littéralement paralyser une bonne partie de l’économie. Les signes avant-coureurs d’une telle situation sont déjà visibles. Depuis que s’est développé le mouvement anti-"sans papiers" dirigé par Mansour Kamardine - il a appelé chaque Mahorais à "se débarrasser de son clandestin exploité au champ ou dans d’autres secteurs" -, beaucoup d’Anjouanais et, dans une moindre mesure, de Grands Comoriens en situation irrégulière soit se cachent soit regagnent volontairement leurs îles d’origine. Et ils le font en masse.

Les champs sont vides

Du coup, les champs mahorais se sont vidés. Les régimes de bananes vertes, l’un des plats de base de l’alimentation mahoraises, ne sont plus ramassés. Les étals des marchés sont de plus en plus vides, ils étaient occupés par des "clandestins", en panne de maçons, certaines maisons reste en attente de construction quant aux taxis, ils ont tendance à se faire plus rares. Curieusement, alors que les Anjouanais sont souvent accusés de prendre des emplois à la place des Mahorais, il n’y a pas eu afflux de volontaires pour occuper les places désormais vacantes.
"On ne pouvait pas s’attendre à autre chose", commente Saïd Ahamadi, le maire apparenté socialiste de Koungou. "Les Mahorais en mesure de travailler ne sont plus à Mayotte. Attirés par le RMI et les autres minima sociaux, ils sont partis en Métropole ou à La Réunion. Là-bas ils vivent dans des conditions misérables, ils sont en butte au racisme, mais ils s’en fichent, ils préfèrent ne pas revenir ici", analyse le maire. "Les immigrés, en situation irrégulière ou pas, n’ont fait qu’occuper la place laissée vacante par la diaspora. C’est en ce sens que ses travailleurs étrangers sont une chance pour Mayotte. Je ne vois pas ce que l’on pourrait faire sans eux", affirme-t-il. Paradoxalement, beaucoup de Mahorais qui prônent le départ des "sans papiers" reconnaissent que ces derniers sont incontournables dans l’économie locale et affirment ne pas en vouloir aux Anjouanais qui sont leurs frères.
"On nage en pleine schizophrénie", s’exclame Nassuf Djailani, journaliste mahorais pigiste pour le journal comorien "Kashkazi". Les mots sont plus durs dans la bouche du ministre anjouanais de l’Intérieur, "pour certains Mahorais, la seule façon de se prouver à eux-mêmes qu’ils sont français est de s’en prendre à l’Anjouanais", lance ainsi Djaanfar Salim Allaoui.

Laisser du temps

Reste que sous peine de voir l’archipel s’embraser, ressentiments et rancœurs devront pourtant bien s’apaiser de part et d’autre. Contrairement au reste de l’Union des Comores, à l’OUA (organisation de l’unité africaine) et de l’ONU, l’État autonome d’Anjouan ne demande pas la réintégration de Mayotte dans l’ensemble comorien. "Nous respectons le choix des Mahorais", souligne le ministre de l’Intérieur anjouanais. Logique, en 1997 son pays a demandé sans l’obtenir son rattachement à la France. "Nous sommes ouverts au dialogue, nous demandons même instamment la tenue d’une table ronde entre la France, l’Union des Comores et de l’État d’Anjouan. Nous devons absolument trouver une solution offrant à tous les moyens de vivre harmonieusement ensemble", souligne Djaanfar Salim Allaoui. Jean-Paul Kihl note pour sa part "la France n’a pas l’intention de bunkériser Mayotte dans son environnement régional. Des perspectives de coopérations sont en train de se dessiner. Il faut y mettre de la bonne volonté des deux côtés. Il faut laisser du temps pour que les choses se mettent en place".

(à suivre)

o Demain : Interview du ministre de l’Intérieur d’Anjouan : “La France ne peut filer à la française”


Anjouan - Mayotte en kwassas kwassas

Embarquement pour le meilleur ou pour la mort

Les candidats anjouanais à une vie supposée meilleure à Mayotte embarquent à 30 ou 40 sur des barques de pêche. Mortellement dangereuse, la traversée coûte de 70 à 100 euros. Une fortune dans ce pays où le salaire moyen est de 30 euros pas mois.

Par mer calme et avec moins de 5 passagers à bord, la traversée entre Anjouan et Mayotte peut s’effectuer en 2 heures dans de bonnes conditions de sécurité. Cela est rarement le cas. Les candidats au départ s’entassent à 30 ou 40 dans des kwassas kwassas de 6 à 9 mètres. Certains partent les mains vides, d’autres avec de maigres bagages et parfois avec des animaux. Seuls les passeurs ont des gilets de sauvetage. On compte une moyenne de deux naufrages par mois. Il y a rarement des survivants. "Le bras de mer séparant Anjouan de Mayotte est le plus grand cimetière du monde. Cela n’émeut pourtant pas grand monde", s’insurge Djaanfar Salim Allaoui. Il arrive aussi régulièrement que des barques dérivent à la suite d’une panne de moteur ou parce que le passeur s’est perdu. Si la chance est avec eux, les naufragés sont repérés par des avions ou des navires circulant dans la zone et ramenés sur terre, souvent à La Réunion où ils sont ensuite renvoyés à Anjouan. Les moins chanceux dérivent à l’infini mourant de soif et de faim les uns après les autres. Il y a quelques années une barque est arrivée en Somalie après avoir dérivé pendant plus d’un mois. Seuls trois de la quarantaine de passagers ont survécu.
Les candidats au départ pour une vie meilleure connaissent les risques qu’ils encourent. Ils partent quand même. Pour travailler, pour se faire soigner ou pour accoucher. Dans ce dernier cas, les mamans repartent rarement aux Comores s’accrochant à l’illusion que leur enfant étant français par droit du sol, elles finiront elles aussi par obtenir leur naturalisation ou une carte de séjour.

"On nous renseigne de Mayotte"

Les "clandestins" versent aux passeurs entre 70 et 100 euros, une fortune dans ce pays où le salaire moyen est de 15.000 francs comoriens (30 euros) et où les fonctionnaires sont payés tous les 4 ou 5 mois. "Les gens économisent pendant des mois", raconte le passeur confortablement installé dans son salon doté d’une télé grand écran, d’un lecteur de DVD, d’un magnétoscope, d’un ordinateur dernière génération et d’une grosse paire de jumelles. "On surveille les côtes quand on approche de Mayotte", dit-il en expliquant que son réseau est bien organisé. Installés à Mayotte, des membres du réseau surveillent quotidiennement les patrouilles maritimes des forces de l’ordre françaises. Par téléphone, ils renseignent les passeurs à Anjouan sur les heures de rondes et sur les circuits. "La police française en change souvent mais on est toujours informé", affirme le passeur. En fonction de ces renseignements, le débarquement des kwassas kwassas se fait tout au long des côtes. "Avant on allait surtout à M’Tzamboro (Nord de Mayotte - ndlr), c’est la plage la plus proche d’Anjouan et la plus sûre pour l’accostage. Mais maintenant le coin est trop surveillé alors on va ailleurs, mais c’est moins facile pour accoster", dit encore le passeur. Un danger ultime après tous ceux encourus lors de la traversée. "Une fois au moment de l’embarquement à Domoni, une grosse vague a retourné l’une de mes barques et deux enfants sont morts", se souvient le passeur.

"À demain"

Il dit avoir arrêté les traversées. Pas à la suite de l’accident, mais "parce que je perdais trop de barques. Les gendarmes à Mayotte m’en ont brûlé deux ou trois après les avoir interceptées. Je ne pouvais plus faire de passages".
D’autres continuent. La clientèle ne manque pas, y compris chez les "sans papiers" expulsés de Mayotte. "À l’aéroport, il y a souvent des taxis qui attendent l’arrivée des expulsés. Ils sont à peine sortis de l’avion que les chauffeurs leur proposent de les conduire à Domoni où un départ de kwassa kwassa est programmé pour le soir même ou le lendemain et quelques heures après leur expulsion, ils sont de retour à Mayotte", souligne Antufi Mohamed, coordinateur de la radio-télévision d’Anjouan (RTA). Les anecdotes sur le sujet sont nombreuses. "À l’époque où des bateaux faisaient encore du transport de passagers entre les îles, les "sans papiers" étaient reconduits à Anjouan par bateau. Aux Mahorais qui assistaient à leur départ du port de Longoni (le port en eau profonde de Mayotte - ndlr), les clandestins criaient régulièrement :"à vendredi pour la grande prière"" se souvient un agent portuaire. Il ajoute : "de fait, plusieurs d’entre eux étaient de retour à Mayotte le surlendemain. Certains portaient encore les mêmes vêtements qu’au moment de leur expulsion".
Ne répondant pas aux normes de sécurité françaises, les bateaux assurant la rotation entre les 4 îles ne sont plus autorisés à embarquer des passagers à Mayotte. C’est donc par avion que se s’opèrent les reconduites à la frontière. Le lundi 17 octobre sur la piste de Pamandzi (l’aéroport de Mayotte), en montant dans le petit avion de Comores Aviation, un jeune Anjouanais en séjour irrégulier lançait aux policiers de la PAF (police de l’air et des frontières) surveillant l’embarquement : "allez bonne journée, à demain". C’est sans doute loin d’être une simple bravade.


Retours massifs à Anjouan ou en Grande Comore

"Les gens ont été atteints dans leur dignité"

Par peur d’exactions régulièrement commises ces derniers temps, depuis mi-octobre, les vols de Comores Aviation, la compagnie assurant tous les jours la rotation unique vers Anjouan avec un avion de 44 places, affichent complet pour plusieurs semaines. Les Boeing 777 d’Air Austral qui relient Mayotte à Moroni (Grande Comore) deux fois par semaine étaient eux aussi bien remplis (Air Austral a arrêté depuis ses liaisons en raison de problèmes sur la piste de l’aéroport de la Grande Comore). N’étant pas aux normes françaises de sécurité, les trois bateaux assurant la liaison entre les quatre îles de l’archipel n’ont pas le droit de transporter des passagers, mais remplis à ras bord de fret - bagages, meubles, appareils électroménagers, voitures -, et toutes les semaines, ils quittent Mayotte pour Anjouan et la Grande Comore. Ces Comoriens n’ont pas d’emploi sur place et cela inquiète grandement les autorités d’Anjouan. Pauvre parmi les pauvres, l’île, qui compterait plus de 260.000 habitants selon le gouvernement, ne sera pas en mesure d’accueillir l’arrivée massive de sa diaspora.
Mais "les gens ont été atteints dans leur dignité, ils ont ressenti le fait qu’on leur demande de partir comme une manifestation de racisme. Ils préfèrent rentrer chez eux. Ils partent pour ne plus revenir. Certains ont même cotisé pour permettre à des moins fortunés de prendre l’avion et de faire transporter leurs meubles par bateau", commente une jeune mahoraise travaillant dans la fonction publique.

Réfugiés

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